En moins d’une matinée, un tout nouveau rapport de forces s’est installé.
Dans la lutte qui s’engageait au sommet du pouvoir, l’essentiel restait, bien entendu, invisible aux yeux de l’homme de la rue. Cependant, tout ce que tramaient les membres du Conseil militaire ne pouvait rester entièrement caché. Bamako est Bamako, on trouvera donc toujours quelqu’un pour lâcher une bribe de confidence dans l’intimité. La langue de certains acteurs s’était déliée, si bien que dans les milieux qui se prétendaient « généralement bien informés », des rumeurs insistantes circulaient sur les dissensions croissantes au sein du Conseil militaire. On racontait que le Chef avait été mis en minorité dans des votes sur des sujets essentiels. On affirmait aussi que le patron avait fait interdire l’accès de sa maison à Tiéni, Kramo et Niguèlin. C’était un vrai feuilleton byzantin qui se racontait dans les salons, et la mayonnaise est montée un peu plus quand une troisième rumeur vint chasser brutalement les deux autres. Elle portait sur l’importance de la fortune personnelle de la cheftaine. Là, les chiffres – toujours fantasmagoriques – variaient de un à trois milliards de francs maliens selon que l’on aimait peu ou pas du tout Béréni. Mais, faute de faits nouveaux pour l’alimenter, cette troisième rumeur s’éteignit au bout de deux semaines. Le petit peuple avait trop de soucis à régler au quotidien pour se préoccuper très longtemps des querelles entre les membres du Conseil militaire, dont les grosses Mercédès semblaient le narguer. Seuls les cercles de femmes de pouvoir et les milieux des opposants intellectuels continuaient à guetter les signes de montée de tension. Mais les indices patents avaient pratiquement disparu, au point que la semaine précédant les événements du 28 février 1978 se déroula de la manière la plus banale qui soit.
Pourtant chaque clan avait positionné ses pions pour la bataille finale. Mais le « black out » était complet sur ces préparatifs, car pour une fois tous les acteurs avaient respecté la consigne du secret. Même lorsque quelque chose leur échappait, le public ne savait pas le déchiffrer. Ainsi, un de nos amis de la police, qui avait fait un bref passage au « Grin » au cours du week-end précédant la date fatidique, laissa tomber cette phrase sibylline : « ça va péter bientôt ». Mais au sein de notre petite assemblée personne ne le prit au sérieux. Personne ne lui demanda non plus de s’expliquer. Plus tard nous avons appris que notre ami qui n’appartenait pas à la haute hiérarchie avait été admis, en l’absence de son chef hiérarchique direct, à une importante réunion des sommités de la police. Il était ressorti de ce briefing spécial les oreilles bourdonnantes et la tête pleine d’informations extraordinaires. Il ne pouvait pas garder ces choses là pour lui tout seul, mais il ne pouvait pas non plus se permettre de nous raconter ce qui s’était dit. Voilà pourquoi il avait lancé son : « ça va péter bientôt » et qu’il s’en était tenu à cela. Mais, je le répète une fois de plus, il n’avait éveillé l’intérêt d’aucun membre du « Grin ». Comme la plupart de nos concitoyens civils, nous en avions en effet assez de ces « contre-coups » et de ces « anti-coups » que le pouvoir militaire nous dévoilait à intervalles plus ou moins réguliers. Nous étions fatigués de ces intrigues de palais et de ces scandales financiers, en tout genre, qui éclataient tous les mois et pour lesquels payaient seuls les petits poissons. Nous étions blasés des querelles entre des hommes qui avaient tout et qui désiraient encore plus. Ces gens là jouissaient du pouvoir, de l’argent et des femmes en se moquant bien des commentaires du petit peuple. Lorsque celui-ci les voyait se battre entre eux, il savait que c’était simplement pour obtenir plus que ce qu’ils possédaient déjà.
Quand les militaires disaient qu’ils voulaient partir et laisser la place à un pouvoir politique régulièrement élu, ils faisaient sourire tout le monde. Sauf ceux des intellectuels qui, pour expliquer leur ralliement au pouvoir, disaient qu’on pouvait travailler avec la « frange saine du Conseil. » Le 28 février 1978 résonna donc comme un coup de tonnerre complètement inattendu. Un moment, la liesse de Novembre 1968 donna l’impression de se répéter tant au sein de la population l’explosion de joie démonstrative fut spontanée et immense. L’homme de la rue honnissait Tiéni, qui était pour lui la personnification de l’arbitraire le plus cynique, de la morgue la plus insupportable, des faveurs les plus scandaleuses accordées à un groupe de courtisans et d’hommes de main. L’opinion publique n’avait non plus aucune tendresse pour Niguèlin, identifié comme le principal bâtisseur des « châteaux de la sécheresse ». Il y eut donc comme un immense soupir de soulagement qui parcourut le pays tout entier devant la chute d’hommes qui symbolisaient l’accaparement et la force brutale.
PLUS QU’A MOITIE MORTS DE PEUR – Puis au fil des jours, au fur et à mesure que s’allongeait sans arrêt la liste des personnes arrêtées, la désillusion gagnait la population. Cette dernière se rendait enfin compte que les vainqueurs n’avaient pas agi pour la soulager du despotisme des vaincus. Mais pour se débarrasser d’adversaires devenus dangereux. La vraie histoire du 28 février 1978 confirme d’ailleurs cette thèse. Nous allons essayer de vous la raconter. Pour mon ami Zanké, le 28 février 1978 s’annonça de la manière la plus curieuse. Un soir de janvier, l’épouse d’un membre du Conseil militaire et amie de sa cousine Mâh entra précipitamment dans le salon de celle-ci, et d’une voix frénétique lui demanda si elle connaissait la dernière frasque de la cheftaine. La réponse négative de Mâh fit soupirer de bonheur son interlocutrice, qui s’installa de manière commode pour raconter tout ce qu’elle avait appris. Elle rappela que son époux, comme d’autres membres du clan des jeunes, était devenu persona non grata chez le patron. Mais après s’être étonnés de la mesure d’exclusion qui les frappait, ses amis et lui s’en étaient facilement accommodés. Leur désinvolture avait mis en fureur la cheftaine, qui n’avait toujours pas digéré de s’être fait éconduire du bureau de Niguèlin comme une vulgaire quémandeuse. Elle s’était donc remise à attiser le feu de la division. Elle parvint à force de sous-entendus à faire admettre à son compagnon que ses rivaux étaient prêts « à s’en prendre à elle et à ses enfants » pour l’atteindre lui. Elle avait répandu la même rumeur un peu partout en ville et avait prétendu que devant les menaces qui se précisaient, ses enfants et elle-même allaient être obligés de se mettre à l’abri quelque part dans un pays voisin.
De préférence, dit-elle, chez le « Vieux » qui savait se montrer compréhensif et accueillant dans ce genre de circonstances. Elle ajoutait que son époux, en tant que soldat, était bien décidé à faire face au danger, même s’il devait y laisser sa vie. L’amie de Mâh avait reconnu que la cheftaine avait bien mené son affaire. Car dans tous les milieux soit disant bien informés, on ne parlait plus que des menaces qui pesaient sur la famille du patron. L’affaire du tract maladroitement montée par Tiéni (qui dans cette aventure s’était laissé emporter par son antipathie pour Béréni) vint ajouter de l’eau au moulin de la cheftaine. En effet, son époux rechignait encore à accepter les idées qu’elle essayait de lui mettre en tête, mais dès qu’il s’aperçut de quelle manière violente on attentait à l’honorabilité de sa compagne, il n’hésita plus. D’autant que la femme profita de cet épisode pour radicaliser, elle aussi, son discours. Elle indiqua au « N°1 » qu’elle ne trouvait aucune explication à ses hésitations au moment où les desseins de leurs ennemis ne faisaient plus aucun doute. La cheftaine avait d’autant plus de raisons de pousser le patron à l’action que contrairement à lui, elle savait que le contenu des tracts n’était pas inexact. Elle savait aussi que Tiéni était susceptible de détenir d’autres informations contre elle encore plus embarrassantes que celles publiées. Si d’aventure il les sortait même le patron serait troublé.
Mais le boss ne se doutait pas des motivations secrètes de sa compagne quand il décida de passer à l’action le 28 février. Ce jour là, Zanké fut le témoin d’une partie de l’opération déjà déclenchée. Il devait monter à son école de Koulouba pour y dispenser ses cours à partir de neuf heures. Pour s’y rendre, il avait trouvé place dans un des nombreux tacots qui, à cette période, prenaient le départ au niveau du Grand hôtel pour grimper au Point G avec une halte à Koulouba. Il était neuf heures moins vingt cinq quand les apprentis poussèrent le véhicule pour le faire démarrer. Ils le firent de manière si violente que le taxi jaillit littéralement sur l’avenue et faillit heurter la « Mercédès blanche » de Tiéni qui montait en direction de Koulouba. Le chef de la Sécurité dut faire une embardée spectaculaire pour éviter le tacot, mais bizarrement il ne s’arrêta pas. Le chauffeur du taxi et certains passagers étaient plus qu’à moitié morts de peur, car ils avaient reconnu le propriétaire de la « Mercédès ». Ils se voyaient déjà interpellés et jetés dans un cachot en attendant que le tout-puissant officier daigne se rappeler d’eux. Les malheureux respirèrent un peu mieux quand ils s’aperçurent que Tiéni poursuivait son chemin vers le ministère de la Défense. Ils furent tout à fait rassurés quand à peine deux minutes plus tard, ils virent, dans leur rétroviseur, le chef de la sécurité ressortir de là et repartir vers le centre ville. Tous comprirent que ce jour là, l’un des hommes le plus puissants du pays avait autre chose à faire que de punir de pauvres chauffeurs de leur imprudence. Mais aucun d’entre eux ne pouvait se douter de la gravité des évènements qui se nouaient au même moment et qui ne seraient connus qu’en fin de soirée. Les choses avaient en fait commencé très tôt le matin.
UNE GENE ABSURDE, MAIS PERSISTANTE – A huit heures moins dix, le capitaine Djalan, commandant de la compagnie des parachutistes, effectuait sa ronde habituelle pour vérifier que ses hommes de garde à la « Maison du peuple » se trouvaient tous à leurs postes. Il monta à l’étage, passa devant le bureau de Sumalé qu’il salua de manière martiale, continua dans le corridor extérieur et arriva devant le bureau de Fankélé qu’il salua à son tour. Mais au moment où il tournait les talons, le membre du Conseil militaire lui ordonna de venir et le fit entrer dans son bureau. Quand l’officier, qui était aussi l’adjoint direct de Tiéni au niveau de la Sûreté, franchit le seuil du bureau de Fankélé, trois hommes lui tombèrent dessus et s’assurèrent de sa personne. Ce fut donc par ce parachutiste que les opérations d’arrestations du 28 février commencèrent. Après la prise de Djalan, le boss fut informé que l’un des hommes de main les plus dangereux de ses adversaires avait été neutralisé. Il décrocha alors son téléphone et appela Niguèlin, lui demandant de venir le voir avant l’arrivée des autres membres du Conseil militaire qu’il avait fait appeler ce jour là en réunion. Selon des informations qui filtrèrent après, il paraît que son interlocuteur du ministère de la Défense aurait dit au patron qu’il attendait Tiéni qui devait venir incessamment et que tous deux feraient donc route ensemble. Mais le Chef aurait insisté et aurait précisé à Niguèlin que c’était uniquement avec lui qu’il voulait s’entretenir avant l’arrivée des autres. Le chef de file des jeunes fut certainement intrigué par cette insistance, mais il ne s’en méfia guère et se mit donc en route. Une autre version très plausible affirme que pendant que le Chef appelait Niguèlin, Sumalé en faisait de même pour convoquer Tiéni et lui dire que le patron souhaitait le voir seul à seul avant que ne commence la réunion.
Le coup de fil devait aussi permettre de s’assurer que l’appelé se trouvait bien dans ses quartiers. Mais d’après un témoin, le chef de la Sécurité, plus méfiant et plus intuitif que Niguèlin, n’aurait pas obtempéré au coup de fil lui demandant d’arriver immédiatement. Il était sorti en trombe dans son véhicule que comme le plus souvent il conduisait lui-même et il avait filé voir d’abord Niguèlin (ce fut à cette occasion qu’il avait « croisé » le taxi transportant Zanké). Les deux versions sur les coups de fils s’accordaient en tous les cas sur l’heure des communications. Les deux leaders du clan des « jeunes » avaient été contactés entre huit heures et quart et huit heures et demie. Niguèlin arriva à la Maison du peuple en tenue décontractée, un ensemble trois poches. Il franchit sans méfiance le seuil du bureau du Chef aux environs de neuf heures moins le quart et se fit alpaguer par les gendarmes postés derrière la porte. Ces derniers le maitrisèrent très vite, l’attachèrent à l’aide de cordelettes de rideaux et le flanquèrent après l’avoir bâillonné dans les toilettes du bureau présidentiel. A neuf heures moins cinq, le véhicule de Tiéni se gara dans la cour.
L’occupant en sortit d’une détente souple. Puis comme si tout d’un coup un mauvais pressentiment l’avait saisi, il balaya du regard les environs à la recherche d’un détail suspect. Il leva les yeux qui s’attardèrent particulièrement sur la porte fermée du bureau de Fankélé. Quelques secondes s’écoulèrent ainsi, puis Tiéni haussa les épaules d’un air agacé comme s’il voulait se débarrasser d’une gêne absurde, mais persistante. Il grimpa au pas de charge (comme il aimait à le faire) les escaliers et se dirigea vers le bureau du Chef. Dès qu’il eut franchit le seuil, il subit le même sort que Niguèlin. A cette différence toutefois que lui se débattit comme un beau diable avant d’être frappé violemment, puis maitrisé, ligoté et balancé à son tour dans les toilettes. Avec ces trois captures, le 28 février était terminé. La suite des opérations d’arrestation se déroula sans que leurs auteurs ne prennent des précautions particulières. Le Chef et ses nouveaux adjoints – Diaraba, Sumalé et Fankélé – tinrent rapidement un mini conseil au cours duquel ils passèrent en revue le planning des opérations qui restaient à exécuter. Les noms suivants sur la liste étaient ceux de Kramo et de deux officiers de police proches de Tiéni, en l’occurrence Togotan et Youba le directeur de l’école de police. Il se trouvait justement que ces deux derniers avaient fait des misères à mon ami Zanké, lors des moments tumultueux entre 1971 et 1974. Kramo, comme s’il pressentait ce qui allait se passer, était arrivé ce matin là très tôt (un peu avant sept heures et demie) à son bureau qu’il avait ensuite quitté aux alentours de dix heures pour regagner son domicile au camp des parachutistes. Il essaya vainement d’entrer en contact avec Niguèlin et Tiéni.
Par contre, il put toucher Youba, qui se déclara lui aussi sans nouvelles de son chef. A peine eut-il raccroché avec Kramo que le fidèle bras droit de Tiéni décida de ne pas attendre passivement la suite des évènements. Il fit sonner l’alerte dans le camp de police qu’il commandait et demanda à ses hommes de se tenir prêts. Cette action allait lui coûter cher par la suite. Dans les motifs d’inculpation qui furent retenus contre lui lors de son procès, il y avait la tentative de levée de troupes. Auparavant, Fankélé, désigné en qualité de chef des opérations d’arrestation par le Conseil restreint tenu autour du patron un peu après onze heures, mit en branle son dispositif. Il chercha d’abord à localiser Kramo. Ayant appris que celui-ci avait rejoint son domicile au camp des parachutistes, il téléphona à l’adjoint de Djalan, un dénommé Klékagni et lui demanda de tenir à sa disposition des hommes sûrs. Le jeune lieutenant ne se doutait de rien au départ il venait de déposer à Badalabougou les assistants techniques étrangers de la compagnie. Mais il comprit assez vite l’importance du message. Il sélectionna quelques costauds de manière discrète. Puis il tenta de joindre son supérieur hiérarchique direct, le capitaine Bouna basé à Koulouba. Mais sans succès.
PAS FONDAMENTALEMENT HOSTILE – Alors Klékagni se décida à attendre. Trois quarts d’heure s’étaient à peine écoulés que Fankélé débarqua dans son bureau. Il lui dépeignit la situation tout en n’omettant pas de l’informer de l’arrestation du capitaine Djalan, le commandant de la compagnie. Remarquant que son interlocuteur le regardait d’un air perplexe, Fankélé lui précisa qu’il agissait au nom du boss, le Chef suprême des armées. Le jeune lieutenant accepta alors de réunir les hommes que son interlocuteur demandait. Un petit groupe de cinq malabars avec à sa tête le nouveau bras séculier du Chef s’ébranla vers le domicile de Kra. Deux hommes furent placés aux portes principales de la maison dont l’une donnait sur la caserne, les autres pénétrèrent chez le compagnon et ami de Tiéni. Celui-ci se doutait un peu de ce qui se passait. Il avait fait venir en milieu de matinée un sous-officier parachutiste, Badra, auquel il était très lié. Ce dernier, à qui la convocation était parvenue tardivement, était ressorti pour se renseigner sur la situation. Juste au moment où il revenait au « rapport », il avait vu Fankélé et l’adjoint de son commandant de compagnie entrer chez Kramo. Celui-ci se trouvait dans son salon et tirait nerveusement sur sa cigarette lorsque son collègue du Conseil militaire pénétra avec fracas pour lui signifier qu’il était en état d’arrestation sur instruction du boss. Kramo n’eut pas le temps de demander pourquoi, que déjà l’ordre a été donné aux soldats de l’emmener. Kramo fut embarqué pour la Maison du peuple où il retrouva ses amis ligotés des épaules aux chevilles. Lui avait tout juste les mains liées derrière le dos. Avant de quitter la compagnie des parachutistes, Fankélé avait fait sonner l’alerte. Celle-ci consignait tous les hommes dans le camp. La mesure devait être exécutée par le lieutenant Klékagni. Pris dans la tourmente du 28 février le jeune officier se retrouvait désormais, à vingt neuf ans et quatre mois, projeté à la tête de la plus importante compagnie militaire de la capitale. Il n’avait ni la possibilité de poser des questions, ni la latitude de commettre quelque erreur que ce soit.
Pendant ce temps à la Maison du peuple Sumalé, avec la discrétion que tous lui connaissaient, avait contacté le patron de blindés basé à Kati. Il demanda qu’on lui envoie un BRDM, un de ces fameux blindés légers que Niguèlin, grâce à l’amitié que lui portait un maréchal d’un pays de l’Est, avait réussi à obtenir pour équiper l’armée malienne. Les BRDM constituaient la fierté de l’ex-ministre de la Défense puisqu’aucun Etat au sud du Sahara ne disposait de ces véhicules. Il faut dire que Niguèlin n’était pas quelqu’un de facile à cerner, ainsi que le reconnaissaient ceux qui l’avaient fréquenté de près. D’un côté il jouissait d’une très mauvaise réputation au sein de la population civile, qui voyait en lui un prédateur uniquement occupé à s’accaparer des dons destinés aux victimes de la sécheresse et à s’enrichir sur les juteux marchés de l’armée. De l’autre, la troupe l’appréciait pour sa sévérité et pour le souci qu’il portait à l’équipement des soldats. Bien des années après son arrestation, l’armée continuait encore à s’équiper grâce à l’armement dont il avait passé commande. Le commandant des blindés ne pouvait donc être un homme fondamentalement hostile à Niguèlin. Sumalé dut se faire aider de Diaraba, le spécialiste des blindés qui logeait à la garnison de Kati. A deux ils s’employèrent à obtenir en douceur le ralliement du commandant de la compagnie de BRDM en passant par dessus la tête du chef d’Etat-major de l’armée de terre. Il faut savoir qu’en cette année 1978, la Grande muette était un corps écartelé.
Chaque commandant d’unité avait son protecteur au sein de l’appareil dirigeant qui siégeait à la Maison du peuple, et c’était en principe de ce protecteur que dépendait sa carrière militaire. Les membres du Conseil militaire étaient, de par leurs fonctions, les premiers à prendre connaissance des dossiers sur les différents passages de grade et ils donnaient leurs avis. Dès que la réunion de concertation sur ce problème se bouclait, chacun appelait son protégé pour lui annoncer qu’il s’était employé à faire avancer sa cause. La méthode comportait une bonne part de bluff, mais elle s’avérait payante pour ceux qui l’utilisaient et qui se construisaient ainsi à bon compte un groupe d’obligés. Inutile de le dire, le procédé de parrainage causait de gros ravages dans l’Armée. Certaines unités avaient à leur tête des hommes qui ne contrôlaient rien du tout, puisque les subordonnés n’obéissaient qu’à leurs protecteurs du Conseil militaire. Cette dispersion de l’autorité favorisa grandement la réussite du 28 février. Pendant que certains chefs d’unité hésitaient sur la ligne à tenir, le patron et ses hommes s’assuraient une mainmise irrévocable sur le déroulement des événements. L’entreprise de nettoyage fut menée tambour battant et la police, jugée trop inféodée à Tiéni, fut pratiquement décapitée avec l’arrestation de plus de cinquante-cinq officiers dans ses rangs. Aux yeux des vainqueurs du jour, ces officiers avaient eu le tort d’assister au début du mois de février à une réunion des commissaires de police de la capitale. Une réunion au cours de laquelle Tiéni avait évoqué à mots à peine couverts un changement des rapports de force au sein du Conseil, et s’était assuré de la fidélité de tous ses collaborateurs.
La gendarmerie se tira le mieux d’affaire puisque dans sa haute hiérarchie, seul le chef d’Etat-major fut mis aux arrêts, laissant ainsi le champ libre à la promotion de Dula. En quelques petites heures, le groupe du patron avait assis son autorité. Le plan concocté par lui qui consistait à frapper fort d’emblée avait parfaitement fonctionné. Le proverbe bambara ne dit-il pas que : « Ni saa kun tiguèra, a to yé djuru kissè yé, i bè sé ka a siri i tièla » (Si vous tranchez la tête d’un serpent, le reste n’est qu’une corde que vous pouvez portez en ceinture) ? Pendant que se déroulaient toutes ces opérations, Bamako vaquait tranquillement à ses affaires, sans se douter que le destin du pays venait de basculer une fois de plus. Ce fut l’arrivée de l’engin blindé en début d’après-midi à la Maison du peuple qui éveilla quelque peu les soupçons des passants. Mais ceux-ci étaient moins effrayés que perplexes devant le positionnement inhabituel de ce type de véhicule au cœur de Bamako. Les organisateurs avaient attendu que le Chef, qui avait une sainte horreur des blindés, se soit retiré à son domicile pour faire venir l’engin. Ils firent aussi venir à la Maison du peuple un photographe pour que celui-ci prenne des clichés de Niguèlin et de Tiéni, ligotés. Les nouveaux maîtres avaient une tactique très claire. Il leur fallait transformer leur victoire en triomphe et ne laisser planer aucun doute sur la nouvelle réalité du pouvoir. Ils avaient terrassé leurs adversaires, il leur fallait maintenant traîner les vaincus plus bas que terre et impressionner ainsi l’opinion publique. Les photos de captifs, publiées le lendemain, convainquirent l’homme de la rue que les officiers, qui lui avaient été présentés comme des intouchables, avaient trouvé leur vrai maître. Pour parfaire le tableau et déconsidérer complètement les prisonniers, les trois officiers supérieurs (Kra, Niguélin et Tiéni), membres du Conseil, avaient été cassés de leur grade et ramenés à la fonction de soldats de deuxième classe, autrement dit de simples trouffions.
LES MALEDICTIONS DE LA FOULE DECHAINEE – Le boss avait veillé à ce que rien ne soit négligé. Il avait en personne téléphoné à Yélèko qui était gouverneur à Mopti pour l’avertir qu’on allait lui envoyer un « colis spécial ». Dans la nuit du surlendemain, Niguèlin se retrouva à près de sept cent kilomètres de la capitale. Livré à la merci de son ennemi mortel. En effet quelques années auparavant en tant que ministre, il avait humilié l’homme qui était désormais son geôlier et qui s’apprêtait à lui faire payer très cher l’affront infligé par le passé. Tiéni fut acheminé sur Kayes et Kra sur Ségou. Un autre prisonnier s’ajouta une semaine plus tard au trio. Fankélé avait repris sa marche punitive et s’était rendu chez Ussuby qui fut facilement neutralisé et expédié quelques jours plus tard à Gao. Puis ce fut au tour du chef d’Etat-major de l’armée de terre Dantouma. L’insécurité qui s’était installée dans le milieu des officiers supérieurs tenait en haleine toute l’armée. Il sera dit plus tard que Niguèlin, épuisé par les tortures que lui faisaient subir Yélèko d’abord et Dèssè ensuite, s’était mis à table et avait donné le nom de personnes a priori insoupçonnables. Dans les jours qui suivirent, on permuta les prisonniers entre les différents lieux de détention et au bout de trois semaines tous furent regroupés à Bamako pour les besoins de l’enquête. Mais nous n’en sommes pas là encore, revenons au soir du 28 février.
Le Chef, dans une brève allocution radiodiffusée à 20 heures, donna la nouvelle de l’arrestation de la « Bande des trois » (l’expression fut forgée aussitôt par un journaliste de la station et elle fit rapidement fureur à Bamako). Il invoqua dans les griefs faits contre les officiers arrêtés, la publication du fameux tract dirigé contre la cheftaine et qui s’intitulait « Le Mali : un gouvernement sous l’autorité du Conseil militaire – une administration dirigée par L’impératrice ». Ce détail montrait que le patron n’avait pas digéré l’affront fait à sa compagne. Puis il trouva une épithète savoureuse pour dépeindre chacun des prisonniers. Il déchargea sur eux toutes les turpitudes du régime : enrichissement illicite, détournement de fonds, brutalités policières. En accablant les autres il se blanchissait lui-même, et surtout il présentait comme une entreprise de salut public ce qui n’était que l’aboutissement d’une querelle de pouvoir entre officiers. Dans notre « Grin », les avis étaient partagés. Les uns se réjouissaient de voir partir des hommes indexés comme les plus prébendiers et les plus autoritaristes du Conseil militaire. D’autres comme Mussako, le cousin de Zanké, conseillait non sans ironie d’aller féliciter le patron, parce que presque 10 ans après le 19 novembre il venait de réussir enfin « son propre coup d’Etat », celui qui le portait personnellement au pouvoir.
La remarque de Mussako n’était pas sans fondement. Pendant presque une décennie, les « jeunes » ne s’étaient pas gênés pour répéter que le 19 novembre 1968 avait été plus leur affaire que celle du patron. Maintenant ce dernier avait eu le dernier mot et il se retrouvait seul maître à bord. Zanké et moi, nous abandonnâmes nos amis à leurs spéculations pour partir quadriller la ville et prendre la température de la cité. Une liesse populaire monstre avait éclaté un peu partout, une demie heure après l’annonce des arrestations à la radio. Les malédictions de la foule déchainée pleuvaient surtout sur Tiéni, qui était vraiment l’homme le plus honni du pays. Rassuré par l’enthousiasme populaire qu’avait soulevée son action, le Chef réunit cette nuit là autour de lui Fankélé, Sumalé, Diaraba, Dula (le nouveau venu au cénacle), Djamané (qu’il comptait parmi ses amis) et Horonkolo. Le Conseil militaire n’avait pas disparu, il se réaménageait seulement. Cependant la nouvelle situation ne fit pas sourire tout le monde. Niéfing, qui était membre du Conseil, ne put regagner son domicile cette nuit-là. Il avait été arrêté par des soldats qui en gardaient la voie d’accès. Niéfing se montra incapable de donner le mot de passe correct (celui-ci avait été changé au crépuscule sans qu’il ne le sache). Perdant patience, l’officier tenta de forcer le passage. Mal lui en prit, car les soldats firent feu sans hésiter dans les roues de son véhicule. Les choses auraient pu se terminer encore plus mal pour Niéfing, s’il n’avait pas convaincu un des sous-officiers de toucher son supérieur pour que ce dernier l’identifie.
Le Chef reçut la nuit du lendemain Dèssè, qui venait au rapport et qui lui confirma que les différents « colis » étaient bien partis pour leur destination respective. Dèssè prit du grade en cette circonstance puisque la présidence de la Commission d’enquête tout fraichement créée lui fut confiée. Le boss, ce faisant, jouait sur du velours. Il savait que dans leur promotion Dèssè avait été le seul à avoir contesté ouvertement et régulièrement l’autorité de Niguèlin. Les deux hommes se détestaient cordialement depuis leur passage à l’école inter-armes. En outre, le patron avait une dette de reconnaissance personnelle envers Dèssè. C’était ce dernier qui, quelques mois après novembre 1968, l’avait proposé au grade de colonel. Proposition à laquelle personne ne pouvait décemment s’opposer. Cette nuit là, Diaraba fut le dernier à quitter le domicile du Chef. Les mauvaises langues diront plus tard que s’il était resté aussi tard c’était pour négocier son entrée dans le prochain gouvernement, qui allait être mis en place et qu’il avait surtout plaidé pour sa nomination au ministère des Finances qui lui avait été retiré cinq ans auparavant sous la pression de Niguèlin. L’ancien ministre de la Défense et Tiéni s’étaient, de manière impitoyable, employé à démontrer l’incompétence de leur camarade à diriger un département aussi technique.
(à suivre)
TIEMOGOBA