La dévaluation du franc CFA, un scénario impossible à exclure

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Visages masqués, des centaines de jeunes armés de gourdins déferlent dans le quartier du Plateau, à Dakar. Scandant des slogans hostiles au chef de l’État, les manifestants prennent la direction du palais présidentiel et saccagent tout sur leur passage. Malgré les nuages de gaz lacrymogènes, les forces de l’ordre ont du mal à contenir la vague. Les affrontements sont violents et causent la mort d’au moins quatre policiers et un civil. Les militaires prennent finalement position autour du bâtiment de la radiotélévision, et des blindés légers font leur apparition à certains carrefours de la ville.

Ces événements, assimilables à des émeutes de la faim, se sont déroulés le 16 février 1994. Les Sénégalais protestaient contre l’explosion des prix, conséquence d’une décision historique prise un mois plus tôt. Ce fameux 11 janvier 1994, il est 20 h 50 lorsqu’Antoine Ntsimi, le ministre camerounais des Finances, visiblement épuisé par quarante-huit heures de négociations, s’assied, face caméra, entouré d’une forêt de micros. À sa droite, Michel Roussin, le ministre français de la Coopération, le toise, bras croisés. Antoine Ntsimi lit alors un communiqué annonçant la « décision » des quatorze chefs d’État et de gouvernement des zones Uemoa et Cemac de « modifier la parité franc CFA ».

Traumatisme

Du jour au lendemain, la valeur du billet est divisée par deux. Conséquence immédiate, le prix des produits importés, comme l’essence ou la farine, double mécaniquement. D’Abidjan à Yaoundé en passant par Libreville, la situation est vécue comme un traumatisme. « Après le boom de la démocratie, nous voilà dans le krach de la dévaluation. Le tout, imposé par les capitales occidentales, devenues plus que jamais maîtresses de notre destin », résumait L’Union, le quotidien gouvernemental gabonais.

C’est la conclusion de mois, voire d’années de rumeurs et d’hésitations. À l’époque, les économies des zones franc vont mal, très mal. Les cours des matières premières sont au plus bas et les taux d’intérêt en dollars augmentent. La part de l’Afrique dans le commerce mondial décline. Les pays de la zone ne parviennent plus à rembourser leurs dettes. Ils ont parfois des difficultés à payer les fonctionnaires. Les ajustements structurels du FMI n’ajustent rien, les réserves de change sont au plus bas, les capitaux fuient la zone et, face aux impayés, les institutions de Bretton Woods ferment finalement le robinet. Appelée à la rescousse, la France conditionne tout appui budgétaire à un programme du FMI. Mais l’institution conditionne tout programme à une dévaluation. « Les chefs d’État n’ont pas eu le choix. Le décès du charismatique Félix Houphouët-Boigny, le 7 décembre 1993, qui était farouchement opposé à une dévaluation, a achevé le processus », raconte l’économiste togolais Kako Nubukpo.

Arriver à un taux crédible Contraints et forcés, les quatorze présidents finissent par accepter l’inacceptable. « Il fallait arriver à un taux durablement crédible, un taux qui réellement autorise et stimule le retour des capitaux ainsi que les investissements étrangers. C’est la raison pour laquelle ce taux a été choisi », expliquait alors le Français Michel Camdessus, directeur général du FMI.

Malgré son coût social particulièrement élevé, l’opération est un succès d’un point de vue macroéconomique. « Les importations, devenues plus chères, ont chuté. Dans le même temps, les exportations devenaient concurrentielles. La balance des paiements s’est rééquilibrée », explique l’économiste malien Modibo Mao Makalou.

Trois décennies plus tard, le spectre de la dévaluation continue de hanter les nuits des dirigeants des zones franc CFA. Car les mêmes causes produisant les mêmes effets, un tel scénario est impossible à exclure totalement. Et ces derniers temps, la rumeur enfle, alimentée par les discours souverainistes qui agitent l’Afrique de l’Ouest. « Attention aux prophéties autoréalisatrices, la valeur d’une monnaie repose aussi sur la confiance qu’elle inspire », prévient un investisseur ouest-africain sous couvert d’anonymat.

Néanmoins, le « franc CFA est une monnaie trop forte, surévaluée d’environ 10 % », estime Kako Nubukpo, qui poursuit : « Même si à court terme, l’option d’une dévaluation semble être exclue, nous sommes dans une situation qui, à certains égards, pourrait rappeler celle qui prévalait en 1994. Les critères de convergence ne sont plus respectés depuis 2021 et il y a un dérapage budgétaire dans de nombreux pays de la zone. Par exemple, le déficit budgétaire du Sénégal a pu dépasser 10 % du PIB. »

 Situation alarmante

La situation est encore plus critique dans la zone Cemac. Dans la sous-région, la croissance tourne au ralenti, l’inflation se maintient à un niveau élevé, le surendettement menace et les réserves de change baissent petit à petit. Conséquence : le 16 décembre dernier, Paul Biya a réuni ses pairs à Yaoundé à l’occasion d’un sommet extraordinaire pour répondre à ces « signaux d’alerte préoccupants ».

Abebe Aemro Selassie, le directeur Afrique du FMI, ainsi que Thierry Marchand, l’ambassadeur de France au Cameroun, étaient également présents lors du sommet. Un tour de table qui n’est pas sans rappeler celui qui avait eu lieu trente ans plus tôt. « Aucun ajustement monétaire n’est à l’ordre du jour », s’est néanmoins empressé de préciser le communiqué de la présidence camerounaise, alors que plusieurs médias locaux avaient agité le fameux chiffon rouge de la dévaluation. De fait, la réunion des chefs d’État d’Afrique centrale n’a pas débouché sur une telle décision.

Cours des matières premières au plus haut

Les conditions sont-elles réunies pour que la crainte devienne réalité ? « Pour qu’une monnaie soit solide, il faut l’équivalent d’environ trois mois d’importations en réserve de change », rappelle Modibo Mao Makalou. Au terme de l’année 2024, les réserves de change des pays de la Cemac se sont établies à environ 10,2 milliards d’euros, en baisse de 5 % sur un an. Cela correspond à 4,4 mois d’importations, contre 4,9 mois à fin 2023. Côté Uemoa, la couverture des importations par les réserves de change est passée de 3,4 mois en 2023 à 3,7 mois en 2024.

Dans son dernier rapport sur la politique monétaire, la BCEAO estime que ces réserves devraient même monter à 4,5 mois d’importations d’ici à la fin de l’année. La zone commence à bénéficier de l’augmentation des exportations de pétrole et de gaz, notamment grâce à la mise en production en Côte d’Ivoire, au Niger et au Sénégal.

Autre argument qui semble exclure l’option d’une dévaluation, les cours de la plupart des matières premières sont à leurs plus hauts, à l’image de l’or et du cacao dont la Côte d’Ivoire et le Ghana sont les premiers producteurs mondiaux. Enfin, l’Afrique de l’Ouest affiche des taux de croissance parmi les plus élevés de la planète. « Non seulement une dévaluation est improbable mais surtout elle n’est pas nécessaire, tranche Bruno Cabrillac, directeur général de la Fondation pour les études et la recherche sur le développement international (Ferdi). Les banques centrales prennent les mesures qu’il faut pour éviter ça. De nombreux pays des deux zones ont des accords avec le FMI qui prévoient justement un renforcement des réserves de change. »

Risque d’éclatement de la zone franc

En 2016, les six pays membres de la Cemac, confrontés à une forte baisse des cours du pétrole et des réserves de change qui approchaient dangereusement les deux mois d’importations, étaient pourtant passés tout près d’un « réajustement de la parité monétaire ». « Ils avaient deux options sur la table : la dévaluation ou le programme avec le FMI », se souvient Bruno Cabrillac, qui fut aussi administrateur pour la France à la BEAC.

Conscients des troubles sociaux qui provoqueraient une dévaluation, les chefs d’États ne semblent même pas avoir envisagé la première option. « Le contexte actuel est beaucoup plus tendu qu’en 1994, analyse Kako Nubukpo. Les conséquences politiques d’une dévaluation seraient incomparables. » Alors que les pays du Sahel et le Sénégal de Bassirou Diomaye Faye ne cachent pas leur volonté de se départir de ce symbole de la colonisation à plus ou moins long terme, une dévaluation pourrait précipiter l’éclatement de la zone monétaire.

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