Les révélations de Fakoly (3) : Niguelin passe à l’attaque

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    Les jeunes putschistes décident de sévir contre les profiteurs qui n’ont pris aucun risque en novembre 68.

    Avant d’en venir à la vraie histoire du coup d’Etat de novembre 1968, il faudrait sans doute faire une étude sociologique du corps des officiers vers le milieu des années 70. On y trouvait d’abord les putschistes qui eux-mêmes se divisaient en « anciens » (placés sous l’influence de Fankélé) et « jeunes » (qui se reconnaissaient le duo Niguèlin/Tiéni comme chef de file). Ensuite on rencontrait une génération d’officiers subalternes frais émoulus des écoles militaires, et qui venaient tout juste de prendre service ou qui ne servaient pas encore dans l’armée au moment des évènements de novembre. Enfin dans un troisième groupe étaient rassemblés des officiers qui avaient été parmi les jeunes loups de la 1ère République, et qui avaient ensuite tourné casaque pour faire allégeance aux putschistes.

    Pourtant Mokèdian, le Chef qui avait conduit le pays à l’indépendance, avait beaucoup misé sur ce troisième groupe pour constituer ce qu’il appelait le fer de lance de la nouvelle armée du peuple. Dans un premier temps, le Président n’avait pas été déçu par ses protégés. Lorsqu’il avait fallu notamment s’opposer de manière énergique à la première rébellion dans le Septentrion malien, certains des nouveaux arrivants se signalèrent par leur engagement.

    Le grand leader crut alors qu’il tenait là un groupe d’hommes dévoués à sa cause et à travers lesquels il pouvait prendre le pouls de l’armée. Mais il s’était trompé lourdement sur la profondeur de leur dévouement. En novembre ceux-là même, qu’il croyait être ses plus sûrs remparts dans l’armée, rallièrent sans murmure et sans opposition le clan des putschistes. Ce fut un coup dur pour le « Grand homme », et à ceux qui lui rendaient visite en prison il répétait souvent qu’il s’était senti « plus trahi par ces officiers là », qu’il considérait comme ses propres jeunes frères, que par les auteurs même du coup d’Etat.

    En recueillant ces confidences, tous les proches de l’ancien Chef savaient de qui ce dernier voulait parler, il s’agissait de quelques officiers tels que Dianfa, Yélèko, Horonkolon, Djamané, Djito, Bussuru, Tidjo, Namakoro, Samburu, Namory, Kibili et autres jeunes capitaines ou lieutenants dont il serait fastidieux de citer tous les noms. Dans la troupe, on les regardait avec ironie lorsqu’ils passaient.

    Les putschistes eux-mêmes savaient qu’il était impossible de maintenir les « ralliés » au sein de la Grande muette où ils avaient perdu tout prestige. On les versa donc soit dans l’administration du territoire, soit à des postes où ils n’exerçaient aucun commandement militaire. Ces officiers, qui avaient tourné leur veste alors qu’ils étaient considérés comme des piliers de l’ancien régime, étaient pris dans une sorte d’engrenage infernal. Ils étaient chaque fois obligés de donner des preuves de loyauté aux putschistes de crainte que ceux-ci ne doutent de la sincérité de leur ralliement, ou ne les fassent arrêter pour les mettre dans une des charretées de militaires à condamner pour tentative de coup d’Etat. Cela les poussait parfois à faire preuve de zèle. A cette époque, entre militaires, les choses étaient très simples.

    Règle numéro Un : celui qui n’est pas entièrement avec vous est susceptible d’être entièrement contre vous. Règle numéro Deux : le doute ne doit jamais profiter au suspect, au premier soupçon c’était la prison et le bagne du grand Nord (comme on le disait à l’époque). La peur du lendemain avait donc rendu les ralliés dociles, mais dans le même temps, elle leur avait valu le mépris des « jeunes » du Conseil militaire. Niguèlin, dans son ministère, était devenu le chef hiérarchique direct de plusieurs de ces officiers. Il avait confié à Zanké qu’autrefois il avait admiré certains de ces hommes, et que c’était cette admiration qui l’avait incité à endosser l’uniforme et même à servir sous leur ordre.

    Mais lorsqu’il avait approché ses anciennes idoles et qu’il avait pu mesurer à quel point celles-ci se rabaissaient devant les nouveaux maîtres, il s’était mis à les mépriser de manière tout aussi féroce. Et presque militante. Il ne se privait pas de leur faire subir des brimades gratuites, rien que pour voir jusqu’à quel point ces hommes pouvaient plier. En outre, il avait constitué des dossiers compromettants sur chacun d’eux. Car les ralliés n’avaient pas seulement trahi l’ancien Chef, ils étaient devenus aussi coureurs de pagnes et parfois plus accapareurs que les plus avides des putschistes.

    MALADE DE PEUR – Les ralliés avaient une peur bleue de Niguèlin et c’est sans doute pourquoi ils se rapprochaient du « N°1 » pour obtenir sa protection. Mais celle-ci était impuissante à les couvrir très souvent. Leur ministre était au courant de toutes leurs démarches et il leur faisait payer cher chacune de leurs intrigues. Kramo, un des jeunes, jubilait lui aussi devant les basses manoeuvres de ceux qu’il appelait les « vieux ». Un jour, il lança à la face de l’un d’entre eux : « Aw bè siran malo mi niè o malo kèra dix neuf novembre doon » (La honte que vous semblez tant craindre vous a déjà frappé le jour du dix-neuf novembre). Niguèlin était d’une vigilance particulière envers les « ralliés ». Il savait qu’ils ne brillaient pas par leur courage, mais il n’ignorait pas non plus que le jour où il relâcherait la pression sur eux, ils en profiteraient pour solder tous leurs comptes avec lui. Il les convoquait donc souvent dans son bureau pour leur signifier et leur faire signer leur décision de mise aux « arrêts de rigueur » (punition réglementaire infligée à un officier pris en faute et qu’il est tenu de signer). Ils encaissaient ces punitions sans murmure.

     En tant que ministre de la Défense, Niguèlin disposait de toute latitude pour sévir et les sanctions qu’il infligeait marquaient de manière indélébile les dossiers militaires des ralliés. Il en alla ainsi jusqu’au jour où, il s’attaqua à Horonkolon, qu’il savait protéger par la Cheftaine. Cette dernière crut bon d’intercéder pour son ami. Mal lui en prit, car Niguèlin lui fit répondre que « son » prisonnier purgerait sa punition jusqu’au bout, et qu’il saurait gré à la dame de ne plus intervenir à l’avenir dans les affaires militaires. En fait, l’intercession de la Cheftaine n’était pas guidée par une quelconque bonté d’âme.

    L’officier indélicat, qui se trouvait à un poste administratif important, était de mèche avec elle dans la conduite de grosses affaires de spéculation immobilière, et elle craignait que pressé de trop près par Niguèlin il ne lâche certaines révélations gênantes. Le ministre, instruit au début de l’année 1977 des magouilles de son collaborateur par les dossiers montés pour lui par Tiéni, avait décidé de laisser courir l’affaire pour coincer plus sûrement son homme lorsque l’envie lui en viendrait.

    Le rallié, qui ne se doutait pas qu’on le laissait aller au bout d’une longue corde, avait oublié très vite toute prudence et se mit à détourner par louches entières, comme on le dit. En outre il pensait que l’amitié de la cheftaine était suffisante comme bouclier le jour où on s’aviserait à lui faire des ennuis. En quoi il se trompait lourdement. Niguèlin, lorsqu’il se trouva en possession d’un dossier consistant, le prit sous le bras pour aller rencontrer le « N°1 ». Ce dernier, extrêmement gêné devant l’accumulation de preuves contre le protégé de sa compagne, ne put s’empêcher de sursauter quand ses yeux se posèrent sur le dernier chiffre du dossier. Ce chiffre estimait de manière approximative le montant des sommes que le tandem avait amassées.

    Le Chef ne put murmurer que cela n’était « pas possible », tant il fut estomaqué. Niguèlin assis face à lui attendait impassible qu’il ait fini et qu’il prenne une décision. Le Chef leva vers lui des yeux complètement désorientés. Que se dirent les deux hommes ? Niguèlin ne le rapporta à personne, sauf en partie à Tiéni. Tout ce qu’on sait, c’est qu’après cela le ministre fit appeler Horonkolon et lui dévoila le contenu des charges qu’il possédait contre ce subordonné trop gourmand. L’officier indélicat ne put rien dire, mais une fois rentré chez lui, il se mit au lit et faisant appeler sa compagne, il lui demanda de signaler à ses proches qu’il avait été victime d’une alerte cardiaque des plus sérieuses et qu’il n’était pas en état de se tenir debout. Niguèlin, lorsqu’on lui apprit la nouvelle, se limita à émettre un ricanement sarcastique.

    Toute cette mise en scène ne l’impressionnait guère et il affirma que « son » futur prisonnier était tout simplement malade de peur. Il fit savoir qu’il aurait la bonté d’attendre que l’autre soit guéri pour lui faire subir le sort qu’il méritait. Le commentaire fit littéralement paniquer Horonkolon. L’officier indélicat obtint de se faire admettre à l’hôpital et la Cheftaine fit répandre le bruit selon lequel son protégé serait atteint d’un mal difficile à soigner sur place et qu’il se trouverait même à l’article de la mort.

    Tiéni, à qui on rapporta ces racontars, riposta en faisant diffuser une autre rumeur par ses services. Il fit susurrer dans les « Grins » généralement bien informés de Bamako, que Horonkolon s’exposait à finir en prison pour avoir commis le plus gros détournement de l’histoire du pouvoir militaire. Cette « précision » à peine dévoilée, les chiffres les plus fantaisistes commencèrent à circuler pour se stabiliser pas loin du milliard de francs maliens. Cependant rien ne transparut de la complicité de la Cheftaine avec Horonkolon. Ce qui prouvait que Tiéni malgré l’approfondissement du fossé entre les deux clans tenait toujours à protéger le Chef et sa famille.

    “TOP TRES SECRET” – Ce scrupule importait peu au taciturne Niguèlin, obstinément décidé à punir son collaborateur vorace. Kramo, que tout le monde craignait pour la verdeur de son langage, n’hésitait pas à dire brutalement la vérité dans son cercle d’amis. Pour lui, ce n’était pas la malhonnêteté de Horonkolon qui était en cause, mais son effronterie. « Comment peut-on admettre disait Kramo qu’un homme de paille, qui n’a aucun mérite sauf celui d’être proche de la Cheftaine, se serve plus dans la marmite publique que ceux qui ont risqué leur vie le 19 novembre ? A ce que je sache, concluait-il, la Cheftaine n’est pas un membre coopté du Conseil militaire ».

    Le Chef, à qui on avait rapporté ces propos désobligeants, fit convoquer un matin Tiéni et lui exposa son amertume. Il disait avoir une entière confiance en Tiéni et Niguèlin. C’était pourquoi il ne comprenait pas que ceux-ci veuillent à tout prix exposer le linge sale du groupe au dehors. Il rappela qu’il avait donné aux deux hommes les responsabilités les plus importantes pour la survie du régime (la Sécurité, la Défense et l’Intérieur). Sa crainte désormais était que les deux piliers ne se dérobent, auquel cas ils mettraient tout l’édifice par terre.

    Le ton avec lequel tout cela fut dit provoqua une profonde émotion chez Tiéni. Ce dernier, faut-il le rappeler, était à sa manière un sentimental, malgré les airs de dur qu’il affichait dans ses rapports avec la plupart des gens. Justement le Chef connaissait cette faiblesse de son « Dogo » et c’est sur elle qu’il jouait en l’entretenant à part de la sorte. Il savait aussi que Tiéni était le seul membre du groupe des jeunes à éprouver une vraie affection fraternelle pour lui. Une affection que ses proches compagnons ne partageaient pas.

    Aussi lorsque le chef de la Sûreté rapporta les états d’âme de son interlocuteur à Niguèlin et à Kramo, ceux-ci le traitèrent de naïf. Pour eux, le Chef était dans le plus grand des embarras et il faisait feu de tout bois pour s’en sortir. Les deux officiers firent remarquer à Tiéni que depuis 1968, il n’avait jamais eu un entretien aussi prolongé en tête à tête avec le patron.

    Pourquoi alors ce besoin de se confier se manifestait-il maintenant ? Pourquoi cette volonté de rappeler des liens privilégiés entretenus avec le chef de la Sûreté ? Tiéni dut reconnaître à contrecœur la pertinence de ces interrogations et sans le dire aux deux autres, il dut admettre que le patron se servait de lui pour faire fléchir Niguèlin. Le ministre avait en effet durci sa position vis-à-vis de Horonkolon. Ce dernier était toujours couché dans un hôpital bamakois, mais Niguèlin avait fait placer une garde vigilante devant la porte de sa chambre. Il donnait ainsi la preuve qu’il tenait à conduire cette affaire à sa manière. En effet, les soldats postés là comme sentinelles n’avaient de compte à rendre qu’à lui.

    Le ministre étudiait personnellement les demandes de visites et en avait accordé déjà trois à la Cheftaine. A la quatrième il se rebiffa et demanda à la dame de remettre à plus tard son entrevue avec son protégé. Pendant ce temps il fit cuisiner l’homme par un service spécial de Tiéni. Ces inspecteurs particuliers n’eurent aucune peine à se faire expliciter par le prisonnier ses connexions avec la Cheftaine. Ce document fut classé : « Top très secret ». Horonkolon avait de bonnes raisons de parler. Il savait certes quels efforts la Cheftaine déployait pour le sortir de sa situation, mais il se rendait aussi compte que les dites démarches se révélaient sans résultats.

     C’était pourquoi il n’hésitait pas à se déboutonner, espérant se sauver à travers des aveux complets. Niguèlin l’avait d’ailleurs conseillé en ce sens, lors de la seule visite qu’il lui avait rendue. Il l’avait menacé ouvertement de le faire disparaître s’il ne disait pas ce qu’il savait. Le prévenu le savait capable de mettre à exécution cette mise en garde. Niguèlin avait adressé la même plusieurs années auparavant à un officier (un capitaine) chez qui se tenaient les préparatifs du putsch et chez qui se retrouvaient les deux groupes, qui allaient fusionner pour devenir le Conseil militaire.

    NI MANQUE DE RESPECT, NI FAMILIARITE DEPLACEE – Ce jour et juste à la veille du 19 novembre Niguèlin, après que se fut terminé le dernier rendez-vous des comploteurs, revint chez le capitaine qu’il soupçonnait de ne pas savoir tenir sa langue. Pour se faire comprendre de l’autre, il n’y alla pas par quatre chemins : il sortit son arme, la pointa sur la tempe de l’homme et le prévint qu’il l’abattrait sans aucune hésitation si jamais il lui revenait ne serait ce qu’une rumeur de trahison. La détermination qui se lisait dans ses yeux enfoncés dans leurs orbites glaça le sang de l’officier, qui plus tard reconnut avoir éprouvé ce jour là la plus grande trouille de sa vie. Il n’en avait parlé à Horonkolon que six ans plus tard en insistant sur le « manque d’humanité de ce type » là comme il l’appelait.

    L’histoire était connue dans le milieu des hauts gradés et Niguèlin inspirait une peur bleue à tous ceux-ci. Refermons cette parenthèse et revenons au prisonnier hospitalisé. Il avait avoué tout ce qu’il savait et attendait d’être fixé sur son sort. D’aucuns ne comprenaient pas pourquoi Niguèlin, qui était loin d’être un enfant de choeur question d’accaparement, s’acharnait ainsi sur Horonkolon.

    En fait, le ministre se donnait le droit de puiser comme il l’entendait dans les caisses publiques, parce que lui avait fait un coup d’Etat qui aurait pu lui coûter sa tête. C’était un droit qu’il n’était pas près de partager avec ceux qu’il désignait dédaigneusement sous le sobriquet de « vieux crocos » et qui se précipitaient sans vergogne pour profiter des fruits d’une victoire à laquelle ils n’avaient pas participé.

    De plus, précisait Niguèlin, ils se répandaient en commérages auprès du Chef pour bien se faire voir. Le ministre professait donc une solide antipathie pour ces “femmes là” (il les désignait ainsi également), incapables de prendre un risque, mais toujours partant pour s’asseoir à l’ombre et médire des autres. L’ami de Zanké visiblement ne cherchait qu’à démolir l’autre camp, et s’il avait accepté d’épargner la Cheftaine, il savait que l’occasion se présenterait un jour pour qu’il lui fasse sentir de quel côté tournait le bras de fer engagé. Et cette occasion ne se fit pas attendre. Horonkolon avait pratiquement purgé sa peine et son ministre ne l’avait pas encore officiellement relevé de son poste juteux.

    La Cheftaine, qui avait durement ressenti l’absence de son complice (le robinet s’était tari), oublia son amour-propre et se décida d’aller voir Niguèlin pour que celui-ci lui rende un service et accepte de maintenir en poste son protégé. Elle le fit en cachette de son compagnon qui était en visite à l’étranger et débarqua dans la salle d’attente du ministre un après-midi. Sa visite singulière créa bien évidemment un gros émoi dans le cabinet du ministre. Celui-ci s’était enfermé avec certains proches collaborateurs et avait ordonné de n’être dérangé sous aucun prétexte.

    Comment gérer cette situation extraordinaire ? Un des collaborateurs disparut dans un petit bureau d’à côté et téléphona en catastrophe à un officier supérieur qu’il savait assez proche du ministre. Appelé à la rescousse, l’intéressé que nous nommerons Diaby promit de rappliquer aussitôt. Le collaborateur soulagé vint informer la Cheftaine de son initiative. A sa grande surprise, cette dernière plissa avec irritation les yeux et lui dit : « i bè na n’yira dignè là wa (“Tu m’exposes au monde entier”, autrement dit “Tu devrais apprendre à tenir ta langue”). Tout penaud, l’homme fit sortir les personnes présentes dans la salle d’attente. Du moins les civils, car les militaires s’étaient éclipsés d’eux-mêmes.

    Peu après, Diaby arriva en trombe dans le salon, exécuta un garde-à-vous impeccable avant de s’avancer vers la Cheftaine, son sourire le plus accueillant aux lèvres. « Bazarde, que nous vaut l’honneur de votre visite ? », lui demanda-t-il. Cette appellation, que les civils ne comprendront sans doute pas, n’était pas un manque de respect ou un signe de familiarité déplacée. Elle signifiait seulement que Diaby se trouvait, comme Niguèlin, à une promotion derrière le compagnon de la dame et qu’il donnait à cette dernière le titre féminin qui allait avec sa situation matrimoniale. Cette dernière eut d’abord un réflexe de mauvaise humeur en disant qu’elle était venue voir le chef, et non ses sous-fifres. Diaby en perdit son sourire. La Cheftaine comprit en voyant son changement de physionomie qu’elle avait tort de maltraiter quelqu’un qui ne demandait qu’à se mettre à son service.

    AUCUNE AMITIE DANS LE REGARD – La Cheftaine savait aussi que son adversaire voulait la faire languir pour montrer que le rapport de forces était en sa faveur. Elle se força donc à sourire et lâcha sur un ton de plaisanterie : « Amène-moi ailleurs. Je ne veux pas que la cohorte, qui est en réunion avec le “bazar”, me trouve ici ». Diaby fit sortir l’officier d’ordonnance de son bureau et y casa la Cheftaine. Comme la porte se refermait, elle dit à l’adresse du « bazar » : « Fais tout pour qu’il sache que je suis là. Tu sauras même forcer sa porte pour faire plaisir à ton affreuse. Je me trompe ? » « Non madame répondit Diaby » qui, échaudé par la première remarque de la Cheftaine, voulait rapidement reprendre ses distances avec elle.

    Une dizaine de minutes plus tard, il revint pour annoncer à la visiteuse de marque que Niguèlin allait bientôt la recevoir. La réunion était terminée, indiqua-t-il, mais le ministre se trouvait au téléphone pour une communication urgente. La Cheftaine encaissa le coup, mais son amour-propre se révoltait contre cette rebuffade supplémentaire. Elle se leva brusquement et lança sèchement à Diaby que ce « bientôt » là ne lui convenait pas du tout. Car elle jugeait avoir assez attendu comme ça. Le « bazar » ne savait plus où se mettre, pris qu’il était dans le tourbillon d’une lutte secrète dont il ignorait les subtilités. Il crut qu’elle allait mettre sa menace à exécution et s’empressa de la supplier de patienter seulement cinq petites minutes.

    La Cheftaine, qui bluffait et n’avait aucune raison de se retirer, saisit la perche ainsi tendue pour répondre qu’elle en accordait deux, mais « pas plus ». Elle se rassit alors que Diaby disparaissait derrière la porte. Il ne revint plus, mais il s’écoula un gros quart d’heure avant que la porte ne soit ouverte par un autre officier supérieur que l’on disait être un ami proche de Niguèlin, Tiédjan. Mais en fait ce n’était pas tout à fait exact.

    La familiarité entre les deux officiers, tout comme celle qu’ils cultivaient avec Diaby, venait de ce qu’ils appartenaient tous trois à la même promotion de l’Ecole militaire inter-armes. Tiédjan aborda celle qu’il appelait son « affreuse » sur le ton de la plaisanterie, en clamant du haut de son mètre quatre-vingt-dix que son ami et lui allaient réparer le tort fait à la dame qu’on avait osé faire attendre. Tiédjan connaissait les subtilités du jeu qui se menait, et aussi on se pose la question de savoir s’il prenait un malin plaisir à remuer le couteau dans la plaie ? Sûrement pas puisqu’il savait la Cheftaine au bord de l’explosion. Il se disait sans doute intérieurement que « celle-ci » devait avoir de réels problèmes pour avoir accepté d’attendre aussi longtemps (près d’une vingtaine de minutes). Il la conduisit dans le vaste bureau de son ministre avant de s’éclipser en promettant à la visiteuse de lui payer le boeuf de la réparation.

    La Cheftaine s’installa en face du bureau de Niguèlin qui l’avait salué en se mettant au garde-à-vous, même s’il était habillé d’un ensemble « trois poches ». Il n’y avait aucune amitié dans son regard et son ton était des plus froids lorsqu’il la questionna. « Qu’est ce que je peux faire pour toi, Béréni (“petit bâton”, tel était le surnom qu’utilisaient les cadets très proches de son époux) ? » Cet accueil à peine courtois réveilla la rage de la dame et elle commença par sermonner son interlocuteur pour lui faire sentir qu’elle n’avait pas du tout apprécié sa très longue attente. L’homme la regarda avec un visage impassible débiter sa colère et lorsqu’elle eut terminé, il demanda : « Et maintenant, dis-moi ce que tu veux ».

    Alors elle se lança à l’eau en abordant son problème de très loin. Elle finit tout de même par arriver à ses besoins, qui étaient évidemment d’ordre financier. Béréni voulait tout simplement un prêt (“remboursable”, se hâta-t-elle d’indiquer) qu’aucune banque ne pouvait lui faire au regard de l’importance de la somme et de son manque de garantie. Elle tenait aussi à une discrétion absolue : son compagnon ne devait jamais apprendre dans quoi elle s’engageait. Quand son interlocuteur lui garantit le respect de cette dernière condition, elle lâcha le montant qui s’élevait à quelques « petites centaines » de millions.

    En constatant qu’un silence oppressant envahissait le bureau, elle s’empressa d’ajouter : « Si ce n’est pas possible bien sûr je ne voudrai pas te mettre dans l’embarras ». Mais cette dernière précision était inutile. La Cheftaine n’avait fait que devancer la réponse de Niguèlin. Ce dernier ne tourna pas autour du pot et ne s’embarrassa de formules de regrets superflues. « Je n’ai pas cette somme ! », dit-il d’un ton bref. Il n’ajouta rien à cette réponse sèche.

    Avec ses yeux plissés, il guettait la réaction de son interlocutrice. Celle-ci encaissa le coup en laissant son visage se fermer pendant quelques secondes. Puis elle laissa échapper un léger soupir, se leva sans un mot et se dirigea vers la porte. Comme le maître des lieux se précipitait pour lui ouvrir le battant, elle marmonna à son adresse : « Ne te dérange pas, je connais le chemin ». Elle descendit les escaliers de sa démarche trottinante et Niguèlin telle qu’il la connaissait se doutait que des larmes de colère devaient remplir ses yeux.

    COMME QUANTITE NEGLIGEABLE – Niguèlin, lorsqu’il raconta cette scène à Zanké, lui avoua qu’il avait rarement ressenti une telle satisfaction. Il avait compris à cette occasion à quel point il détestait Béréni et à quel point celle-ci le lui rendait. Il savait qu’après le coup qu’il venait de porter, le fossé entre les deux clans allait se transformer en faille. Ses partisans se mirent donc à guetter les possibles réactions dans le groupe des « anciens ». Niguèlin était plutôt serein. Il ne voyait pas qui pourrait lui reprocher d’avoir refusé une somme aussi importante à la cheftaine sans l’accuser d’accaparement de fonds. Cela, personne dans le Conseil n’était assez fou pour le faire. Même pas le « N°1 ». Niguèlin était d’ailleurs tout disposé, si on le piquait un peu trop, de sortir le dossier de « Petit bâton ».

    Un dossier que Tiéni s’était fait un plaisir de constituer pour lui et qui montrait bien que la dame n’avait pas besoin des millions sollicités pour faire avancer ses affaires. Seulement elle avait une manière très particulière de procéder. Elle ne réinvestissait jamais ses bénéfices dans de nouvelles affaires, se contentant de les thésauriser. Pour financer ses activités futures, elle procédait à des levers de fonds auprès de ses hommes de paille ou de ses obligés. Niguèlin n’avait aucune envie de devenir une poire pour la soif de la dame et cela lui avait procuré une satisfaction particulière de la rabrouer.

    Le clan des jeunes fut assez vite confronté à un autre problème, celui de savoir ce que le Chef voulait faire d’eux dans le cadre du fameux « retour à une vie constitutionnelle normale », ils tinrent une réunion sur ce sujet pour en avoir le coeur net. Ils tenaient à rappeler au Chef que s’il occupait la place qu’il avait, c’était en grande partie grâce à eux. Autant ils n’avaient fait aucune difficulté pour faire de lui leur leader, autant il devait se montrer loyal avec eux dans les futurs changements politiques. Or ils avaient l’impression que le « N°1 » jouait un jeu solitaire et qu’il était prêt à les lâcher pour se reconvertir dans la peau d’un Chef disposant d’une légitimité civile. Le clan des jeunes, qui se sentait menacé, était prêt à aller au clash lors d’une réunion du Conseil militaire. Ses leaders ne cachaient pas que si l’affaire n’était pas débattue comme ils le voulaient, ils susciteraient un vote et mettraient le Chef en minorité. Tiéni se chargea d’entreprendre les derniers hésitants de leur groupe : Nièfing, Suruman et Dèssè.

    La petite difficulté résidait dans le premier. C’était un homme indécis que l’autre clan considérait comme quantité négligeable, mais que Niguèlin méprisait à cause de son manque de subtilité. Un mépris que Nièfing le lui rendait aussi. Tiéni lui était moins sévère et se disait que dans la bataille qui s’engageait, avoir un élément de plus de son côté n’était pas négligeable. Suruman, lui, était un putschiste de la première heure, mais sa nature effacée lui avait valu d’être supplanté par Fankélé. Il était donc assez facile à reprendre en mains.

     Le dernier, Dèssè, était un inclassable. D’un côté il nourrissait un fort ressentiment contre le Chef qui l’avait dégommé d’un poste juteux où il s’en était mis plein les poches. De l’autre, il avait un caractère rétif qui rendait sa cohabitation difficile avec Niguèlin. Cependant pour le rendre plus docile, Tiéni se proposait d’exercer sur lui une « pression amicale » avec le dossier en béton qu’il avait constitué sur les malversations financières de l’autre. De toute façon, Dèssè n’était pas indispensable pour que les jeunes fassent pencher la balance de leur côté.

    Tiéni s’était investi pour boulonner son affaire et suprême raffinement, il voulait manoeuvrer pour que la proposition de passer au vote vienne du côté des « anciens ». Ils en étaient à supputer sur les différentes hypothèses quand le Chef, lui-même, vint un matin de réunion du Conseil en début janvier 1978 mettre le feu aux poudres. D’emblée il exposa son désir de procéder à un remaniement du gouvernement. Niguèlin devait céder son porte feuille de la Défense et de l’Intérieur à Ussuby lequel serait remplacé aux Affaires Etrangères par Kramo. Diaraba et Nièfing devraient entrer dans le nouveau gouvernement où Niguèlin devait prendre en charge un ministère moins important. Cette redistribution des cartes allait précipiter les événements.

     

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