L’orpheline avait compris qu’elle n’était que la proie de redoutable désir de sa famille d’accueil de lui marier de force. Remontant du gouffre, elle s’évadait à la faveur des ténèbres de la nuit, bébé au dos, valise à la main.
Sétou paraissait d’une humeur agréable mais ce n’était peut-être qu’une façade mondaine. En supposant même qu’elle eût un caractère exécrable, ce n’était pas grave ! Ali se sentait capable d’affronter tous les démons et de risquer les désagréments d’un mariage forcé.
A aucun moment, il ne fût question pour Sétou d’envisager d’aimer véritablement celui qu’on venait de choisir pour mari attentionné. Ali en revanche n’exigeait pas d’elle qu’elle l’aimât d’un amour sincère. Il lui demandait tout simplement quelques égards. A quoi bon de bousculer les choses ? Elle saurait se monter raisonnable après une première maternité. Comme elle était sous la contrainte d’apporter régulièrement sa présence au lit, lui ne manquait de faire son devoir de mâle. Et l’enfant qui allait naître de cet amour était censé donner du piment à son bonheur naissant. Ali était incapable de se souvenir des raisons profondes de son entêtement à l’avoir pour femme, en dehors de sa fraîcheur physique et de sa voix agréable presque musicale… Il n’était pas sot. Il souriait discrètement à la simple vue de la jeune orpheline qui a élu domicile chez sa cousine mariée à Sélingué. Ali savait que l’argent ouvrait les portes les plus rébarbatives, donc glissait dans la main de ses hôtes des présents faits de billets de banque, de téléphone, etc. avant de prendre congé d’eux. Ce n’était pas sans une idée arrêtée d’obliger Sétou à raccompagner le visiteur au milieu de la nuit. Son calcul était d’une implacable simplicité : tôt ou tard, la proximité créée l’habitude qui se traduirait conformément à son vœu par une union des deux êtres. C’était une éventualité qui risquait de se produire un jour, paraphait l’époux de la cousine.
Le couple décidait de modifier la trajectoire de la vie de Sétou pour l’adopter rapidement à leur vue. Un soir, à la fin du repas, la question lui était brutalement posée : « que dirais-tu si Ali demandait ta main ?». La gazelle – comme l’appelait affectueusement ses cousins et cousines à plaisanterie en raison de sa taille filiforme frisant les 2m10 – en eut le souffle coupé, pendant cinq bonnes minutes, avant de se décider à répondre courtoisement. « Je n’ai pas réfléchi à cette possibilité ». Ces paroles prononcées ensemençaient les graines de l’espoir, ou du moins fortifiait leur désir. « Mieux valait un Ali d’une largesse inégalée qu’un autre ! ». La cousine recevait la réplique en pleine figure. Sétou réussissait à réunir tout son courage et laissait échapper le mot susceptible de provoquer une blessure profonde voire mortelle : « jamais ».
Jouet d’une hallucination
La suggestion était d’autant très maladroite qu’à aucun moment elle n’était tombée amoureuse de cet homme de 35 ans, avec qui elle n’estimait n’avoir rien de commun. Tout les séparait. Le jeune homme paraissait un nain à ses côtés et était adepte d’un islam rigoriste qui justifiait ses remontrances faites sur les tenues de midinette alors qu’elle voulait croquer la vie à pleines dents. Les tenues vestimentaires – notamment le port du hijab – qu’il tentait vainement d’imposer à l’orpheline de 21 ans achevaient d’envenimer des relations déjà compliquées. A telle enseigne que sa silhouette devenait un repoussoir : celle d’un parvenu par tout ce qu’il avait de répugnant, qui ne se contentait pas de l’accepter comme telle, mais poussait le bouchon loin jusqu’à lui suggérer de changer de garde-robe au nom d’une idéologie. Aussi, la gazelle pensait être le jouet d’une hallucination, lorsque sa cousine et son mari enjolivaient cette pression forte de transformation de son prétendant. Peut-être, il y avait une pointe d’égoïsme dans une cette façon de voir sa future épouse s’habiller, mais quels sont les hommes qui n’ont jamais été égoïstes ?
Sétou évitait de plus en plus de raccompagner son prétendant, prétextant tantôt de douloureux maux de ventre, tantôt de vertiges persistants. Sa cousine n’y voyait qu’un caprice de jeune fille qu’il fallait vite corriger en hâtant le mariage. Ali s’étouffait de joie. Son visage triste de ces derniers jours prenait subitement l’expression d’un homme à qui on venait d’annoncer qu’il avait gagné 15 millions de F CFA à la loterie. Epouser Sétou était le plus merveilleux de ses rêves. Ce serait pour lui une façon élégante d’entrer dans le cercle fermé des hommes de son village ayant réussi la prouesse de marier une Bamakoise. Dans l’imagerie collective locale, les femmes de la capitale donnaient envie, prédécédées d’une solide réputation de bonnes cuisinières, à l’opposé des villageoises au postérieur et jambes présumés durs comme du roc.
Le sentiment d’Ali ne pouvait que s’amplifier et il n’eut plus que des attentions charmantes pour celle qui se montrait de plus en plus réticente à ses avances amoureuses. Elle ne décrochait plus ses appels, ce qui devait décourager le monsieur qui finirait par prendre ses distances. Mais, au contraire, il éprouvait un besoin irraisonné de l’aimer sans arrière-pensée. Ce n’était pas chez lui un sentiment d’amour ordinaire mais une passion aveugle pour celle qui possédait toutes les qualités d’une femme complète.
Cris stridents
Les choses allaient vite. Les fiançailles laissaient présager le mariage religieux célébré deux semaines plus tard, un jeudi, dans l’après-midi. Conformément aux us et coutume, les mariés passent la nuit ensemble. Sétou avait sacrifié à l’usage. Elle s’allongeait sur le lit, passait en revue tous les dédales de l’affaire. Ali ne tardait pas à la rejoindre. Auparavant, il s’était préparé à ce test majeur et s’était juré tout bas de se montrer à hauteur de l’événement. Des aphrodisiaques seraient d’un apport inestimable. A force d’en ingérer, l’envie le disputait à la précipitation. Sans préliminaires, il brulait de passer à l’acte. Mal lui en avait pris. Sa tentative s’était heurtée à la force herculéenne de Sétou décidée à ne pas se laisser faire. Violemment repoussé, Ali atterrissait sur le sol. Un second, puis un troisième essai aussi infructueux que le premier. Il en concluait que le cœur de son amour était comme un cheval mort. A la force s’était substitué des promesses de cadeaux dont la somptuosité allait crescendo au fur et à mesure qu’elle lui résistait : bijoux, 50.000 F, moto X-1…
N’en pouvant plus, alors que le zinzin se durcissait, il expliquait au téléphone à la cousine l’étendue de sa déconvenue. Immédiatement, celle-ci se fiait à l’expertise de son mari qui arrivait en trombe avec un gros fouet en main. Les coups pleuvaient, les cris déchiraient le silence de la nuit. Aux cris stridents succédaient ceux étouffés, puis des gémissements de moins en moins audibles. Personne ne volait à son secours. Ni ses beaux-parents dont les bruits secs de la fermeture de leur porte de chambre signifiaient bien qu’ils ne dormaient pas à cette heure, ni les voisins dont le silence pouvait être interprété comme un accord tacite à une punition méritée, ne pointaient le bout du nez. L’orpheline manquait de voix, toute retraite était coupée ; l’homme- au- gros-fouet avait pris soin de refermer à clé la porte après lui. Elle cédait.
Ali à bout de souffle, tenaillé par l’urgence du besoin, tant les aphrodisiaques avaient accompli leur œuvre, se jetait de tout son poids sur elle dès qu’elle s’était débarrassée de la culotte. Sans gêne, sous les yeux approbateurs de son sauveur, il accomplissait le premier acte sexuel. Cependant l’excitation était à son comble. Levant les yeux vers son bienfaiteur, d’un signe de tête celui-ci acceptait qu’il poursuivît ce qu’il avait entamé. Ali fût long, trop long. Fatigué de rester longtemps débout, l’homme-au-gros-fouet perdait patience. « Dis-donc, tu n’arrêtes pas toi ? A ce rythme-là, tu finiras par la tuer en une nuit ». N’eut été cette brillante intervention, Ali allait rattraper en une nuit tout le retard accusé dans la redécouverte du bonheur charnel qu’il avait perdu depuis des lustres, rigueur religieuse oblige.
« Goûtes voir s’il a le goût du miel »
Le lendemain, tôt le matin, la femme comblée de bonheur retrouve, suivant encore les usages, la chaleur de sa famille. Sétou reprenait pieds dans la demeure du mari de sa cousine. Mais pas avec le même état d’esprit. Rien ne pouvait être comme auparavant. Une nuit avait suffi pour remplacer ses yeux de jeune fille à ceux d’adulte qui avait eu le feu au ventre. Le mari de sa cousine était témoin oculaire de cet acte, voire l’instigateur. Il avait vu son sexe, ses seins pointus, ses fesses, entendu ses plaintes quoique qu’elle s’était efforcée de les étouffer. Morte de honte, elle se réfugiait dans sa chambre à coucher, et ne se décidait à y sortir que lorsqu’elle était assurée que ce dernier n’était pas dans la maisonnée. Et Ali ? Elle avait cessé depuis la fameuse nuit de ne plus lui revoir et s’interdisait de lui adresser la parole. Combien de temps avait duré cet isolement ? Sétou ne saurait le dire, encore moins sa cousine ou Ali.
Sa cousine entreprenait un dimanche de mettre fin à ce « cinéma ». Elle en rajoutait une couche supplémentaire au supplice qu’elle avait subi. « Mets ton doigt dedans et goûtes voir s’il a le goût du miel ». Puisque Sétou ne se décidait pas à le faire, elle ressortait, puis revenait avec le même gros fouet qui avait servi et qui était venu à bout de sa résistance la nuit du mariage religieux. Elle s’écriait, croyant dur comme le fer que sa cousine allait s’en servir. Ses souvenirs étaient encore trop vivaces pour envisager un instant le claquement du fouet sur son corps. Les traces étaient encore visibles bien qu’elles passaient tous les jours la pommade. « J’ai invité Ali à venir. Je compte sur toi pour ne pas le décevoir. Sans quoi, ce manche de fouet pourrait faire œuvre utile ».
Ali se pressait à la porte de la chambre, oubliant de frapper, il surprenait Sétou qui changeait de tenue dans la perspective de lui réserver un accueil moins conflictuel. A la vue de son corps, Ali n’avait pas pu se retenir. La gazelle voulait bien se débattre, mais la menace de sa cousine l’en dissuadait. Très enthousiaste, Ali en venait à la conclusion hâtive d’une métamorphose, quand la cousine lui retenait un instant, histoire de satisfaire sa curiosité. « Sois patient, Sétou finirait par t’aimer. Un enfant solidifie un couple. Tu es un homme averti ! ».
« Un début de grossesse »
Le sentiment de pudeur s’effaçait devant un autre infiniment plus agréable : elle était contente de sentir la délicatesse de son mari qui, sans la questionner, avait fini par deviner ses difficultés de trésorerie et donnait des billets de banque et d’autrezs présents. Ne disait-on pas que l’argent avait tout pouvoir ? Sétou en avait fort besoin pour la suite des événements. Elle se montrait encore plus silencieuse que d’habitude et l’atmosphère de leurs relations redevenait pesante, malgré tous les efforts qu’elle faisait pour paraître gaie et heureuse. Avait-elle des ennuis de santé ? De temps en temps, elle rendait en partie ou en totalité ce qu’elle mangeait. Au point de convaincre Ali de lui conduire en consultations. « Un début de grossesse » annonçait gaiement le médecin. Sétou sentait le ciel s’écrouler sur sa tête. Dans son cœur sincère, un affreux dégoût remplaçait le faux-semblant. Sa démarche calme et ferme était à l’image de ses pensées. Sa décision était prise. Elle fuyait l’enfer. Juste le temps d’accoucher, puisqu’elle n’envisageait aucunement de mettre un terme à sa grossesse, un acte jugé contraire à ses convictions morales et religieuses. A sa demande, la date du mariage civil, était repoussée, renvoyée à deux mois après accouchement.
En attendant, elle remuait ciel et terre à la recherche d’un point de chute. La chance lui souriait. Une ancienne camarade d’école, vivant avec ses parents dans un quartier de Bamako, acceptait de partager avec elle le gîte et le couvert. Profitant de l’obscurité de la nuit, à grandes enjambées, Sétou traversait les champs en friche, bébé solidement attaché au dos, valise en main, avant de retrouver son complice qui guettait, au pied d’un arbre, son arrivée pour démarrer la moto. Le voyage fût long. Mais le vent fouetteur signifiait la liberté recouvrée.
De son lieu de retraite, elle apprenait qu’Ali avait une tête d’enterrement sitôt la nouvelle tombée et subodorait ses beaux-parents d’être mêlés à sa disparition. S’ensuivaient des palabres qui annihilaient toute coordination des recherches. Les uns et les autres étaient occupés à se jeter réciproquement la responsabilité de la disparition et évitaient même de se rencontrer lors des événements sociaux : baptême, mariage, décès, entre autres.
Georges François Traoré