Des indépendances sans décolonisation !

0
Les pères de l'indépendance

La politique ininterrompue de répression menée par l’armée française dans les colonies sous la IVème République visait à empêcher l’ouverture de plusieurs fronts simultanés de la même ampleur que ceux de l’Indochine et de l’Algérie. Pourtant une partie des élites politiques et administratives se rend progressivement compte que cette stratégie ne pourra suffire à empêcher un embrasement généralisé si l’on s’en tient au statu quo colonial d’avant-guerre. Pour éviter de tout perdre, on imagine de renouveler les formes de la domination sous un habillage plus libéral, afin de préserver l’essentiel des intérêts français en Afrique, et de pouvoir également y maintenir une présence militaire.

Pour la Tunisie et le Maroc, le dénouement est plus rapide : pour sauver l’Algérie française, on leur accorde l’indépendance dès 1956. La même année est mise en place la loi-cadre du ministre Defferre, préparée par Messmer, qui est alors son directeur de cabinet, et soutenue par Houphouët Boigny. Elle institue notamment le collège électoral unique et instaure des gouvernements autonomes en AEF et en AOF, dans le cadre d’un pouvoir impérial maintenu. Il n’est pour l’instant aucunement question d’indépendance. Mais en 1957, une première colonie britannique, le Ghana, obtient sa liberté. Une nouvelle architecture est donc proposée l’année suivante, et adoptée par référendum en même temps que la Vème République : la Communauté franco-africaine, définie au titre XII de la Constitution, dont l’article 77 stipule notamment : « Le domaine de la compétence de la Communauté comprend la politique étrangère, la défense, la monnaie, la politique économique et financière commune ainsi que la politique des matières premières stratégiques », et l’article 86 : « (…)un Etat membre de la Communauté peut devenir indépendant. Il cesse de ce fait d’appartenir à la Communauté. » Seule la Guinée fait « sécession » selon le mot de De Gaulle. Les autres pays africains sont invités plus ou moins fermement à voter « oui », fraudes électorales, intimidations et corruption à l’appui quand c’est nécessaire. La Communauté repose sur une architecture administrative exceptionnelle qui a été élaborée de la manière la plus antidémocratique qui soit. Son président « formule et notifie », selon les termes choisis par De Gaulle lui-même, des décisions qui ne sont pas mineures. Ainsi, en matière militaire, on prolonge les dispositions de l’Union française : « L’armée chargée de la défense et de la Communauté est une. Elle est placée sous une organisation unique de commandement » et « à la demande d’un chef de gouvernement, des éléments de l’armée peuvent être appelés à concourir au maintien de l’ordre public. » Autrement dit le « maintien de l’ordre » colonial reste contrôlé par la métropole… Même en 1958, la transition vers l’émancipation formelle des colonies est loin de faire consensus parmi les autorités françaises, si l’on en croit Alain Plantey, l’un des principaux architectes de la Communauté. Les indépendances sont pourtant accordées deux ans plus tard par De Gaulle, moyennant certaines dispositions qui les videront de leur contenu. Des accords de défense et de coopération signés en contrepartie des indépendances verrouillent le maintien d’une domination militaire française au sein de la Communauté, à laquelle les Etats nouvellement indépendants peuvent continuer d’appartenir en vertu d’une modification constitutionnelle opérée en 1960. Malgré de multiples révisions constitutionnelles depuis, la Communauté et ses dispositions relatives à la défense commune ne seront abrogés qu’en 1995. Enfin, pour plus de précautions, les indépendances sont confiées à des hommes de confiance, respectueux du maintien des intérêts français. La répression des mouvements de masse vise à briser les organisations opposées au colonialisme, et à les priver de leurs cadres militants. La politique de terreur et la corruption permettent aussi de retourner certains leaders influents, comme Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, et de s’assurer de leur fidélité. Quant à ceux qui s’obstinent, ils font l’objet d’une élimination pure et simple par les services secrets français, qui multiplient les opérations dites « homo », pour « homicide ». Ainsi, pendant la guerre d’Algérie, l’organisation « La Main rouge » sert de couverture au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) pour éliminer, entre autres, les soutiens du FLN. Rien qu’en 1960, Constantin Melnik, alors coordinateur du renseignement auprès de Messmer, ministre des Armées, confessera 135 opérations. Les agents sont puisés dans le 11e Choc, le bras armé des services secrets, composé de militaires de la Coloniale. Sont ainsi éliminés des leaders de premier plan, juste avant ou juste après les indépendances, comme le Tunisien Ferhat Hached, assassiné en 1952, les Camerounais Daniel Um Nyobé, tombé au maquis en 1958 ou Félix Moumié, empoisonné en 1960 à Genève, le Marocain Ben Barka, enlevé à Paris en 1965, le Tchadien Outel Bono, éliminé en 1973 à Paris… « La décolonisation du Cameroun sera aussi atypique que sa colonisation : la France accordera l’indépendance à ceux qui la réclamaient le moins, après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus d’intransigeance », relate P. Messmer, qui fut l’un des principaux artisans de cette politique. Le cas du Cameroun n’est malheureusement pas une exception. En Côte d’Ivoire, Houphouët ne réclamait pas non plus l’indépendance. Au Gabon, Léon M’Ba militait en faveur de la départementalisation de son pays. Au Mali, de Gaulle affirme au sujet du transfert de souveraineté : « Comme cette transformation est de droit, qu’elle ne comporte pour nous aucun dommage, qu’elle ne fait que modifier la forme et nullement changer le fond de la solidarité franco-africaine, nous l’acceptons volontiers ». Pour accorder l’indépendance à l’Algérie, de Gaulle attendra encore jusqu’en 1962, le temps de reprendre en main une armée coloniale qui y est viscéralement hostile. Si les accords d’Evian définissent des conditions néocoloniales encore plus sévères que pour les pays d’Afrique noire, celles-ci ne seront toutefois pas appliquées intégralement. Afin que les dirigeants choisis puissent continuer à lutter contre la « subversion », les Constitutions africaines sont rédigées par des juristes français sur le modèle de la Ve République. La Constitution française est en effet pourvue d’un fameux article 16, voulu par De Gaulle, qui permet au Président d’exercer des « pouvoirs exceptionnels » si les institutions ou le territoire sont menacés « d’une manière grave et immédiate ». Si l’éventualité d’une dictature est ainsi prévue par la Constitution française, son exercice est néanmoins subordonné, dans le texte, au respect de quelques minces garde-fou. Les copies africaines, en revanche, ne s’embarrassent pas de tels détails : les hommes placés par la France à la tête des nouveaux Etats se voient dotés d’une caution juridique pour l’exercice ordinaire des pouvoirs exceptionnels et du recours aux forces armées pour la répression. Quoi de plus naturel pour des chefs d’Etat qui restent encadrés par l’armée française, quand ils ne sont pas tout simplement issus de ses rangs ?

La Rédaction

 

Commentaires via Facebook :