Les révélations de Fakoly (4) : Les conjures de novembre

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    La jonction entre les futurs putschistes ne s’est pas faite sans mal, ni arrière-pensées.

    Mais avant de reprendre le fil de notre récit, il nous faut revenir à une promesse que nous avions faite dans l’avant-dernier épisode et que nous n’avons pas pu tenir à force d’expliquer les liens complexes qui se sont, au fil du temps, noués entre les putschistes pendant l’exercice du pouvoir. Il nous faut à présent revenir aux événements de novembre 1968 et rétablir la clarté sur certains faits. Il y a eu sur le coup d’Etat une flopée de versions dans lesquelles les moins méritants se sont donnés le plus beau rôle. En le faisant ces hommes, qui recherchaient la lumière, trahissaient le serment du secret qu’eux et leurs compagnons avaient initialement observé sur leur action. Mon ami Zanké se dit toujours étonné de la facilité avec laquelle l’Histoire se réécrit dans notre pays. Quel que soit le nombre de témoins vivants vous trouverez toujours des héros de la 25ème heure, et des petits malins qui vont essayer de récupérer à leur profit la gloire des autres. Vous verrez inévitablement sortir de leur trou des impudents qui vont s’inventer un passé de combattants, et qui n’hésitent pas à exiger que la Nation entière leur rende enfin justice. « On n’y peut rien, soupire mon ami, c’est l’époque qui veut cela. Les grands hommes se font de plus en plus rares et les opportunistes essaient de remplir la place que les personnes de mérite ont laissée. Mais comme ils n’ont aucune qualité particulière qui les impose d’emblée aux yeux des autres, ils sont obligés de parler sans arrêt pour que, de guerre lasse, les citoyens finissent par leur accorder la considération qu’ils recherchent ». On peut considérer les événements de novembre 1968 comme un complot à quatorze exécutants. Il est donc inévitable qu’avec un tel nombre d’acteurs les éclairages proposés ensuite soient multiples. Chaque homme engagé dans l’aventure sait ce qu’il a réellement fait ou pas fait. Mais une chose est sûre : bien que montée par des officiers, l’opération depuis sa préparation ne s’est pas faite dans la stricte observation de la hiérarchie militaire.

    L’importance de chacun des participants était fixée proportionnellement au rôle qu’il avait joué dans la réussite de cette entreprise à risques. Au sujet du 19 novembre on a raconté beaucoup de choses, et le grand patron lui-même avait profité un soir d’une émission de radio pour se donner tout le beau rôle en sa qualité de coordinateur. Cela était normal puisqu’au moment où il le faisait, il n’y avait plus personne auprès de lui pour porter la contradiction sur tel ou tel fait. Tiéni, Niguèlin, Tièba et Adiya reposaient sous terre ; Makana avait déjà purgé son temps de détention au Nord avant le début des années 80 ; Ussuby et Dèssè finissaient à peine de purger leur peine dans les salines de Taoudéni ; Kramo n’avait pas épuisé son temps de condamnation ; Fankélé avait été contraint à l’exil dans un pays voisin, après que son ami lui eut fait d’énormes misères après que le Parti-Etat a été créé grâce au fameux « retour à une vie constitutionnelle normale ». Les autres survivants du Conseil (Diaraba, Sumalé, Nièfing et Suruman) qui étaient toujours « en activité », n’existaient plus vraiment puisqu’ils étaient réduits à l’état de comparses. Ils se contentaient des rentes que leur procurait le parti unique. Le boss pouvait donc raconter ce qu’il voulait, aucune voix n’osait s’élever pour donner une autre vérité.

    Cependant il y avait un point sur lequel le patron, lors de l’émission, avait dit la stricte vérité. La liesse populaire, qui avait accueilli le coup d’Etat, avait été délirante. Elle exprimait un réel soulagement après les dernières années de plomb du socialisme à la malienne. La milice, bras séculier du régime du Yèrèdia, avait réussi à se faire unanimement détester après qu’elle ait succédé aux brigades de vigilance. Elle avait commencé par multiplier les interdits les plus ridicules au nom de la morale révolutionnaire (pas de minijupes, pas de pantalons moulants). Puis elle s’était fait haïr en étendant la délation jusqu’à l’intérieur des familles, où les proches osaient à peine parler à coeur ouvert les uns devant les autres. En outre, de ce climat pesant imposé par les miliciens, la vie quotidienne était devenue intenable. Les coopératives de consommation dans lesquelles les citoyens étaient obligés de se ravitailler présentaient des rayonnages généralement vides. Le citadin moyen, astreint à faire de longues queues, se voyait proposer des rations de misère. Ou pas de rations du tout, car les pénuries étaient fréquentes. Les trafiquants s’étaient multipliés et minaient encore un peu plus l’économie déjà fortement ébranlée du pays. Tout cela n’était pas ignoré du pouvoir. Les citoyens en étaient venus à souhaiter secrètement la fin du régime, et ils y pensaient de plus en plus depuis que se multipliaient les annonces de coups d’Etat dans des pays voisins.

    Mais ce fut celui qui se déroula au Ghana en mars 1966 qui suscita la plus grande émotion dans le pays. Les événements dans la patrie de N’Krumah poussèrent en outre le Parti Yèrèdia à se braquer et à se laisser aller à une mauvaise réaction. Poussant son ingérence dans le quotidien des gens, il voulut accentuer les mesures de collectivisation en instituant des repas communs dans les quartiers de Bamako divisés en bandes. Sur le plan politique, les faucons du régime conduits par Dossokoro firent triompher leur tactique de durcissement. Ils avaient notamment obtenu la dissolution de l’Assemblée nationale sans réel motif. Ils avaient juste prétendu qu’il fallait neutraliser la « bourgeoisie compradore » qui s’était développée au sein du Parti et qui « suçait le sang du peuple ». La « révolution active » déclenchée le 22 août et qui intervenait cinq mois après les évènements du Ghana, contribua à un spectaculaire nettoyage dans les rangs du parti. Le Yèrèdia se saborda littéralement en renvoyant tout son Bureau politique national. La chasse aux sorcières s’engagea sous la forme d’une opération visant à jeter le discrédit sur certaines personnalités à travers ce qu’on désigna pompeusement « opération taxi ». L’amalgame devint un puissant moyen de salir ceux que la direction du parti avait écarté de toute forme de gestion.

    LES MURMURES DE MECONTENTEMENT – A la place du bureau politique dissout fut créée une institution épouvantail, le Comité de défense nationale de la révolution (CDNR) qui fut mis en place dans une atmosphère électrisée par les slogans et les chants révolutionnaires. En fait, l’avènement du CDNR signifiât que l’aile dite « modérée » du Yèrèdia était écartée du pouvoir de décision. Certains dirigeants furent poussés dehors sans ménagement, quelques-uns mis à la retraite pure et simple, d’autres placés sous surveillance au motif qu’ils s’étaient enrichis de manière inexplicable. Un grand show dénommé « Opération taxi », et qui se traduisit par la mise en fourrière de dizaines de véhicules de transport, permit de rendre publics les noms de cadres qui s’étaient soit disant transformés en hommes d’affaires clandestins. Une chape autoritaire s’installait dans tous les domaines de la société. Il suffisait qu’un simple citoyen s’entende taxé ou simplement se voie soupçonné d’être un « contre-révolutionnaire » pour qu’il connaisse les pires ennuis. Dans ce domaine, la milice dite « populaire » détenait un pouvoir quasi illimité pour mener sa chasse aux sorcières. Elle se livrait avec d’autant plus de zèle à cet exercice que dans ses rangs se comptaient de nombreux arrivistes et des aigris sociaux, qui trouvaient là une occasion idéale pour régler leurs comptes avec ceux qui leur avaient porté ombrage. Ou avec ceux qui possédaient ce que eux convoitaient, depuis une jolie épouse jusqu’à une position sociale enviable.

    Les excès de la milice prirent une telle ampleur que certains compagnons loyaux du Grand homme – qui avait été baptisé « Guide de la révolution » – vinrent le mettre en garde contre ce monstre qui avait été créé pour les besoins de la cause et qui désormais échappait à tout contrôle. Troublé, le Grand homme demanda à voir clair sur tout ce qui se faisait en son nom et sous sa couverture. Mais il ignorait que sa réaction venait tardivement et qu’après deux ans de révolution le temps lui était compté. L’époque se prêtait en effet à une intervention de l’armée car le pouvoir, à force d’augmenter la pression sur les simples citoyens, avait amené ces derniers au bord de l’asphyxie. De plus, les autorités avaient commis l’erreur de négliger l’armée. Les éléments de celle-ci ne comprenaient pas que les miliciens soient mieux habillés et mieux équipés qu’eux. Ces griefs et bien d’autres circulaient dans les casernes, y entraînant une grogne certes sourde, mais qui se cherchait un exutoire. Ce fut dans ses conditions que le « complot de Novembre » prit naissance au sein d’anciens éléments de l’Ecole militaire inter armes basée à l’époque à Kati. L’établissement avait été créé par le premier chef d’Etat-major des forces armées maliennes qui, voyant l’écart grandissant entre les anciens officiers et les jeunes sortis de l’école française de Fréjus, décida de mettre en place une catégorie intermédiaire apte au commandement de petites unités. Le niveau de recrutement de la première promotion ne fut pas très élevé. Mais lorsqu’elle fut versée dans le service actif, cette promotion bénéficia d’un avantage que ne possédaient pas les officiers plus anciens : les nouveaux venus étaient plus proches de la troupe et possédaient plus d’emprise sur les sous-officiers que leurs commandants d’unité. Ils entendaient donc les murmures de mécontentement qui montaient des rangs. Ces murmures s’amplifièrent quand l’on apprit que l’Etat-major se préparait à envoyer les soldats cultiver les champs.

    Les hommes se sentaient rabaissés par le traitement qui allait leur être infligé. La mesure préparée de longue date n’attendait plus que le feu vert du Comité de défense de la révolution. Niguèlin, rentré quelques mois plus tôt d’un stage en Grande Bretagne, profita d’une réunion de promotion au « Mess des officiers » (un milieu qu’il a toujours fréquenté) pour mettre le problème sur le tapis. Mais lorsqu’il vit se multiplier autour de lui les regards fuyants, il eut un réflexe bienvenu en disant haut et fort qu’en tant que « soldats du développement et du devoir », ses promotionnaires et lui ne pouvaient qu’approuver les mesures que prendraient les autorités. Tout le monde hocha vigoureusement de la tête, mais cela n’empêcha pas que le lendemain, Niguèlin eut à s’expliquer devant son chef pour les « sujets bizarres » qu’il soulevait. La première occasion qui avait été donnée aux futurs putschistes pour confronter leurs opinions respectives ne fut donc pas exploitée. Le mois suivant à Ségou un des futurs auteurs du coup d’Etat de novembre, Suruman, ne prit pas de gants pour critiquer avec une verdeur insoupçonnée les agissements de la milice. Un de ses parents, dit-il, avait vu son foyer voler en éclats quand le chef local des miliciens avait jeté son dévolu sur l’épouse du malheureux. Fankélé se trouvait lui aussi dans la capitale des Balazans, où se déroulaient des examens de sous-officiers (CAT2), sous la conduite d’un capitaine dénommé (à juste titre) Djamané. Il enregistra la colère de son cadet et le soir au dîner il lui demanda s’ils étaient nombreux à penser comme lui.

    « IL VOUS FAUDRA CHOISIR » – Suruman lui répondit un peu sèchement qu’il n’avait fait qu’exprimer une opinion toute personnelle puisque c’était un de ses cousins qui était en cause. « Mon problème est mon problème et j’ai laissé échapper ma frustration, un point c’est tout ; précisa de manière péremptoire le jeune lieutenant ». Fankélé, devant cette réponse peu engageante, s’abstint de dire à son cadet que lui aussi portait une appréciation très critique envers le régime. Au moment de l’épisode de Ségou, il était un des meilleurs amis et camarade de promotion du futur « No1 » et à eux deux, ils nourrissaient un projet de putsch. Cependant ils n’avaient pris aucun contact opérationnel, ne tenant pas à se faire arrêter pour avoir voulu aller trop vite dans les préparatifs. Suruman, lui, ignorait tous ces projets et à son retour quand il rencontra son camarade de promotion Niguèlin, il lui fit part de l’incident qui laissa son camarade songeur. Une semaine plus tard, Niguèlin fit convoquer Tiéni, Kramo, Suruman, Dèssè. On pourrait se demander à quel titre Niguèlin prenait de telles initiatives. La raison est toute simple : il était le plus âgé de tout le groupe et de plus il était déjà un professionnel aguerri quand la promotion entrait à l’Ecole militaire en 1962. Pour cette première réunion, Dèssè fut porté absent. Il avait expliqué à ses compagnons qu’il devait obligatoirement assister à un office religieux dans une église. Cette prise de contact, qui s’était tenue au mois de juillet 1968, marqua le véritable début des préparatifs du coup d’Etat. Un incident bizarre se produisit d’ailleurs à cette occasion. Au sortir de leur entrevue qu’ils avaient voulu discrète, les futurs conjurés rencontrèrent un capitaine qui lança en guise de boutade : « Alors, jeunes gens qu’est-ce que vous complotez à cette heure crépusculaire ? »

    Le petit groupe fut glacé jusqu’au sang par cette remarque, mais Niguèlin retrouva vite ses esprits pour répondre au plaisantin : « Rien d’autre que ton assassinat, mon capitaine ». Son ton était si froid que le supérieur préféra ne pas relever le caractère impertinent de la remarque. L’incident fut clos et les futurs putschistes décidèrent aussitôt de se tenir à carreau. Ils se donnèrent aussi un mot de passe pour se mettre en garde. Cela consistait à se lancer l’expression : « A Noël ! » Ce qui voulait dire en clair : « On sursoit aux réunions ». Cependant Tiéni décida de son propre chef de surveiller Fankélé. Pour lui les commentaires et les questions, que ce dernier avait adressés à Suruman, lors des examens de Ségou, n’étaient pas fortuits. Et il se demandait si leur initiative de putsch n’était pas également envisagée par un autre groupe d’officiers. Tiéni se rendit vite compte que Fankélé se rendait souvent chez le futur patron que lui aussi connaissait déjà bien, mais qu’il ne pensait pas intéresser par un projet de coup d’Etat. Un soir alors qu’il faisait le guet devant le domicile du boss, habillé en haillons pour ne pas être reconnu il vit sortir de la maison Fankélé, Horonkolo et Sumalé. Ce dernier était chargé des visites à l’intendance du palais de Koulouba. Tiéni, qui avait l’esprit agile, comprit que son intuition était fondée et qu’il lui fallait agir vite s’il ne voulait pas que les initiatives des deux groupes se neutralisent au lieu de se compléter. Le lendemain il alla donc voir Sumalé son camarade de promotion dont il était très proche. Ils discutèrent de tout et de rien. En le raccompagnant, l’autre lui dit que sa visite tombait bien, car le « Surgé » (pour « surveillant général » – surnom qu’ils avaient donné au futur patron alors que ce dernier était leur directeur des études à l’Ecole inter armes) voulait justement le voir. Tiéni n’y vit aucun inconvénient et rencontra donc le futur « N°1 ». Les deux hommes se comprirent à demi-mot, même si aucun d’entre eux ne dévoila ses projets réels. Mais avant de partir, Tiéni fit une remarque que son « Surgé » encaissa en sursautant légèrement : « Vous ne pouvez pas, lui dit-il, être avec les miliciens et vous trouver dans notre camp en même temps. Il vous faudra choisir ». L’allusion était claire, car le futur patron était à cette époque avec Nièfing un instructeur de la milice populaire. A ce titre, le régime le considérait comme un officier d’entière confiance. Les pions se mettaient progressivement en place, mais la jonction n’était toujours pas faite entre les deux groupes. Au mois d’août, Tiéni, Kramo et Niguèlin se trouvèrent par une nuit pluvieuse derrière le fleuve. Ils discutèrent longuement dans la voiture du premier nommé. « Discuter » n’était sans doute pas le terme approprié. Ce fut en fait Tiéni qui tint le crachoir, car il disposait d’une provision impressionnante de faits qu’il voulait donner en réflexion à ses compagnons. Il livra donc en vrac ses soupçons, ses relevés de filatures, ses conversations et les rumeurs qu’il avait recueillies.

    ECOUTER ET SE TAIRE – Ce jour là, le groupe décida de faire entrer dans le jeu « son » gradé. Ce dernier était un capitaine, Ussuby, qui avait servi au Palais avant d’être écarté parce que pesait sur lui le soupçon d’entretenir des liens étroits avec la première Dame de l’époque. En fait, l’officier avait été victime d’une cabale montée par deux clans rivaux, qui tournaient dans le cercle présidentiel et il n’y avait pas une once de vérité dans ce qui lui était imputé. On voulait l’écarter de la garde présidentielle et on y était parvenu puisqu’il fut remplacé par un officier, Dialy, tellement droit dans ses bottes que le président en personne n’a pas manqué de le féliciter un mois seulement après sa prise de service. Cependant avant de contacter son poulain, le groupe de Niguèlin voulut savoir comment l’autre camp avait réagi au coup de sonde opéré par Tiéni. La préparation des festivités du 22 septembre donna aux deux clans de conjurés l’occasion de pouvoir se rencontrer pour échanger sans attirer l’attention. Le camp de Kati, où se faisaient les répétitions de défilé, était en pleine effervescence et personne ne s’occupait de ce que faisaient les autres. Niguèlin, Tiéni et Suruman, en attendant un signe des « autres », s’étaient chargés d’entreprendre cinq sous-officiers (trois sergents-chefs et deux adjudants) très influents dans les différentes armes, et qui se dirent prêts à marcher les yeux fermés avec eux. Dèssè était chargé de faire le point avec les artilleurs, mais visiblement il tergiversait. Niguèlin le comprit et entreprit lui-même les contacts dans ce secteur névralgique, car en cas d’échec il fallait, comme on dit, préparer la réplique. Celle-ci, selon les conspirateurs qui étaient déterminés à aller jusqu’au bout, consistait à envoyer des obus de mortier sur le Palais.

    Le second adjudant du groupe des fidèles, contacté par Tiéni, était un homme plus que précieux. Il servait en effet chez les parachutistes et son influence dans la troupe dépassait largement l’autorité de son commandant de compagnie, jugé comme un « m’as-tu vu » par la jeune génération. De plus ce capitaine, Yèlèko, était l’éclaireur qu’on avait envoyé avec un contingent dans les champs collectifs de la Région de Sikasso. Le clan Niguèlin était donc très avancé dans son schéma d’opération quand Fankélé le rencontra au nom du second groupe. Il suggéra que les conversations communes se déroulent chez un capitaine, celui-là même qui serait menacé de mort par Niguèlin juste à la veille de leurs premières réunions. Les jeunes tinrent cependant à tirer les choses au clair. Dans le groupe, dirent-ils, l’ancienneté dans le grade (ils étaient presque tous lieutenants) compterait peu. Il n’était pas question d’introduire une quelconque préséance hiérarchique pendant la préparation du coup. Ils prenaient tous ensemble les mêmes risques. Chacun serait jugé sur la qualité de sa contribution. Niguèlin fut le plus déterminé en énonçant cette règle, et tout le groupe de ses compagnons l’appuya à fond. Fankélé assura que cette clause ne pouvait constituer un point de discorde entre eux. Les deux clans se rejoignirent donc et ce jour là, sans que personne ne le dise à haute voix, le coup d’Etat entrait dans sa phase décisive. Au sortir de l’entrevue, Niguèlin et Tiéni entreprirent de contacter, très vite, les sous-officiers qui leur étaient acquis en leur demandant de faire « le mort ». Ils les prévinrent que d’autres personnes les entreprendraient pour obtenir leur ralliement. La consigne pour les sous-officiers face à ces approches était simple : ils devaient se limiter à écouter et se taire. En attendant que sonne l’heure de l’action, les deux lieutenants, sur leurs fonds propres, s’employaient à résoudre les petits problèmes matériels de leurs fidèles et à entretenir leur zèle.

    Tiéni, de son côté, avait repris la surveillance qu’il exerçait sur l’autre groupe. Il apprit une chose qui fut précieuse pour leur clan : Fankélé dans sa quête effrénée de contacts avait pris des initiatives imprudentes. Il avait notamment approché Alassi un capitaine dont l’autorité morale était reconnue par tout le camp de Kati, mais qui passait pour un fidèle invétéré du régime. Ce dernier, troublé par une démarche qu’il ne s’expliquait pas bien, avait convoqué le lendemain le futur boss qu’il savait proche de Fankélé et l’avait soumis à un interrogatoire serré. L’autre avait d’abord serré les lèvres et gardé un silence obstiné. A bout de patience, le capitaine s’était emporté et avait traité son interlocuteur de « fayot » (traître). Il était allé jusqu’à le menacer de révéler aux autorités politiques ce dans quoi il trempait. Le futur patron, sentant que cette mise en garde n’était pas une menace lancée en l’air, avait fini par regarder son vis-à-vis droit dans les yeux. Il lui avait dit de sa voix la plus ferme qu’il ne complotait pas et ne comploterait jamais dans son dos. Il lui avait aussi fait savoir que Fankélé était une tête brûlée, qui ne savait pas ce qu’il disait, mais qu’il ne passerait jamais à l’action. Il lui avait également assuré qu’il tenait à l’oeil des jeunes qui commençaient à s’agiter. Il avait enfin juré qu’au grand jamais il n’entreprendrait quelque chose sans en référer à Alassi qui était son premier protecteur dans l’armée.

    UN REFUS CLAIR ET NET – Mais il nous faut dire une chose que peu de gens savent. Alassi que tout le monde croyait entièrement dévoué au régime avait lui aussi un projet de coup d’Etat, et s’il avait appelé le futur patron c’était surtout pour s’assurer que ce dernier ne lui faucherait pas l’herbe sous les pieds. Alassi avait entamé ses préparatifs avec deux autres capitaines et le hasard fit que tous les trois se retrouvèrent à l’Etat-major pour donner des explications sur les rumeurs d’agitation de la troupe basée à Kati. Ce jour là, sans s’en rendre compte, le trio sauva la mise aux vrais conspirateurs. En effet, Alassi et ses amis mirent toute leur conviction pour rassurer leur hiérarchie et lui faire croire que les rumeurs de complot militaire étaient dénuées de tout fondement. Tous ces détails n’intéressaient pas trop les jeunes lieutenants. Pour eux, le plus important était de garder l’homogénéité du groupe. Il était donc hors de question de laisser leur « affaire » devenir une sorte de fourre-tout dans lequel serait intégré n’importe qui avec un projet de putsch plus ou moins avancé.

    Tiéni, qui avait un flair incroyable pour détecter les embrouilles, se disait que l’attitude du capitaine Alassi était des plus suspectes. A force de recoupements, il comprit que si l’entrevue à l’Etat-major s’était terminée sans conséquences fâcheuses pour Fankélé et le futur patron, c’était tout simplement parce que Alassi avait lui-même un projet de putsch. Sinon il n’aurait pas gardé pour lui ses soupçons et en aurait très vite fait part aux officiers supérieurs. Tiéni n’appréciait pas du tout l’intrusion des trois capitaines et il proposa à son groupe d’appuyer le clan de Fankélé plutôt que celui de Alassi. A son avis, s’ils lançaient leur coup d’Etat avec le trio de capitaines, ils auraient toutes les peines du monde à contrôler ces derniers en cas de réussite. Alors qu’avec le clan Fankélé, tout le monde partait à égalité. Niguèlin donna son accord. Mais à la condition expresse que le futur boss et ses complices surveillent Alassi pour que celui-ci ne prenne pas de l’avance dans ses projets. Fankélé et ses amis, auxquels le message fut transmis, ne pouvaient pas protester. C’était en effet leur faute si les capitaines avaient eu la puce à l’oreille. C’était donc à eux de réparer leur bourde. Car celle-ci faisait que désormais le temps jouait contre les putschistes, qui pouvaient à tout moment être devancés par Alassi et ses camarades. On était déjà en début Novembre. Le clan du futur boss avait lui aussi une taupe au sein du groupe des « jeunes ». C’était le lieutenant Diaraba des armes blindées. Ce dernier demanda à Niguèlin et ses compagnons d’accélérer le mouvement. Mais il commit l’erreur de proposer d’inclure deux capitaines tout acquis à leur cause, dont Horonkolo, spécialiste des transmissions. Sur ces candidatures, le refus de Niguèlin fut clair et net. Pour lui, il était hors de question que les capitaines les dépossèdent de leur affaire. Niguélin recueillit sans peine l’accord de ses compagnons sur cette question. Certains de ceux-ci portaient déjà un jugement négatif sur cette catégorie d’officiers qu’ils jugeaient « trop intellos ».

    En outre, soulignait Niguélin, le groupe des futurs putschistes, tel qu’il était constitué, renfermait déjà suffisamment de capitaines avec les Ussuby, Tiéba, Makana et Adiya. Les « jeunes » avaient désormais hâte de boucler leur affaire et cela fut fait au bout de trois réunions menées au pas de charge. Ce que les jeunes ignoraient c’était qu’entretemps le clan Fankélé avait chargé le futur « N°1 », qui s’était rendu à Kayes pour voir son père, de prévenir le capitaine Djamané pour que ce dernier les rallie. L’officier l’a t-il fait ? Lui seul peut répondre à cette question. Pour démentir cela Fankélé dira que c’était plus tôt le contraire car c’était Djamané qui devait transmettre un message au futur chef. De toute manière, l’élargissement du groupe n’était plus possible avec la fin de non recevoir des jeunes. Celle-ci fermait la porte à certains capitaines au nombre desquels Horonkolo et Djamané n’étaient pas les moins bien placés. Le mouvement se précipita à partir de là. Il fut décidé d’opérer pendant que le président serait en tournée à Mopti. Car lui présent dans la capitale, les choses étaient plus compliquées à mener à bien. Le groupe de Niguèlin, Tiéni, Kramo, Dèssè et Suruman délégua Diaraba pour les représenter lors de la dernière réunion de mise au point des opérations. Les putschistes ne voulaient en effet plus de rencontre élargie, qui aurait fatalement attiré l’attention de la hiérarchie de l’armée.

    LES APPETITS S’AIGUISENT – Le message que Diaraba leur apporta au retour de la rencontre était que : « les enfants seront circoncis le mardi ». C’était là le mot de passe du coup d’Etat. Niguèlin, à ce moment là, prit sur lui d’aller menacer le capitaine chez qui se tenaient les réunions, et envers lequel il ne nourrissait qu’une confiance mitigée d’après des détails assez troublants. Il savait que quelque part il y avait eu fuite de leur projet, mais il ignorait en direction de qui précisément et quelles avaient été les informations livrées. Le groupe maintint néanmoins son calendrier et dans la nuit du lundi 18 novembre 1968, les opérations d’arrestation des officiers supérieurs furent entamées sous la conduite de Sumalé, qui disposait d’un groupe de parachutistes conduit par Djalan qui assura l’essentiel des opérations d’arrestation dans le quartier de l’état-major. Le mardi 19, à deux heures du matin, les troupes furent mises en branle vers la capitale. Niguèlin raconta plus tard à Zanké que cette nuit là, il perdit ses illusions sur certains de ses compagnons. Ces derniers, révéla-t-il, durent se soûler pour se donner du cœur ventre et aller jusqu’au bout des opérations. Il les sentait fébriles et nerveux. Tiéni avait accompli sa tâche qui consistait à prendre le quartier général de la milice populaire logé au « Stade Mokédian ». Auparavant quand il vit la nervosité générale s’installer avant le début des opérations il préconisa qu’en cas d’échec chacun se mette une balle dans la tête plutôt que de se laisser arrêter.

    A l’aube le commando de parachutistes de Djalan, placé sous les ordres de Tiéni et appuyé par un véhicule auto-mitrailleur commandé par Diaraba s’est ébranlé sur la route de Koulikoro. Le groupe plaça l’engin en travers de la route aux alentours de Massala. Le Président, malgré qu’il ait été informé de la situation à bord du bateau bien avant l’aube, tint à honorer l’accueil de la population koulikoroise avant d’ordonner que le convoi s’ébranle vers la capitale. Aux environs de 9 heures le convoi présidentiel freina à l’endroit du guet-apens et l’on procéda à l’arrestation de Mokédian. Il fut embarqué dans le véhicule auto-mitrailleur. On l’amena à la garnison de Kati et là les débats s’engagèrent dans une salle surchauffée. Contrairement à ce que certains voulurent faire croire par la suite, les putschistes avaient bien tenté dans un premier temps de convaincre le Grand homme de rester au pouvoir, mais de changer le régime politique. Ce à quoi le prisonnier se refusa. Il regretta que l’armée, qu’il avait lui-même tenu à former, l’ait trahi au profit du « camp impérialiste ». Mais il se disait certain que les putschistes ne constituaient pas la branche saine de cette armée. Son discours asséné avec calme et conviction eut le don d’énerver Niguèlin. Avec la verdeur de langage qu’on lui connaissait, l’officier demanda alors que le Président soit exécuté sur le champ et qu’on en finisse avec toutes ces tergiversations. Cette intervention brutale eut le don de réveiller le groupe de putschistes qui, après avoir réussi son coup d’état, donnait l’impression de ne pas savoir comment gérer son propre succès, et la suite des événements. Djalan fut chargé du célèbre prisonnier avec un sous-officier des blindés Bédary tandis que les « vrais putschistes » étaient invités à se retrouver à la Maison du peuple (la Permanence du parti) choisie comme quartier général (Q.G) des putschistes. On aborda alors la question de la constitution du « Conseil militaire de libération nationale » et surtout de sa direction. Aussi incroyable que cela puisse paraître il n’y avait pas eu de réunion préalable pour décider de quoi que ce soit en cas d’aboutissement du « coup d’état. Il a fallu alors improviser. Les appétits commencèrent à s’aiguiser à ce moment précis. Le directeur de l’Ecole militaire, en sa qualité d’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé (capitaine), se posa naturellement comme candidat pour prendre la tête du Conseil. Il faisait fit du fait que ce fut au futur « No1 » qu’il devait d’être coopté. Mais le clan des « jeunes » avait déjà son schéma tout prêt. Et naturellement ce fut encore Niguèlin qui, avec l’appui des capitaines de leur camp (Ussuby et Tiéba), mit le pied dans le plat en décrétant que le poste de « N°1 » reviendrait au « Surgé ». Le directeur devint le N°2 et Diaraba leur camarade de promotion et représentant le N°3. « Nous ne tenions pas à nous retrouver au départ au devant de la scène », expliqua Niguélin à Zankè. Ce choix allait plus tard rendre service aux « jeunes » quand le Conseil commença à maîtriser les rouages du pouvoir.

    (à suivre)

    TIEMOGOBA

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