L’homme est une étrange créature. Il ne perd jamais la faculté d’espérer, même lorsque qu’il n’a pas de réelles raisons d’être optimiste. Chez nous au Mali, cette faculté est décuplée par notre culture de l’arrangement qui est aussi forte que notre cousinage à plaisanterie, le fameux « sinanku ya ». Pour nos compatriotes, ou plus exactement pour la majorité d’entre eux, il n’y a pas de situation inextricable que l’on ne puisse dénouer avec un bon compromis, quitte à tordre le cou aux principes et à emprunter des chemins non balisés. Ce fond culturel de l’arrangement explique pourquoi certaines choses se sont passées lors du procès de la « bande des trois ». Ce procès aurait pu en effet donner aux détenus, qui apparemment n’avaient plus rien à perdre, la possibilité de se livrer à un règlement de compte dangereux pour le nouveau pouvoir. Mais les prisonniers s’abstinrent de toute révélation embarrassante. Pourquoi cette réserve alors que leurs anciens compagnons ne les avaient pas du tout ménagés après leur arrestation ? Pourquoi ce demi-silence alors que leurs propos étaient retransmis en direct à la radio nationale et qu’ils auraient pu causer des dégâts irréparables ? Bien sûr, il y eut parfois des éclairs de révolte. Lorsqu’on essaya de le bousculer lors de son interrogatoire, Niguèlin rappela qu’il avait tout en tête (il fit le geste de se toucher le front) et qu’il était imprudent de secouer un sac de piment. Quant à Tiéni il fit savoir que, ayant occupé de très hautes fonctions et par conséquent, le sens de l’Etat lui interdisait de révéler certaines choses même pour sauver sa tête. Il n’y a qu’une seule explication à cette réserve. Visiblement, les détenus avaient conclu un arrangement qui leur laissait espérer sinon une remise en liberté, du moins une condamnation modérée ou un adoucissement de leurs conditions de détention. Il n’existe pas de preuve formelle d’un tel arrangement. Mais un soldat du Camp para affecté à la garde de Niguèlin et de Tiéni rapporta plus tard un épisode assez étrange. Il a le souvenir d’un matin où l’ancien chef de la sûreté de l’Etat s’était levé très tôt. Niguèlin, son compagnon d’incarcération dormait encore. Tiéni avait tiré une chaise et s’était assis sur le seuil de sa cellule improvisée. L’aube pointait à peine et il n’y avait personne à proximité, sauf ce jeune soldat qui bouclait son tour de garde et attendait d’être relevé. Tiéni s’adressa au garde de manière impromptue. La sentinelle raconta qu’il avait eu l’impression que le prisonnier célèbre qu’il gardait ne cédait pas à une simple envie de bavarder. Mais plutôt au désir de laisser sortir des choses qu’il avait sur le cœur et qui visiblement lui pesaient. Lors de son long monologue, Tiéni indiqua que Niguèlin et lui avaient les moyens de causer s’ils le voulaient, de gros soucis au Chef, car ils possédaient suffisamment de munitions pour cela. Mais ils ne le feraient pas, car tout le monde serait perdant dans un tel cas de figure. Le Chef verrait son prestige détruit à jamais et eux seraient exécutés sans délai. Avec un petit sourire, Tiéni demanda au soldat de bien tendre l’oreille, car ce qu’il allait entendre relevait du secret d’Etat. Il lui dit que pour éviter que le procès soit nuisible à tous, Niguèlin et lui avaient passé un accord avec le boss. Tiéni s’abstint de donner à son interlocuteur des détails sur ledit accord, il se limita à dire que tout le monde trouverait son compte dans un tel arrangement. Le soldat, qui relata quelques mois plus tard l’épisode à un groupe d’amis, déclara sans hésiter que la prison avait rendu fou l’ex-lieutenant-colonel. Car pour lui il était tout simplement incroyable que des personnes, qui étaient devenues ennemies et qui avaient des intérêts diamétralement opposés, puissent même envisager conclure un pareil compromis.
« TOI, TU N’ETAIS PAS LA » – Pourtant, tout laisse croire que cet arrangement avait eu lieu. Et qu’il ne fut pas respecté par tous. Quand les prisonniers furent transférés à Tombouctou après le « procès politique » dont le verdict avait été accablant pour eux, Tiéni déclara devant certains de ses geôliers que le respect de la parole donnée se perdait, surtout chez les hommes qui laissaient leurs épouses avoir le dernier mot. Il lança d’un ton provocant que lui, tout prisonnier qu’il était, avait un sort plus enviable que ceux qui se croyaient libres et qui allaient désormais être dirigés par une femme. Tiéni l’ignorait encore, mais au moment où il faisait ces déclarations, il vivait ses dernières semaines de bonne santé. Il allait par la suite connaître un enchaînement de crises de plus en plus fréquentes. Mais revenons au procès politique. Une semaine avant son ouverture, une réunion très restreinte se tint autour du Chef à sa résidence. Outre Horokonlo s’inquiéta de savoir s’« ils » allaient se taire il y avait Sumalé, Dula et Djamané. Il lui fut répondu que c’était acquis. « Rien n’est vraiment acquis avec ces gens là », grommela Horonkolo. Alors Sumalé, d’ordinaire si calme, perdit brusquement patience. Il prit un ton dur pour faire taire l’opportuniste. Il lui dit en le regardant droit dans les yeux : « Le 19 novembre 1968, ces gens là, comme tu les appelles, n’ont eu qu’une parole. Mais cela, toi tu ne peux pas le savoir puisque tu n’étais pas là ». Sumalé était l’instigateur de l’accord que le Chef avait conclu avec les prisonniers. Il était assez satisfait du résultat qu’il avait obtenu. Voilà pourquoi il n’avait pas voulu tolérer les allusions de Horonkolo. Voilà aussi pourquoi il ne se gêna pas pour menacer ce jour là son interlocuteur sans prendre de gants : « Je ne veux plus entendre ce genre de remarques, dit-il à l’autre qu’il considérait surtout comme un courtisan sans scrupules, sinon tu iras les rejoindre ». Horonkolo sursauta devant cette attaque directe, mais il préféra ne pas trop tirer sur la corde. D’ailleurs le pouvait-il ? Il avait cherché désespérément un regard du Chef qu’il n’a pas eu pendant que les deux autres lui lançaient un regard dans lequel l’étonnement le disputait à la réprobation. Pourtant l’homme avait de réelles raisons d’être stressé à l’approche du procès. Le Chef pouvait être éclaboussé par les révélations de Niguèlin et de Tiéni, même s’il n’était pas personnellement mouillé dans aucune affaire douteuse. Le scénario était différent pour Horonkolo, qui partageait un lourd secret qu’il cachait avec sa complice. Ce lourd secret était pourtant connu du Chef qui n’en avait rien laissé voir aux deux intéressés. Après tout c’est lui qui détenait les dossiers compromettants saisis chez Niguèlin. Pour l’instant son principal souci était de verrouiller le procès afin que les bombes des révélations n’y explosent pas. Car les débats, rappelons-le, étaient retransmis en direct à la radio. Le boss avait eu cette idée qui, selon lui, devait lui permettre de donner un coup fatal à la « bande des trois ». Son initiative maintenant menaçait de se retourner contre lui. Avec l’aide de Sumalé, il avait trouvé une parade, mais rien ne lui garantissait que son système tiendrait la route. Les futurs condamnés pouvaient, à tout moment et de manière imprévisible, se rebiffer en voyant fondre leurs chances de s’en tirer. Avant d’évoquer le procès de Niguèlin, Tiéni, Kramo et leurs acolytes, il serait utile de revenir un peu en arrière sur la création quelques années auparavant d’un nouveau corps au sein de la Grande Muette, l’armée de l’Air. Au point de départ, il y avait eu un facteur fort peu militaire, la sécheresse de 1974. Le drame frappait particulièrement les habitants du septentrion malien et l’urgence de la situation obligeait les amis de l’extérieur de faire parvenir très vite leur aide aux populations tragiquement démunies. Un seul moyen pour cela : l’avion. Les Bamakois se souviennent certainement de ces énormes Transall dont le grondement des moteurs était devenu un élément permanent de l’environnement de la capitale pendant des mois. D’ailleurs le jeune lieutenant para Klékagni faisait équipe avec ses pilotes étrangers au point qu’un jour il prit la précaution d’emporter une fois son parachute « au cas où… ». Cet épisode survint suite à une avarie survenue sur le « Transall » dont les trains d’atterrissage se bloquèrent à Mopti et qui fut contraint à un retour précipité sur Bamako. Cela lui valut les quolibets des pilotes, mais malgré tout ceux-ci le proposèrent à la décoration à la médaille de sauvetage de leur pays qu’il obtint à la fin des opérations. Bref fermons cette parenthèse et revenons à Niguèlin qui, malgré les excellents rapports qu’il entretenait avec eux, était un peu agacé de voir ces pilotes étrangers parader sur nos aéroports et jouer aux anges sauveurs. Il récupéra des officiers qui avaient déjà reçu des formations sur les petits avions DC et créa, avec eux, l’embryon de la nouvelle armée de l’air. Plus tard quand il chuta, on contesta à l’ancien ministre de la Défense la paternité de cette initiative, mais personne ne put lui dénier d’avoir fait de sa mise sur pied et de sa dotation en aéronefs une affaire personnelle. DES VERSIONS DE SECONDE MAIN – Tellement personnelle que Niguèlin avait réservé aux jeunes officiers, qu’il avait attirés dans cette nouvelle arme, un statut de privilégiés.
Le ministre fit accorder des primes conséquentes dites de « technicité » aux éléments de cette nouvelle armée. Cet apparent favoritisme entraînait dans les autres corps, un fort mécontentement devant les efforts déployés par le ministre pour faire exister ce que beaucoup considéraient soit comme un caprice passager, soit comme un luxe insupportable. Niguèlin n’ignorait pas la grogne qui montait dans son dos, mais il n’en avait cure. Il croyait que sa création avait un réel avenir et il le prouva en mettant à la tête de la nouvelle arme le commandant Tiédjan, qui était loin d’être un de ses inféodés. Le ministre l’avait préféré à Diaby, en qui il avait toute confiance et qui lui était dévoué presque jusqu’à la servitude. Beaucoup s’étonnaient donc de son attitude et ne comprenaient pas très bien pourquoi Niguèlin abandonnait sciemment à un autre la maîtrise d’une armée qu’il avait contribué à monter. Mais le ministre, nous l’avons dit, était un homme complexe. Autant il pouvait se montrer impitoyable, voire cruel envers les « vieux officiers » qu’il méprisait sans le cacher, autant il aimait les hommes de caractère, même lorsqu’il savait que ceux-ci ne lui étaient pas particulièrement attachés. Il appréciait Tiédjan pour sa force de caractère, sa rigueur morale et son aptitude au commandement. Pourtant il faillit le relever de ses responsabilités quand ce brillant officier fut victime d’un affreux accident dans son avion et dut en supporter les lourdes séquelles physiques. Il hésita, car Tiédjan démontra un extraordinaire courage à s’en sortir et une exceptionnelle pugnacité à reprendre du service. Son attitude força l’admiration de Niguèlin qui avait pourtant l’intention de nettoyer l’armée de ceux qu’il désignait dédaigneusement sous le vocable de « grands malades ». Dans ce lot il comptait Fankélé, membre du Conseil militaire. Ce rappel permettra sûrement de mieux éclairer ce que nous allons vous narrer et dans lequel l’Armée de l’air fut évoquée. Le fameux procès des conjurés de février allait s’ouvrir et il suscitait une impatience fiévreuse dans la population. Certes, les Bamakois avaient ramassé beaucoup d’informations sur la « tentative de coup d’Etat », mais c’était presque toujours des versions de seconde main. Elles étaient données, soit par des hommes qui avaient subi les événements, soit par des vantards qui voulaient soigner leur réputation. Si bien que les récits s’entrechoquaient et se contredisaient. Ce que le public ignorait, c’était que cela n’allait pas mieux au niveau des enquêtes officielles. Celles-ci étaient menées avec un manque de rigueur qui exaspérait au plus haut point le Chef lui-même. Ce dernier savait que la population attendait qu’on lui donne une relation solide et crédible de tout ce qui s’était passé pour qu’on en arrive au fameux 28 février. Cette attente gênait le boss qui se doutait bien des faiblesses de l’accusation et de l’attitude imprévisible des accusés. Avec le concours précieux de Sumalé, il avait réduit le second risque, mais il décida de prendre une mesure de précaution supplémentaire. Au début il avait voulu un grand procès au cours duquel auraient été déballés des faits accablants qui auraient anéanti ses adversaires aux yeux de tous les Maliens. Comme ce scénario était désormais caduc, le patron avait ordonné qu’il y ait deux jugements. En dispersant les dossiers, il dissimulerait les faiblesses des actes d’accusation. Il y aurait donc un procès dit « politique » qui se tiendrait dans la capitale, l’autre « économique » qui serait déménagé dans le Nord du pays et dont les échos parviendraient à grande peine jusqu’aux oreilles bamakoises. Le procès politique, dont la tentative de coup d’Etat était la pierre angulaire, était relativement facile à gérer. Le Chef avait demandé à des intellectuels, qui se trouvaient dans son entourage et qui lui faisaient une cour effrénée, de répandre la version selon laquelle la tentative de putsch représentait l’affrontement ultime entre les officiers modérés qui voulaient et organisaient l’instauration d’une vie constitutionnelle normale et les faucons opposés à toute idée d’un retour dans les casernes.
UN SCENARIO MOINS DISCUTABLE – Lors du procès, l’accusation se chargerait de démontrer que pour ces faucons, il fallait absolument éliminer physiquement le Chef pour perpétuer le « pouvoir kaki » dans le pays. Cette campagne de « légitimation » des arrestations passa plutôt bien. Le petit peuple honnissait en effet la « bande des trois » et surtout Tiéni, l’homme le plus haï de la junte au pouvoir de 1968 à 1978. Cet état d’esprit de la population allait permettre de masquer les grosses lacunes de l’enquête. Le tribunal n’avait plus la charge de démontrer la réalité du coup d’Etat, puisque les citoyens avaient déjà fait leur religion. Le patron avait lui-même ouvert les pistes pour accréditer la thèse d’un attentat monté contre lui. Il avait été le premier à soutenir lors de sa fameuse tournée dans les casernes que Tiéni et Niguèlin, les deux âmes du complot, voulaient s’assurer du président du Conseil militaire grâce à l’aide des parachutistes qu’aurait dirigés Djalan. Ensuite, affirmait-il, les comploteurs avaient programmé sa liquidation physique. Niguèlin et Tiéni auraient donc eu les mains libres pour proposer Ussuby, leur « homme potiche », comme successeur au patron. De cette manière là, en mettant en avant un officier accommodant et sans vraie autorité, ils auraient assumé la réalité du pouvoir sans avoir besoin de se porter au premier plan. Le boss avait inlassablement répété cette version jusqu’au moment où il arriva au camp para. Là, son récit fut très mal accueilli et il provoqua une telle indignation au milieu des hommes en tenues camouflées que le capitaine Bouna et le lieutenant Klékagni durent avertir le patron de la dangereuse alchimie qu’il était en train de déclencher. Le boss calma très vite le jeu. Il le fit d’autant plus promptement qu’il s’était rendu compte que seuls les paras étaient aptes à garder ses prisonniers encombrants. Dans toutes les autres garnisons où étaient auparavant détenus, tôt ou tard, la vigilance se relâchait et des petits arrangements payants se faisaient. Ce fut ainsi que l’un des prisonniers célèbres avait même pu passer plusieurs nuits avec son épouse préférée. Le boss avait demandé à son entourage de lui proposer un scénario de putsch moins discutable que celui qui avait impliqué les paras. Un des enquêteurs eut alors ce qu’il estimait être une brillante idée. Il rappela que le Chef aurait dû faire, en début du mois de Mars à bord de l’Antonov de transport de troupe, un voyage sur Nioro du Sahel. L’enquêteur proposa de prétendre que les conjurés avaient projeté de détourner l’appareil sur le Nord. Le président du Conseil militaire aurait alors été amené directement à l’un des fameux bagnes de la Région et emprisonné sans autre forme de procès. L’ex-colonel Ussuby aurait alors occupé sa place à la Maison du peuple. Le montage plut au Chef et l’équipe d’enquêteurs reçut la consigne de le raffiner au possible pour conforter une thèse qui tenait parfaitement la route, et qui sera en fin de compte celle qui serait exposée au procès de la bande des trois. Pour la rendre plus plausible on fit courir le bruit que Diaby, qui assurait à l’époque l’intérim à l’armée de l’Air, devait prendre toutes les dispositions afin de réaliser cette déportation. La version ainsi montée était d’autant plus plausible que personne n’ignorait la qualité des rapports entre Diaby et l’ancien ministre de la Défense qui était, de notoriété publique, son protecteur. Le seul hic ce fut qu’à la barre Niguèlin, devenu désormais simple soldat de 2è classe, fit tomber en deux temps trois mouvements l’échafaudage. « J’étais le patron de la Défense, dit-il non sans morgue, et il aurait suffi que je lève le petit doigt pour que l’avion qui transportait le président change de destination. Je n’avais pas besoin de monter un complot pour cela. Lui-même le sait puisqu’il m’écoute en ce moment précis. En outre, Nioro où il devait aller c’est plus chez moi que chez lui. Cela aussi, il le sait. Ne compliquons pas les choses. Ce que le président n’a pas digéré, cela a été de se retrouver mis en minorité au sein du Conseil le 6 janvier dernier. Pourquoi n’évoque-t-il pas les circonstances de cette mise en minorité ? Cela permettrait aux débats de gagner en clarté. Nous avions soutenu que nous devrions « tous » partir, au lieu que certains s’en aillent et laissent d’autres diriger le pays. Voilà l’objet de notre désaccord et on ne le dira jamais dans cette salle… ». A cet instant, le président du tribunal retira la parole à Niguèlin au prétexte qu’il s’écartait de la question qui lui avait été posée.
LA DERNIERE CARTOUCHE A ETE GASPILLEE – L’ancien ministre digéra plutôt mal ce recadrage. En outre, ce qui était pour lui insupportable, c’était de voir parmi les assesseurs de la Cour certains officiers supérieurs dont il avait, au temps de sa gloire, fustigé l’incompétence. A ses yeux, ces bénis oui-oui n’avaient aucune qualité, surtout pas morale, pour le juger. Quand vint le tour de Tiéni, celui-ci tenta de minimiser la mise sous écoute téléphonique du boss qui figurait dans les faits qui lui étaient reprochés. Il rappela qu’il était chargé de la protection du « Pré » (diminutif de » président ») et qu’il avait toute latitude de prendre toutes les dispositions de sécurité qu’il jugeait les plus adéquates. Ces faux-fuyants ne trompaient personne et très vite, le public se rendit compte que le procès ne lui apporterait aucune information inédite. Seuls furent accablés les acolytes de Tiéni – Togontan et Yuba – dont la tentative de levée de troupe fut prouvée de façon formelle. L’assistance se consola donc en assistant aux joutes oratoires des hommes en robe parmi lesquels M’Filè et Yèsé se distinguèrent de façon remarquable. L’énoncé du verdict ne surprit pas grand monde : la peine de mort pour Niguèlin et Tiéni, de dix à vingt de travaux forcés pour les officiers qui étaient proches d’eux. La cour condamna aux travaux forcés Ussuby, dont le principal tort fut de n’avoir pas réagi quand le Chef, en le recevant quatre jours après l’arrestation de la « bande des trois », l’avait moqueusement affublé du qualificatif de « Président ». Ussuby n’était pas quelqu’un de prédisposé aux actes violents, il avait même refusé de prendre l’arme que Tiéni lui avait donnée pour assurer sa propre sécurité, au lendemain de la fameuse réunion du 6 janvier 1978. Il aura beau nier être au courant de la tentative de coup d’état, il écopa tout de même de cinq ans de travaux forcés. Il confia plus tard à un proche que le verdict était écrit en ce qui le concerne. Son tort avait été d’avoir informé Niguèlin de l’intention du Chef de procéder à un remaniement quelques minutes avant la fameuse réunion du 6 janvier. Mais ce fut dans les coulisses que se situa la scène la plus épique du procès. Un des sous-officiers chargés de la garde des prisonniers narra bien plus tard l’accrochage qui se produisit entre Niguèlin et Tiéni après le verdict. Le second ne put s’empêcher de regretter à haute voix : « E ma don aye a seen kari an na (Il s’est moqué de nous dans les grandes largeurs) ». On aurait dit que Niguèlin n’attendait que cette réflexion de son compagnon pour exploser. Le visage fermé, les mâchoires crispées, il se retint un très court moment avant de mettre à crier pratiquement à la figure de son compagnon. Il lui reprocha d’avoir tu ce qu’il savait sur le compte de leur « ennemie » commune. L’ex-ministre de la Défense vitupéra avec une telle violence contre son compagnon que les hommes chargés de leur garde pensèrent qu’il allait se jeter sur l’ancien directeur de la Sûreté. Mais Niguèlin finit par se calmer un peu et d’une voix fatiguée, il traita son compagnon de « lâche ». Pour lui, Tiéni aurait mieux fait de se taire carrément plutôt que de s’exprimer par sous-entendus. Niguèlin faisait illusion aux derniers propos de Tiéni avant l’énoncé du verdict. Celui-ci avait dit à peu près ceci : « Il y a des choses que je ne dévoilera jamais, même pour sauver ma tête. Car elles concernent directement la famille du président ». L’attitude de l’ancien chef de la Sûreté de l’Etat avait été incompréhensible pour Niguèlin. Ce dernier avait deux jours auparavant persuadé son compagnon de ne plus tenir compte de l’entente passée avec le boss et de dire tout ce qu’il savait. Tiéni, qui était réticent à cette idée au départ, avait changé d’opinion au fur et à mesure que les débats avançaient. Il s’était persuadé lui aussi que le Chef ne respecterait pas « leur deal » et qu’il les ferait condamner a mort. Pourtant Tiéni avait reculé à l’ultime moment alors qu’il était le dernier à bénéficier du droit de la parole. Il s’était contenté de lâcher la formule vague que nous rapportons plus haut. Pourquoi ? Personne ne le saura jamais. Niguèlin avait enregistré, impuissant, la reculade de son coaccusé et il en avait perdu la respiration de rage. Mais le mal était fait et ne pouvait plus être réparé. L’ancien ministre savait qu’ils venaient de gaspiller la toute dernière cartouche qu’ils auraient pu tirer contre le patron. Ce dernier les craignait trop pour se montrer magnanime à leur égard. En outre, le procès économique se ferait trop loin de Bamako et dans un espace trop fermé pour représenter un danger quelconque. Niguèlin passa pratiquement toute la nuit à engueuler son complice. Les sentinelles témoignèrent que les paroles, de colère lâchées par lui, frôlèrent le hurlement.
UN PROFOND DESESPOIR – Néanmoins dès le lendemain, Tiéni eut un motif pour retrouver sa bonne humeur à l’aéroport militaire. Ils devaient tous embarquer pour le Nord et dès quatre heures et demie du matin, on commença à faire chauffer les moteurs de l’avion. Au moment où ils s’apprêtaient à monter à bord, une jeep s’immobilisa sur le tarmac et Dèssè en descendit. Le Chef l’avait débarqué de la Commission d’enquête et avait ordonné que lui aussi soit mis au frais au Nord. Dèssè, on s’en souvient, s’était laissé corrompre d’abord par des proches d’un opérateur économique pour relâcher un des leurs. Celui-ci sera d’ailleurs accueilli triomphalement dans sa ville. De plus, par la suite, il n’avait plus attendu les propositions et il avait lui-même démarché les gens qui étaient susceptible de lui verser des pots de vin. Bref, il était devenu incompatible avec l’image de redresseur de torts que voulait se donner le Chef. Ce dernier avait donc donné l’ordre de « cravater » celui qui avait gravement discrédité son opération « mains propres ». Niguèlin et Tiéni furent, dans un premier temps, stupéfaits de voir leur tourmenteur les rejoindre. Puis… ils éclatèrent de rire ensemble. Tiéni retrouva tout son humour d’autrefois pour donner à ses compagnons l’ordre de se pousser et de faire de la place à leur « Président ». Il accompagna ses propos d’un grand salut ironique. Puis il se plia en deux et d’un large geste de bras, il invita Dèssè à monter le premier, lui montrant le plan incliné qui conduisait à l’intérieur de l’Antonov.
La situation était des plus humiliantes pour Dèssè et les soldats chargés de l’escorte laissèrent échapper un sourire ironique. En simples bidasses, cela leur faisait toujours plaisir d’assister aux revers de fortune d’un officier, surtout lorsque celui-ci n’était pas particulièrement populaire. Faire embarquer les prisonniers dans le même avion que leur ancien geôlier devait également faire sourire de nombreux tenants du nouveau pouvoir, tant cette scène était emprunte d’une cruelle ironie. Lorsqu’ils prirent place dans l’avion, Dèssè, la tête basse, se retrouva en face de Niguèlin. Celui-ci attendit que le zinc atteigne sa vitesse de croisière et que le bruit des moteurs soit moins fort à l’intérieur de l’appareil pour interpeller son vis-à-vis. « Qu’est ce que tu croyais ? » lui lança-t-il de son ton le plus moqueur. « Pensais-tu que nous allions embarquer sans toi ? Tu t’es trompé mon cher. On dirait que tu ne connais pas l’homme que tu nous avais proposé il y a quelques années au grade de colonel. Maintenant il est général et il n’a pas eu besoin de toi pour le devenir. Tandis que toi tu n’es plus qu’un simple soldat de deuxième classe. Nous allons mourir, Tiéni et moi. Sur ce point, nous n’avons aucune illusion sur notre sort. Toi par contre, te connaissant comme je te connais, je suis sûr que tu vas espérer te tirer de l’enfer vers lequel il nous envoie. Je te souhaite donc de revenir pour apprendre à mieux le connaître ». Les hommes qui avaient assisté à cette scène racontèrent plus tard que l’ironie de Niguèlin les avait fait sourire au début. Mais au fur et à mesure que l’ancien ministre parlait, leur cœur s’était mis à se serrer. Il y avait en effet un profond désespoir dans la voix du prisonnier. C’était le désespoir d’un homme qui savait qu’aucun miracle ne le sauverait de la mort à laquelle on l’avait condamné. Niguèlin, lorsqu’il eut terminé sa diatribe, était resté immobile, ses mains entre les jambes, sa tête remuant au gré des vibrations de l’appareil. Il avait l’air d’être complètement épuisé. Le procès l’avait vidé de ses dernières réserves d’énergie. Tiéni, lui, avait encore du tonus. Fixant d’un air narquois leur nouveau compagnon d’infortune, il rappela à ce dernier que Taoudéni avait rouvert ses portes en 1969 sur la proposition de Dèssè, alors ministre de la Justice. Or, la croyance africaine affirme que celui qui fait construire une prison, en deviendra tôt ou tard pensionnaire. L’ancien président de la fameuse Commission d’enquête vérifiait donc le bien-fondé de cet adage. Affichant son sourire en coin qui habituellement annonçait une réplique caustique, Tiéni retrouva un peu de son ancienne méchanceté pour faire remarquer à son interlocuteur qu’il avait détourné intégralement l’argent de la construction d’un nouveau palais de justice et qu’il méritait de ne pas finir dans une prison trop confortable. Satisfait d’avoir déstabilisé Dèssè, en lui rappelant ses anciennes turpitudes, l’ancien chef de la Sûreté s’adossa à la paroi de l’appareil en cherchant la position la plus commode. Le voyage s’annonçait long, inconfortable et sans espoir de retour.
(à suivre)
TIEMOGOBA