Malgré de multiples pressions administratives, huit cents délégués étaient à Bamako le 18 octobre 1946. Le Rassemblement démocratique africain qui allait naître marquerait de son empreinte toute la décolonisation française. Mais l’union que devait sceller le congrès n’était déjà plus qu’un rêve.rn
Si j’ai accepté de présider votre congrès… Notre congrès ! Interrompent en choeur des dizaines de délégués.
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Je dis "votre congrès", insiste le Soudanais Fily Dabo Sissoko, hôte de Bamako, chef lieu du Soudan français (Mali), et président dudit congrès qui va devenir constitutif du Rassemblement démocratique africain (RDA) et qui s’est ouvert la veille, vendredi 18 octobre 1946. Je dis "votre congrès" parce que c’est une manoeuvre communiste. Moi, je suis Français et traditionaliste. Je ne veux pas être communiste !.
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Moment décisif de la décolonisation française qui s’amorce et qui ce que personne n’oserait alors prophétiser – sera achevée quatorze ans plus tard, moment initial très fort d’une véritable genèse, moment, à la fois, de prise de conscience et d’expression de la volonté d’émancipation des peuples africains, ce rendez-vous de l’histoire n’est pas exempt d’équivoque ; la solennité qui devait être sienne est entachée de médiocrité. Comme l’indique l’attitude de Fily Dabo Sissoko, c’est aussi le moment d’un grand naufrage, celui de l’unité que l’on croyait, un mois plus tôt, à portée de main, et qui ne sera jamais renflouée. A Bamako, ces jours là, prend naissance le mouvement irrésistible vers l’indépendance, et il porte en germe la balkanisation.
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En cette année 1946, l’Europe ne fait guère qu’émerger de la tragédie sans précédent de la seconde guerre mondiale. L’avant veille de l’ouverture du congrès de Bamako, dix grands criminels de guerre de nazi ont été pendus à Nuremberg ; leurs cendres, avec celles d’Hermann Goering qui s’est suicidé, ont été dispersées dans l’Isar comme pour conjurer la malédiction.
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La France panse ses blessures. L’enthousiasme de la libération y a été miné par les vieux démons ressuscités des querelles partisanes, Charles De Gaule a démissionné. Les Français supportent mal la persistance des restrictions et des tickets de rationnement, de la crise de logement, des difficultés de transport. Par lassitude, ils viennent d’adopter, le dimanche précédent 13 octobre, le deuxième projet de constitution qui leur a été soumis et à l’élaboration duquel une quarantaine d’élus d’Outre-mer, dont les leaders qui siègent aujourd’hui au bord du Niger, ont été associés.
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L’Empire français, lui aussi, a souffert de la guerre. Les tirailleurs ont versé leur sang pour la libération de l’Europe. En A.O.F. (Afrique occidentale française), les Européens ont, très majoritairement, adhéré à l’idéologie réactionnaire et raciste du régime de Vichy. Les gouverneurs en ont profité pour aggraver certains caractères parmi les pires du système colonial, et d’abord le travail forcé.
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Dans les textes, ce travail forcé imposé aux indigènes de colonie différait pue des "prestations" auxquelles les habitants de la métropole étaient encore astreints, sous la IIIè République, pour des travaux communaux, même si la plupart des contribuables s’en libéraient en espèces. En réalité, dans certains territoires, l’administration en usait pour fournir aux colons une main-d’oeuvre quasi gratuite qui ressemblait fort à des esclaves.
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En Côte d’Ivoire, des milliers de travailleurs agricoles du Nord, surtout mossis et sénoufos, étaient déplacés dans les plantations du Sud. A partir de 1941, le mouvement s’amplifia. Simultanément, les colons obtinrent l’appui de l’administration dans leur concurrence avec les planteurs africains.
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Ceux-ci produisaient déjà 45% du café, et 92% du cacao de la colonie. Or le kilo de café leur était payé 3 F et celui du cacao 2,60 F, contre, respectivement 5 F et 4,50 F aux Blancs. Comme cette discrimination ne suffisait pas, on les arracha à leurs cultures pour les envoyer, au titre du travail forcé, cultiver les terres des colons ; sous prétexte de mesures phytosanitaires, on détruisit certaines de leurs plantations. En 1943, l’illustre Jean Rose , président de la Chambre d’agriculture d’Abidjan, que nous retrouverons, fit attribuer une prime de 1 000 F par hectares aux plantations de plus de 25 ha. Il précisa que cette allocation serait ramenée à 500 F pour les quelque cinquante Africains qui exploitaient un domaine de cette importance, au motif …"qu’ils n’ont pas de frais de vacances en France et qu’ils ne mangent de pain". Dès lors, le mouvement revendicatif d’abord économica-social et bientôt politique va prendre racine dans le terreau des injustices coloniales les plus flagrantes : le travail forcé et les discriminations dont, plus que tous autres, souffrent les planteurs.
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En 1943, l’A.O.F. rallie la France libre. Le gouverneur André Lattrille, nommé à Abidjan par René Pleven, commissaire aux Colonies du Comité français de libération nationale (CFLN) d’Alger, et son chef de cabinet, Lambert, proche du Parti communiste, vont encourager les Africains à s’organiser face aux colons nostalgiques de Vichy. Les principaux planteurs ivoiriens Joseph Anoma, Gabriel Dadié, Georges Kassi, Marcel Laubhouët… créent, le 3 juillet 1944, le Syndicat agricole africain (SAA-. Astucieusement, ils porteront à leur présidence leur benjamin, Félix Houphouët Boigny, qui, chef de canton d’Akoué et promoteur de l’Association des chefs coutumiers, à l’oreille de la nouvelle administration et sera en mesure de déjouer les manoeuvres prévisibles des colons auprès des autorités coutumières.
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Le 7 août, le CFLN autorise la création de syndicats dans les colonies ; le 8, le SAA est officiellement reconnu. Le Syndicat, comme on dit, voit sa représentativité se répandre, comme une traînée de poudre, autour d’un noyau baoulé, dans toute la basse Côte d’Ivoire. A la fin de l’année, il compte huit mille cinq cent quarante huit membres. Il passe un accord avec la SCOA (Société Commerciale de l’Ouest-africain) pour lui vendre la production de ses adhérents sans intermédiaire. Il retient une partie de la plus-value ainsi dégagée pour acquérir du matériel. Il s’attache à prouver la rentabilité de l’agriculture indépendamment du travail forcé en recrutant des ouvriers qui sont payés 10 F par jour (contre 3,50 F chez les colons) et se partagent, en outre, un tiers de la récolte de cacao et deux cinquièmes de celle de café.
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Dès l’année suivante, la dynamique ainsi libérée devient politique. En août 1945, pour l’élection municipale d’Abidjan, se crée un Bloc africain qui allait élire une liste ne comportant aucun blanc. "Le nationalisme naissant, dira plus tard Houphouët, était antiblan."
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La guerre mondiale est finie. La France va se donner des nouvelles structures politiques. Dans le sillage de la conférence de Brazzaville de février 1944, elle donnera une représentation politique aux "sujets" de ses colonies. Une commission, présidée par l’Antillais Gaston Monnerville et à laquelle participent deux membres du cercle Présence africaine, le Dahoméen (Béninois) Sourou Migan Apithy et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, prépare les modalités selon lesquelles, à côté des "citoyens", ils vont élire, les 21 octobre et18 novembre 1945, des représentants à l’Assemblée constituante.
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En Côte d’Ivoire, le SAA a pris une telle importance que ses registres d’adhésion vont servir de base à l’élaboration des listes électorales. Mais les colons ont obtenu le rappel de Latrille ; le gouverneur intérimaire Mauduit va exécuter une série de manoeuvres contre le candidat désormais le plus populaire du second collège, Houphouët Boigny. Il suscite contre lui de nombreuses candidatures, principalement, en Haute-Volta (Burkina Faso) alors intégrée au territoire ivoirien et plus peuplée que celui-ci, celles de Tenga Ouédrago et de Ouezzin Coulibaly. Le premier, vieillard illettré de la cour de Mogho Naba et qui n’a qu’une crainte, celle d’être élu, fera le plein des voix des Mossis. Le second, fondateur en 1937, avec le Soudanais (Malien) Mamadou Konaté, du Syndicat des instituteurs, se désistera en faveur de Houphouët Boigny après une entrevenue improvisée avec lui, dans un train, par le Sénégalais Doudou Gueye, médecin à Agboville. Mis en ballottage au premier tour par des manipulations des urnes, le futur président de la Côte d’Ivoire est élu au second.
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Au Sénégal, le premier collège, qui comprend les habitants de Saint-Louis, Dakar, Rufisque, et Gorée, élit le socialiste Lamine Gueye, le second collège un professeur nouveau venu en politique et appuyé par Guèye, Léopold Sédar Senghor;
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Au Soudan-Niger, qui forme une seule circonscription électorale, il y a douze candidats au premier tour. Au second, Fily Dabo Sissoko est élu, avec plus du double des voix , contre Mamadou Konaté en faveur duquel se sont désistés Ibrahima Sall, Modibo Kéïta et Hamani Diori.
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En Guinée, où les associations ethniques font campagne, c’est aussi le candidat du gouverneur, soutenu par l’Amicale peule Gilbert- Vieillard, Yacine Diallo, qui est l’élu du second collège. Au Dahomey – Togo c’est Sourou Migan Apithy ; au Gabon et Moyen-Congo, le très populaire Jean-Félix Tchicay (et Gabriel d’Aboursier au premier collège) au Cameroun, Douala Manga Bell ; au Tchad-Oubangui… un officier français, le colonel de Boissoudy.
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Emergeant ainsi, élus ou non, la plupart des Africains dont le destin sera désormais lié à l’évolution de l’Union française et à la décolonisation.
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A suivre
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Source JA
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