Les révélations de FAKOLY (5) : L’affront au patron

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    A deux reprises, les « opposants » mirent le Chef en minorité. Mais Tiéni commit ensuite une grosse erreur tactique.

    En ce jour de novembre 1977 le temps était légèrement brumeux et la saison froide, qui s’annonçait, poussait déjà les Bamakois à sortir leurs pulls et leurs vestes. Mais les onze hommes qui se réunissaient au siège du Conseil militaire se moquaient pas mal du temps qu’il faisait. Ils ne s’étaient pas retrouvés ensemble depuis un bon bout de temps et personne n’était resté inactif dans l’intervalle. Chaque groupe avait réuni ses membres et avait arrêté sa stratégie sur le fameux document de « retour à une vie constitutionnelle normale ». Avant que ne s’ouvre la réunion de clarification qui devait édifier tout un chacun sur son devenir dans quelques mois, aucun des clans n’était entièrement sûr de l’état de ses forces. Les conjurés de Novembre 68 n’avaient jamais formé une entité soudée, ils constituaient plutôt une addition d’intérêts. Ils savaient donc que les glissements étaient possibles d’un groupe à l’autre en fonction de ce qui pouvait être proposé aux éléments flottants ou aux indécis. Ce matin là, les visages étaient fermés et la tension particulièrement palpable chez les participants. Les sentinelles militaires, qui étaient postées à l’entrée du bâtiment, remarquèrent que Niguèlin était arrivé le premier et Tiéni le dernier.

    Le Chef, lui, s’était installé de bonne heure dans son bureau. Mais ce jour-là, contrairement à ce qui se faisait habituellement, seuls Fankélé et Sumalé montèrent le voir pour le saluer. Tous les autres se dirigèrent directement vers la salle de réunion. Là, également le silence qui régnait était inhabituel. Kramo tirait nerveusement sur une cigarette en sa qualité de seul fumeur du groupe. Dèssè s’essaya à plaisanter avec lui, mais il comprit au visage fermé et à la moustache frémissante de son compagnon qu’il avait intérêt à laisser tomber. Ussuby lui était monté voir le Chef avant de venir s’asseoir dans la salle après que les autres se soient mis au garde à vous pour le saluer. Il était le seul colonel du groupe présent, les autres avaient tous le grade de lieutenant-colonel. Fankélé, le secrétaire permanent du Conseil militaire, fit plusieurs fois l’aller et retour entre le bureau du Chef où se trouvait toujours Sumalé et la salle de réunion. Niguèlin pour sa part n’avait pas desserré les dents depuis qu’il s’était assis. A une question que lui posait Tiéni, il répondit par un hochement de tête sans quitter des yeux le mur devant lui. Ceux qui le connaissaient avaient remarqué qu’il avait accordé la plus grande attention à sa tenue de ce jour là. Il portait en effet un treillis neuf, d’un vert éclatant et qui moulait sa silhouette mince et nerveuse. L’apparition de Sumalé dans la salle annonça l’arrivée imminente du Chef. Celui-ci entra salué par un garde-à-vous impeccable des autres qui s’étaient levés et raidis dans un ensemble parfait.

    Le « Colonel » avait les traits serrés. Il rendit le salut à ses compagnons et d’un geste retenu leur fit signe de s’asseoir. Son aide de camp avait déposé sa lourde serviette contre une chaise à son côté avant de s’éclipser rapidement. Le débat était maintenant ouvert. Les témoins relevèrent très vite plusieurs détails traduisant la très grande tension qui habitait le Chef. D’habitude, ce dernier ouvrait sans protocole les réunions du Conseil. Cette fois-ci, il avait dérogé à cette règle et avait rédigé de sa propre main une courte déclaration liminaire qu’il se mit à lire. Mais il buta à plusieurs reprises dans la restitution du document qu’il avait pourtant lui-même rédigé. Son bégaiement, qu’il avait su plus ou moins dompter ces derniers mois en faisant preuve d’un calme très contenu, ressurgit à cette occasion et rendait sa lecture encore plus saccadée. Le Chef se rendait bien compte que certains dans la salle suivaient avec un regard presque hostile ses efforts de reprise en main et il boucla hâtivement la lecture de son texte. Comme pour gagner du temps, il demanda ensuite à Sumalé de donner les grandes orientations du parti constitutionnel qu’il entendait mettre en chantier et dont les organisations de femmes et de jeunes étaient déjà installées. Personne ne broncha pendant la lecture fastidieuse du texte qui était assez long. Personne ne fit non plus de remarques quand l’intervenant eut terminé. Parmi les points exposés par Sumalé aucun n’était en effet essentiel.

    Tous les officiers présents dans la pièce avaient participé à la campagne du référendum organisée trois ans auparavant. Chacun savait donc parfaitement ce que comportait le retour à la vie constitutionnelle normale. Une bonne heure a donc été perdue dans des détails très secondaires avant que le vif du débat soit abordé et que se trouve posée la grande question : qu’allait devenir le Conseil militaire de libération ? Le Chef prit un air étonné quand fut soulevé le problème et répondit, comme si la chose allait d’elle-même, que le Conseil militaire s’auto dissoudrait évidemment dès que seraient mises en place les instances dirigeantes du parti à l’issue du congrès constitutif. Un petit mouvement d’agacement accueillit cette réponse qui n’en était pas une. Un des « jeunes » prit la parole pour poser à nouveau la question, mais dans une forme beaucoup plus précise : que deviendraient les membres du Conseil militaire ? Le Chef s’embarqua dans une argumentation fumeuse de laquelle il ressortait qu’il serait loisible à chaque membre du Conseil d’aller se faire « élire à la base », d’entrer dans le jeu démocratique et par ce biais, d’accéder aux instances dirigeantes du parti.

    LE PIEGE S’EST REFERME – Niguèlin, dont les yeux brillaient maintenant de colère, demanda dans quel fief le Chef lui-même irait militer et se faire élire. Sumalé prévoyait la question et annonça prudemment que le sort du Chef devrait faire l’objet d’un consensus à établir entre eux. C’était d’ailleurs là l’un des principaux objectifs de la réunion. Tiéni prit à son tour la parole pour demander avec une lourde ironie s’il était vraiment utile de trancher par consensus le sort du Chef, puisque ce dernier pourrait très facilement se faire élire à Kayes au détriment de Ussuby. Personne n’avait l’envergure nécessaire pour le concurrencer. Sumalé, poursuivit-il avec le même ton sarcastique, trouverait peut-être sa place à Bamafilè, Niguèlin à Mourdhia et Fankélé à San. Pour les autres, reconnut-il, il y aurait problème. Car Niéfing et lui, Tièni, risqueraient de se bousculer à Bougouni ; Koutiala serait trop petit pour accueillir à la fois Kramo et Diaraba. Quant à Dèssè, malgré qu’il ait apparemment un fief tout trouvé, il n’était pas absolument certain que Kati veuille de lui. Et enfin Suruman irait à Sikasso que personne ne songerait à lui disputer. « Où bien ? » La question ne fut évidemment pas répondue. D’habitude, Tiéni était le boute-en-train du Conseil militaire et il savait faire rire tout le monde avec ses traits d’esprit. Mais ce jour là, ses yeux étaient restés glacés pendant qu’il parlait. Ses plaisanteries avaient été lancées avec un ton froid et elles ajoutaient à la gêne de plus en plus perceptible dans la salle de réunion.

    Diaraba brisa le silence en posant la question de savoir si tout le monde pouvait adhérer au parti. Avant que le Chef n’ait ouvert la bouche pour répondre, Niguèlin lança d’une voix grinçante : « Pourquoi pas ? Y a-t-il dans cette salle des citoyens meilleurs que d’autres ? En tous les cas, moi je n’en vois pas ». Sa pique déclencha des réactions diverses. Le Chef prit la parole pour dire qu’effectivement nul dans la salle ne pouvait se prétendre au-dessus des autres. « Mais, ajouta-t-il en prenant un ton ferme, ce qui est certain, c’est que tous les membres du Conseil militaire ne pourront pas devenir membres de la direction du parti. De cela, il ne peut pas être question, sinon à quoi bon annoncer la fin du régime d’exception ? ». Cette fois-ci les hostilités étaient bien engagées. Les « jeunes » qui s’attendaient à ce que, poussé dans ses derniers retranchements, le patron fasse cette prise de position se regardèrent pour savoir qui allait lui porter la réplique. Niguèlin allait ouvrir la bouche lorsqu’à la surprise générale Ussuby le devança. A vrai dire, personne ne s’attendait à ce que cet officier placide se porte à l’offensive dans une situation comme celle-ci. C’était un homme très mesuré et qui se mettait toujours à l’écart des polémiques puisque le Chef le respectait et même qu’il le traitait comme « son grand frère ». Son ton était d’ailleurs des plus neutres, quand il commença son intervention. Il prit tout le monde de court en interpellant le chef par son prénom. Ce qui ne se faisait pratiquement jamais lors des réunions du Conseil. « Tu ne peux pas nous imposer cela, dit-il au « N°1 », et sur quelle base tu le ferais ? Ce que je veux dire est clair, nous n’avons pas fait le 19 novembre pour que l’un d’entre nous dicte ses volontés au groupe. C’est avec l’acceptation de tous que tu as été intronisé Chef, ce sera également de commun accord que nous allons régler cette épineuse question. Ceux d’entre nous qu’on veut mettre hors du parti, quelle garantie peut-on leur donner que dans un mois ou dans un an on ne va pas les « cravater » au motif qu’ils préparent un coup d’État ?

    Donc réfléchissons à la meilleure manière de nous en sortir, mais de nous en sortir tous ensemble ». Ussuby avait à peine fini sa tirade que Tiéni embraya : « Si nous démissionnons tous et que nous refusons ensemble d’entrer dans le parti, nous nous retrouverons tous dans les casernes. Les institutions que nous mettrons en place, nous pourrons les contrôler et les surveiller à partir de notre position, n’est-ce pas Sumalé ? Retirons-nous donc tous ensemble ». Fankélé s’opposa aussitôt à cette position qu’il estimait absurde. Il jeta un coup d’oeil dans la salle et crut déceler une majorité d’hésitants qui pourraient basculer dans le camp du Chef. Alors, il opta pour un passage en force en suggérant que le retour dans les casernes soit mis aux voix. Ce n’était pas la première fois que le Conseil procédait ainsi depuis qu’il tenait ses réunions, mais cela n’avait jamais concerné un sujet aussi crucial que celui qui était abordé ce jour là. En effet, il s’agissait de voter pour un changement d’époque. Niguèlin dissimula un sourire sardonique. Le piège se refermait sur leurs adversaires, qui commettaient l’erreur de croire que les « passifs » étaient tacitement de leur côté. On se tourna vers le Chef pour recueillir son assentiment sur la proposition de Fankélé. Le patron marqua une hésitation très nette avant d’accepter. Nourrissait-il un doute sur les conclusions de Fankélé ? Personne ne saurait le dire. Ce qui était clair, c’était qu’il ignora délibérément le message de prudence que lui envoyaient les yeux ouvertement inquiets de Sumalé. Celui-ci en désespoir de cause prit la parole pour tenter de rattraper l’imprudence de ses deux compagnons. Il formula une solution de compromis : qu’on mette ensuite aux voix la proposition qui consisterait en ce que le Conseil militaire avant de s’auto dissoudre choisisse cinq de ses membres à envoyer dans les instances dirigeantes du futur parti.

    COMME UNE DISSOLUTION ANTICIPEE – Tiéni lui fit savoir qu’il fallait procéder par étape et que puisque tout le monde était d’accord pour que l’on mette aux voix la proposition de son « grand frère » Fankélé, on devait procéder à cette votation. On verrait ensuite s’il était utile d’examiner la suggestion de Sumalé. Il en fut ainsi et sur les onze membres présents sept prirent le parti du retour de tous dans les casernes. Seuls le Chef, Diaraba, Fankélé, Sumalé et Nièfing s’abstinrent, mais le mal était irréparable. On venait pour la première fois de l’existence du Conseil de mettre le patron en minorité par six voix contre cinq. Ussuby tenta d’obtenir une pause pour limiter les dégâts, mais autant vouloir arrêter la mer avec ses bras tendus. Le débat était engagé et les jeunes étaient d’avis qu’on le vide entièrement et une fois pour toutes. « La question de notre avenir ne doit plus jamais revenir sur le tapis », insista Niguèlin. Tiéni s’empressa de faire remarquer que le résultat du vote rendait caduque la proposition de Sumalé. Puisque tous retournaient dans les casernes, il ne pouvait être question d’en laisser ressortir cinq qui allaient profiter des délices du parti unique. Il passa au bambara pour lancer ce fameux trait d’esprit : « Ntè kono ta, n’ta fè ka n’sinè muso konoma yé » (Je ne tombe pas en état de grossesse, mais je ne tiens pas non plus à voir ma coépouse enceinte). Ses partisans éclatèrent de rire devant le ton facétieux qu’il avait pris pour lancer sa boutade.

    Le Chef rappela tout le monde à l’ordre et demanda que les autres points inscrits soient discutés. Son ton avait été particulièrement sec et ses compagnons virent tous qu’il contenait très mal sa colère. Sa mise au point faite sans ménagement était avant tout destinée à rétablir l’autorité qu’il n’avait pas pue démontrer quelques instants auparavant. Vers seize heures, la réunion prit fin. Elle avait duré sept bonnes heures. Au sortir de la salle, les observateurs, qui eux-mêmes avaient les visages marqués par l’anxiété (tous connaissaient l’enjeu de la réunion), essayaient de lire sur la figure des participants quelle avait été la conclusion des débats. Le clan des jeunes était, bien sûr, rayonnant et discutait en riant aux éclats. Tous savaient pourtant au sortir de la salle que le Conseil militaire avait vécu, mais personne ne le proclamait. C’était comme une dissolution anticipée puisque une dizaine de jours après cette importante réunion, le Chef lui-même donna des ordres pour qu’aucun des membres du clan de Niguélin n’ait plus accès à son domicile. La rupture était consommée et définitive.

    Le directeur de la police en représailles fit mettre toutes les lignes téléphoniques du Chef sur écoute. Il se doutait bien que son « grand frère » n’allait pas rester sur son échec, mais il ne pouvait pas deviner quelle serait exactement sa réaction. Pour le moment, le patron se limitait à bouder ceux qui lui avaient infligé le camouflet, mais personne ne pensait que sa riposte se limiterait à cette seule manifestation de dépit. Pour en avoir le cœur net, Tiéni lança la mobilisation générale de son réseau de renseignement. Mais il ne partagea ses vraies inquiétudes qu’avec un noyau restreint de personnes qu’il considérait comme les plus loyaux de ses collaborateurs. Le clan des « jeunes » put mesurer lors des fêtes de fin d’année la ténacité de la rancoeur du Chef. Certains d’entre eux voulurent aller lui présenter leurs voeux à domicile, mais ils se heurtèrent au refus gêné des soldats qui gardaient la résidence. Kramo et Tiéni se virent donc « refoulés » lors de cette nuit de la Saint Sylvestre, alors qu’à cette occasion ils se livraient toujours à une blague aux dépens de Béréni qu’ils considéraient comme leur « belle-sœur ». L’incident resta en travers de la gorge du second, tandis que Kramo s’en accommoda pour des raisons que nous vous expliquerons dans le futur. Niguèlin avait pourtant voulu dissuader ses camarades de se rendre au domicile du Chef en leur prédisant qu’ils s’exposeraient à une vexation, mais Tiéni n’avait voulu en faire qu’à sa tête et il avait entraîné Kramo dans son coup.

    Le Chef pendant ce temps préparait sa contre-offensive. A la mi-décembre déja il avait convoqué Niguèlin pour un tête à tête assez tendu. Ce fut en tous les cas la conclusion tirée par ceux qui avaient vu le visage très fermé du ministre de la Défense à sa sortie du bureau du patron. Mais même Tiéni, d’ordinaire très perspicace, n’avait pas pu apprendre ce que s’étaient réellement dit les deux hommes puisque Niguèlin ne daigna pas lui donner le moindre indice. En janvier 1978, le Chef posa son premier pion. Le 6 de ce mois là, il convoqua le Conseil pour l’informer d’une importante décision qu’il allait prendre. Il en parla avec Ussuby qui était monté le voir avant le début de la réunion. Ce jour là, contrairement à Novembre, il avait l’air très détendu. Tiéni, qui arriva le premier à cette réunion et qui était allé directement saluer le patron dans son bureau, prit bonne note de ce changement d’humeur et il en tira la conclusion que son « grand frère » voulait enterrer définitivement la hache de guerre. Il prit Kramo de côté et partagea avec lui ses impressions avant l’arrivée des autres. Niguèlin resta taciturne et tendu comme en novembre puisque Ussuby l’avait informé des intentions du Chef. Dix minutes avant l’entrée du Chef dans la salle de réunion Tiéni lui aussi fut informé. Il contacta Dèssè et Suruman. Plus curieux, on vit Niguèlin converser avec Niéfing. Or, d’ordinaire ces deux là ne s’entendaient pas du tout et se parlaient à peine. Le Chef s’installa et sans autre forme de précaution, il informa ses compagnons de son intention de procéder dès le lendemain (le 7) à un remaniement de « son » gouvernement. Tiéni fit semblant d’être pris de court par l’annonce et posa du tac au tac la question, qui était dans tous les esprits. « Pourquoi ? » Le Chef développa une argumentation sommaire, avant de dévoiler les changements qui touchaient les membres du Conseil militaire. Niguèlin devait quitter son super ministère (Défense, Intérieur, Sécurité) pour les transports et télécommunications. Ussuby le remplacerait et Kramo irait aux Affaires étrangères. Diaraba retrouverait son ancien portefeuille, les Finances et Nièfing entrerait dans le gouvernement.

    « NOUS SOMMES TOUS EGAUX » – Dire que l’effet de surprise fut total serait rester en deçà de la vérité. Tiéni demanda la parole pour reposer sa question avant d’argumenter : « Nous sommes à six mois de notre sortie, le retour à la vie constitutionnelle est prévu pour juin. Qu’est-ce qui peut justifier votre décision de procéder à un remaniement aussi important ? Et même si cela doit se faire, vous ne pensez pas que vous auriez dû prendre notre avis ? Car les changements de poste ne vont pas sans conséquence ». Le ton de Tiéni était lourd de sous-entendus lorsqu’il prononça la dernière phrase. Un silence pesant s’installa dans la salle de réunion. Après avoir jeté un coup d’œil circulaire comme pour mesurer le rapport de forces, le chef de Sûreté demanda que l’opportunité d’un remaniement puisse être mise aux voix. Tiéni prit un ton inhabituellement grave pour expliquer sa proposition. « Je n’aime pas trop les votes, dit-il, mais trancher les situations difficiles en mettant la décision aux voix est un principe sacro-saint que nous avons établi et qui rappelle que nous sommes tous égaux à l’intérieur du Conseil militaire. Moi, je demande que nous votions contre le changement d’équipe parce que j’estime qu’un remaniement du gouvernement intervenant maintenant serait interprété par les gens comme la confirmation de dissensions en notre sein. Or nous devons préparer unis notre départ en juin. Soit nous présentons un front uni, soit cela peut mal se terminer ». Kramo prit la parole pour renchérir sur la mise au vote de la décision. Il rappela ce qui était pour lui une vérité évidente. « Le gouvernement, souligna-t-il, est l’émanation du Conseil militaire dont nous sommes les membres ». C’était là une manière de remettre en mémoire au patron qu’il était seulement « le premier parmi les égaux ». Ussuby s’exprima lui aussi dans ce sens, bien qu’il aurait été un des grands bénéficiaires du changement décidé par le chef du gouvernement. Kramo et lui se trouvant du même côté alors que le remaniement leur aurait offert de la promotion, la décision du « N°1 » se vidait de tout son sens. Le vote, qui eut lieu, délivra sa conclusion logique : le Chef fut une nouvelle fois « mis en minorité ».

    Le lendemain de bonne heure, il prit son téléphone et demanda à Kramo de venir le voir au bureau. Le visiteur demeura extrêmement discret sur cet entretien, et Tiéni qui avait eu vent de cette rencontre se garda bien d’essayer de lui soutirer les vers du nez. Ce qui était clair, c’était que les jours suivants, la situation s’est encore tendue davantage entre les membres du Conseil qui ne se réunissait plus depuis le fameux remaniement avorté. Tiéni avait après cet épisode carrément choisi son camp. Mais malgré ses recherches, il n’arrivait toujours pas à savoir quel était l’état d’esprit du Chef en ce début d’année. Ce dernier était loin de s’être résigné à accepter la contestation initiée par les jeunes. Le passage ayant échoué, il avait décidé de travailler avec plus de patience. Il avait rapproché de plus en plus de lui l’homme qui était considéré comme le meilleur ami du chef de la Sûreté. Le chef d’escadron Dula, comme on le surnommait, était un officier de gendarmerie. Quand le patron eut la conviction que son nouvel allié avait complètement basculé de son côté, il le fit appeler au début de février pour lui confier de manière solennelle sa sécurité personnelle. Il lui demanda d’assurer cette mission le plus discrètement possible et de s’en rapporter à lui seul pour toutes les modalités. Comme Dula s’étonnait de ce luxe de précautions, le patron déclara alors à son nouvel homme de confiance qu’il voulait partager avec lui à cœur ouvert les inquiétudes que lui inspirait la conduite de Tiéni. « Je sais que c’est ton meilleur ami, dit-il, mais depuis un certain temps il se laisse inféoder de manière imprudente à Niguèlin. Or ce dernier m’est devenu complètement hostile depuis que je l’ai appelé en décembre pour lui poser des questions, sur l’origine de l’important parc auto qu’il possède. Il en avait confié la gestion à un de ses frères avant de le lui retirer pour vouloir construire maintenant une…usine. Où a t-il trouvé autant d’argent ? » Qu’est ce que cet entretien avec Niguèlin induisait ?

    Apparemment rien, mais si l’on se réfère au passé d’il y a deux ans, le Chef prenait ainsi une revanche sur le ministre de la défense et de l’intérieur, qui l’avait mis devant les faits de prévarication de Horonkolon qu’il fit mettre sous surveillance serrée à l’époque. Dula, qui ignorait tout de ces coups bas secrets entre les deux hommes, fut surpris par la sévérité de ce jugement mais le Chef n’alla pas plus loin dans ses accusations. Par contre, il conseilla à son interlocuteur d’aller voir la Cheftaine qui lui en dirait beaucoup plus que lui. « Je suis un homme et je ne peux entrer dans certaines considérations », avait-il conclu. On pouvait prêter tous les défauts du monde au boss, mais une chose était à mettre sans discussion à son crédit : il connaissait parfaitement la psychologie des officiers qu’il côtoyait et il savait sur quel point sensible appuyer pour les mettre en action. Il avait bien senti que Dula commençait à en avoir assez de vivre dans l’ombre de son ami. Et cela même si les liens qui unissaient les deux hommes semblaient à première vue indéfectibles. La cheftaine se chargea de faire comprendre à l’officier que l’heure des grandes tâches avait sonné pour lui. A condition qu’il sache dès maintenant choisir son camp. Elle n’eut aucune peine à obtenir le ralliement plein et entier de son visiteur. Mais le connaissant bien, elle lui recommanda avec insistance de ne rien changer dans ses habitudes avec Tiéni.

    Le conseil de la cheftaine n’était pas superflu. En effet, Dula n’était pas un homme très subtil et très vite Tiéni se rendit compte que son « frère » semblait prendre ses distances avec lui. Il lui en fit la remarque et Dula, se remémorant la recommandation qui lui avait été faite, eut un coup de génie : il fit une réponse très plausible. Il eut l’habileté de dire qu’effectivement il n’était pas dans son assiette ces derniers temps. « Je sais qu’entre le boss et toi, les choses ne sont plus comme avant, indiqua-t-il, et je réfléchissais à la meilleure manière de vous rapprocher à nouveau. Mais je dois dire que jusqu’à présent je ne vois pas très bien comment je vais m’y prendre pour vous réconcilier ». Tiéni, habituellement soupçonneux, crut sur parole Dula. Il est vrai que la situation de tension avec le Chef le mettait lui aussi mal à l’aise, mais il est tout aussi vrai qu’à l’époque les capacités intellectuelles du chef de la Sûreté s’émoussaient sérieusement. Devenu insomniaque, il s’injectait des doses importantes d’un produit pharmaceutique auquel il était devenu complètement « accro ». Dula n’ignorait rien de cette dérive et il rapporta l’information au Chef. Il paraît que celui-ci prit alors un air faussement apitoyé et fit ce commentaire : « Fotan, no tè a kè tiogo tè ni yé » (expression littéralement intraduisible, mais qu’on pourrait restituer par la formule française « Voilà qui explique pourquoi il n’est plus lui-même ! ») Investi de la confiance du Chef, Dula montait en puissance en ce début du mois de février. Chargé de gérer les éléments de la sécurité rapprochée du patron, il prit l’initiative de dégager du groupe des gardes du corps des hommes qu’il savait fidèles à Tiéni, et de les remplacer par des éléments en qui il avait entièrement confiance. Ce faisant, il outrepassait ses prérogatives, mais il était certain d’être couvert par son nouveau protecteur et savait surtout qu’il ne viendrait pas à l’esprit de Tiéni de le soupçonner. Sa manoeuvre fut cependant portée à la connaissance de son supérieur hiérarchique direct.

    DIVISES, PUIS « CRAVATES » – Celui-ci informa Tiéni dont il était proche. Mais le chef de la Sûreté banalisa l’information, car il ne pouvait pas imaginer une seule seconde que Dula, dont il avait donné le prénom à l’un de ses garçons, pourrait entreprendre quoi que ce soit contre lui. Niguèlin, qui eut lui aussi écho de l’affaire, alla voir Tiéni dans la deuxième semaine de février et le mit en garde. Le Chef, lui rappela-t-il, savait retourner les hommes et ce ne serait pas la première fois qu’il mettrait dos à dos deux amis. Il excellait d’ailleurs dans ce genre de manoeuvre et y avait recouru à plusieurs reprises dans le passé pour inverser des rapports de force qui lui étaient au départ défavorables. Niguèlin avait d’ailleurs une expression imagée pour traduire l’habileté de son adversaire. Il disait : « Ni a doon na i ni jula gari tiè i bè a tikè ka fili » (S’il se glisse entre toi et ton talisman de ceinture, tu couperas ce dernier pour le jeter – autrement dit, il est capable de te faire te débarrasser de ce qui constitue ta meilleure protection). Niguèlin rappelait que si les conjurés de novembre n’avaient pas, à plusieurs reprises, fait bloc pour contrer le patron ce dernier les aurait immanquablement divisés puis « cravatés » (c’était une de ses expressions favorites) un à un. Le leader des « jeunes » était d’ailleurs las de la période d’observation ouverte depuis les deux réunions de clarification et il suggérait à demi mot : « Après tout, on pourrait l’écarter et mettre Ussuby à sa place. » Le boss devait se rendre à Nioro quelques jours plus tard et l’occasion pouvait être mise à profit pour l’y faire rester pour de bon.

    Mais à vrai dire Tiéni n’était pas très chaud pour un affrontement. Il disait que le retour commun dans les casernes résoudrait le problème. Kramo était d’un avis différent. Pour lui, le groupe d’en face s’activait pour mettre en place le scénario de leur neutralisation. En quoi il ne se trompait pas. Le boss développait sa tactique d’encerclement, encouragée par Béréni. Cette dernière était certaine que s’ils ne reprenaient pas l’initiative, leurs jours de pouvoir étaient comptés. Elle avait d’ailleurs dit à une de ses amies que ses enfants et elle allaient « se mettre à l’abri en dehors du pays avant de se faire attraper ». Ces paroles furent rapportées à Tiéni qui comprit alors que l’affaire était sérieuse. Mais il commit une grosse erreur de jugement. Pour lui il suffirait de frapper celle qu’il considérait comme le « mauvais génie du patron » pour rappeler à ce dernier le vrai rapport de forces et l’inciter à se calmer. Lors d’une rencontre avec Niguèlin et Kramo, il fit savoir (sans entrer dans les détails) que si la cheftaine avait envie de jouer au petit jeu de l’intoxication, elle allait trouver à qui parler. Il regagna ses bureaux, sonna ses bras droits et mit en oeuvre une tactique qu’avaient utilisée ceux qu’il avait combattu avec le plus de férocité ; c’est à dire les opposants politiques. Il fit confectionner un tract dans lequel il dénonçait avec virulence les magouilles financières de la Cheftaine, en même temps que ses visées « d’Impératrice ». Il fit tirer ce pamphlet en plusieurs milliers d’exemplaires, ordonna que les paquets soient embarqués dans un véhicule et supervisa lui-même la dispersion des tracts dans toutes les garnisons de la capitale et de Kati. Comme déclaration de guerre, on ne pouvait faire plus explicite. Ni plus maladroit. C’est pourquoi Niguèlin entra dans une violente colère quand il apprit l’initiative de Tiéni. Sa fureur redoubla quand on lui remit le fameux tract, qui s’attaquait violemment à la femme du patron et dont la distribution venait juste de commencer. Il appela aussitôt son allié pour le sermonner.

    La manoeuvre, à son avis, était puérile et surtout précipitée. L’adversaire allait se mettre sur ses gardes et il serait désormais très difficile à surprendre. Tiéni était désorienté par la réaction de son supérieur hiérarchique. Il tenta d’expliquer que pour lui, il était important que la vraie nature et les projets de la cheftaine soient dévoilés. Il était aussi nécessaire que tout le monde sache qu’elle était le « vrai facteur » de division. Niguèlin interrompit violemment l’argumentation bredouillante de Tiéni. Il fit comprendre à ce dernier qu’il ne se rabaisserait jamais à combattre une femme. « Ce n’est pas Béréni mon adversaire, laissa-t-il tomber d’une voix tranchante, mais le boss ». Il demanda au chef de la Sûreté de récupérer tous ses tracts et les détruire. Puis il raccrocha violemment. Il savait que ses ordres seraient respectés à la lettre, mais il n’était pas tranquille pour autant. Il se rendait compte que Tiéni, qui aurait dû être le pilier de son action, était en train de « faiblir dangereusement » et qu’il fallait absolument garder un oeil sur lui. Sinon, il alignerait les bêtises et mettrait tous leurs projets en péril. Tiéni fit effectivement récupérer les tracts, mais il ordonna que quelques exemplaires restent quand même en circulation pour, disait-il, que les soldats soient édifiés. Dula, qui disposait de plusieurs taupes dans la maison de son ami, ne tarda pas à être averti du fin mot de l’affaire. Il alla voir le Chef à une heure avancée de la nuit pour tout lui dévoiler dans les moindres détails. Le patron réveilla Sumalé au téléphone et lorsque ce dernier le rejoignit, il lui plaça entre les mains le fameux tract qui s’attaquait violemment à sa femme. A trois, ils discutèrent des mesures à prendre et écartèrent l’éventualité d’une confrontation ouverte.

    Le boss était entré dans une rage froide et paraissait habité d’une détermination batailleuse : puisque les jeunes estimaient qu’il n’avait pas joué un rôle primordial dans le coup d’État de novembre 1968, il allait leur prouver qu’en science militaire ils avaient encore beaucoup à apprendre de lui. Ils allaient se rendre compte qu’il était leur chef naturel en expérience, en grade et en ancienneté. « Quand on coupe la tête du serpent, on peut faire une corde de ce qui en reste », renchérit Sumalé, partisan d’une action rapide. Le plan arrêté était d’attirer les plus dangereux des « jeunes » dans un guet-apens qui leur serait tendu au siège du Conseil militaire. Et suprême raffinement, dans le bureau du Chef. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun d’entre eux de refuser de venir répondre à une convocation du « N°1 ». Les dispositions pratiques à prendre pour neutraliser les futurs prisonniers furent confiées à Dula. La rencontre du trio fut rapportée à Tiéni, qui aussitôt soupçonna qu’il se tramait quelque chose de louche. Mais ses informateurs, qui avaient vu son ami entrer dans la résidence du Chef à une heure avancée de la nuit, furent incapables de lui dire à quelle heure il avait quitté les lieux. Pour la bonne raison qu’ils ne l’avaient même pas vu ressortir. En fait Sumalé et Dula, après l’entrevue avec le boss, avaient peaufiné le plan d’action chez le premier nommé, dont le domicile était contigu à celui du patron. Ils s’étaient retirés par une petite porte dérobée, située au fond du jardin. Les deux hommes avaient travaillé jusqu’aux aurores sur le choix des gendarmes qu’ils commettraient très bientôt à des tâches plus que spéciales.

    (à suivre)

    TIEMOGOBA

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