Les révélations de FAKOLY (2) : Le temps des intrigues

    0

    A l’intérieur du Conseil militaire, c’était à une bataille ininterrompue que les différents clans se livraient.

    Fankélé allait par la suite se montrer d’une très grande loyauté à l’égard de celui qu’il avait aidé à accéder au sommet de la pyramide putschiste. Pendant des années au sein du Conseil militaire il garda un profil bas, décelant les jeux d’influence montés contre le Chef et les déjouant avec la plus grande fermeté. Il ne prenait aucune initiative pour se mettre lui-même en valeur et laissait très souvent des seconds couteaux lui adresser des remarques peu obligeantes. Pendant sa longue traversée du désert (74/78), Fankélé sut faire preuve d’une capacité d’encaissement que ses meilleurs amis ne lui soupçonnaient pas. A ses proches, qui connaissaient bien son tempérament ombrageux et qui s’étonnaient de le voir aussi patient, il répondait qu’il avait fait le choix de maintenir son ami au sommet. Et qu’il voulait pouvoir se vanter de cela jusqu’à la fin de ses jours. Avec un petit sourire Fankélé ajoutait, lorsqu’il se trouvait dans un cercle très restreint, qu’il n’était convaincu que dans la situation inverse son ami se dévouerait de la même manière pour lui. Il n’allait pas tarder à constater qu’il n’avait pas tort. Lors d’une réunion hebdomadaire du Conseil militaire, Fankélé se fit accrocher avec rudesse par Tiéni. Le chef de la Sûreté n’avait pas son pareil pour ironiser facilement sur ceux de ses camarades qui voulaient se faire passer pour des modèles de vertu. Ce jour-la, il lança son offensive de manière indirecte en demandant froidement à ses compagnons de se montrer un peu plus intelligents lorsqu’ils puisaient dans la « grande marmite ». Certains parmi eux, dit-il, étaient si maladroits dans leurs magouilles financières, que tous les « Grins » de Bamako pouvaient indiquer jusqu’au dernier centime le montant de leurs malversations. Il jeta un coup d’oeil appuyé à Fankélé en faisant ce commentaire. Son camarade du Conseil n’était pas homme à laisser passer sans réaction une telle bravade. Il demanda donc à Tiéni d’être plus explicite. Le chef de la Sûreté n’attendait visiblement que cette invite. De mémoire, il cita une série d’affaires dans lesquelles se trouvaient impliqués soit Fankélé, soit ses hommes de paille bien connus. Dans ces affaires, indiqua Tiéni, il y avait des procédés sommaires de surfacturation ou de dépenses fictives, sans oublier une abondance de traces écrites laissées par les bénéficiaires. Il termina par des épisodes de sacs de jute bourrés d’argent après quelques concerts d’artistes venus d’Afrique centrale. Tiéni prit un air sarcastique pour dire que la liste des dérapages financiers n’était pas exhaustive et que, s’il acceptait bien de faire le ménage derrière les gens, il souhaitait aussi qu’on ne lui complique pas inutilement la tâche. L’attaque directe du chef de la Sûreté, qui disposait d’un dossier en béton sur chacun de ses compagnons (une manie de super policier), reçut une réplique foudroyante. Fankélé perdit son sang-froid devant le ton dédaigneux employé par son camarade et se levant avec une rapidité surprenante, il frappa violemment ce dernier en plein visage. L’agressé, qui ne s’attendait pas à une réaction aussi brutale, attrapa une chaise et voulut rendre le coup. Le reste de l’assistance s’interposa sous l’oeil impuissant du « N°1 » qui jouait à la surprise. Ce dernier se montrait extrêmement embarrassé, car il n’avait pas envie de trancher entre deux hommes qui lui étaient très dévoués. Son mutisme fut interprété de part et d’autre comme un signe de faiblesse, même si ensuite les deux adversaires vinrent séparément lui présenter des excuses pour s’être comportés de manière inconvenante devant lui. Le conflit larvé devint après cet incident une guerre ouverte, les deux camps ne se ménageant guère. Le Chef se trouvait d’une certaine manière perdant dans cette évolution des choses. Il était assis entre deux chaises et la pression qui montait tout autour de lui le contraignait à pencher tour à tour d’un côté, puis de l’autre. Sinon il courrait le risque très réel d’être lâché en même temps par les deux protagonistes. Pour s’en tirer et sentant que les « jeunes » devenaient de plus en plus virulents, il décida de sacrifier Fankélé qui perdit son poste ministériel et se vit dépouillé de pratiquement toute influence au sein du Conseil militaire dont il devint un simple secrétaire permanent. Mais les gages de préférence que le Chef donnait ainsi au clan des jeunes venaient un peu tard. Le leader naturel de ces derniers, Niguèlin, jugea que l’épisode avait révélé chez le patron de très graves défauts. Comment, dit-il à ses troupes, continuer à s’en remettre aveuglément à un leader qui, dans une situation où il aurait fallu trancher rapidement, avait multiplié les signes d’indécision et les atermoiements ? Comme on peut s’en douter, la chute de Fankélé ne passa pas inaperçue. En effet, dans le Mali de ce temps là, toute la vie publique tournait autour des membres du Conseil militaire. Chacun d’entre eux avait sa cour d’obligés, constituée de fonctionnaires, de commerçants, de parasites et de femmes de vie légère. Tout le monde était attentif à la météo des rapports de force et s’efforçait d’adapter son comportement en conséquence. Car la règle du jeu était simple : si votre protecteur tombait, vous tombiez avec lui, à moins que vous sachiez vous repositionner très vite. Déjà avant Fankélé un autre du clan des anciens Diaraba, pour les mêmes raisons que lui, avait perdu son juteux poste où il s’en mettait plein la poche selon la rumeur populaire. Puis ce fut le tour de Dèssè pour détournement, lui qui avait été à l’origine de la création d’un bagne à la triste réputation. On en parlera plus tard. En tout cas les « jeunes », eux, avaient le vent en poupe et on vit aussitôt grossir autour d’eux les troupes de profiteurs et de laquais. Ce fut aussi le moment que les femmes choisirent pour rentrer dans la danse. Notons qu’au début des années 70, il y avait eu une véritable épidémie d’épousailles au sein du Conseil militaire. Les putschistes, une fois installés dans leur pouvoir, s’étaient, presque tous (seuls quatre d’entre eux résistèrent à cette tentation) cherché une seconde épouse plus « sortable » que leur première femme. Zanké ricanait sans retenue, lorsqu’il lui arrivait de commenter cette mode qui trahissait la vanité de ceux qui nous gouvernaient. Le public, qui suivait avec une certaine gourmandise ce genre d’affaires et qui pariait volontiers sur les chances des prétendantes de devenir titulaires, retint un moment sa respiration en apprenant que le Chef lui-même s’était trouvé sa « coup d’état muso » (littéralement “sa femme de coup d’État”). Mais la rumeur se révéla vite sans fondement. La Cheftaine restait maîtresse de son domaine.

    LES MOLLASSONS A LA MAISON – Dans la grande chasse à la fortune, qui semait la fièvre parmi les femmes d’un certain genre, quelques unes gardaient la tête froide. Comme la cousine de Zanké qui n’avait aucune envie de devenir une conquête qu’on exhibe. Mâh venait d’obtenir son divorce et en plus de son tempérament indépendant, le réalisme commercial lui commandait de s’abstenir de toute liaison, qui pourrait nuire à la bonne marche de ses affaires. Pourtant l’occasion de joindre la troupe des nouvelles épousées ne lui avait pas manqué puisqu’un membre important du Conseil militaire fit à la cousine de Zankè une cour assidue, mais sans succès. Mâh ne se trompait pas sur les racines de son indiscutable influence sur nombre de « grobinè » (déformation en bamanan de « gros bonnets »). Son salon avait la particularité d’être fréquenté par les épouses de grands de tous les bords. Si jamais elle s’était embarquée dans une aventure avec un membre du Conseil, elle se serait vue boycotter par les membres du clan opposé. Grâce à sa neutralité affichée, Mâh recueillait un nombre incalculable de confidences qu’elle nous rapportait dans le détail. Elle se trouvait aussi très souvent dans une position de juge de paix et arrangeait les affaires entre des adversaires qui se trouvaient à deux doigts de s’empoigner. Elle ne put cependant empêcher un incident fameux qui se déroula au marché et qui opposa deux épouses de membres du Conseil. Les choses débutèrent de manière anodine comme cela arrive très souvent entre ces dames. L’une d’elles fit à haute voix une réflexion désagréable qui s’adressa à l’autre sans cependant la nommer. Les Maliens appellent cela le « koromatiguèli kuma », concept difficilement traductible en français et qui s’assimile à de la provocation verbale sournoisement assenée. Sokona et Laliah s’étaient dit des vertes et des pas mûres sans jamais prononcer le nom de l’une ou de l’autre. Mais la seconde avait eu le malheur, une fois rentrée à la maison, de narrer à son époux l’incident. Ce dernier, qui était un homme d’un tempérament emporté, s’en était alors pris violemment à son épouse qu’il accusa de n’avoir pas su se faire respecter et de s’être conduite en public comme la dernière des mégères. Dans un grand élan de fureur il annonça à la femme qu’il la répudiait, car il ne pouvait rester avec quelqu’un incapable de préserver sa réputation. Laliah plia sous le vent de ces imprécations, mais elle pensait qu’une fois sa fureur retombée son époux oublierait sa menace. Elle ne réalisa l’ampleur des dégâts que lorsqu’elle se rendit compte que l’officier avait effectivement entamé des démarches pour une séparation. La suite des événements allait la plonger dans la stupeur la plus totale. Un matin quand elle se réveilla, elle trouva deux camions immobilisés devant la porte de leur domicile. Après qu’elle se soit habillée, les soldats venus dans les véhicules se mirent à l’œuvre, procédant au déménagement de toutes ses affaires. Ils passèrent la matinée à charger les deux camions d’après Mâh, tout fut soigneusement rangé, même les tapis de sol et les seaux en plastiques de la cuisine. Les véhicules se mirent en branle pour le domicile paternel de Laliah. Là-bas, les soldats procédèrent au déchargement qui ne prit fin qu’à la nuit tombante. Le père de Laliah réunit alors quelques amis pour leur confier l’étrangeté de la situation que vivait sa fille. Ils s’apprêtaient à lever la séance, après avoir esquissé certaines démarches à effectuer auprès de leur beau-fils, quand une voiture se gara devant la porte de la concession. L’époux en question et deux de ses amis proches venaient voir la famille. Le vieux et ses compères se rassirent donc pour les écouter. Le débat de cette nuit là fut, aux dires des témoins, âpre et même violent par moments. Le beau-fils, fort de son rang au sein du pouvoir, n’y alla pas par quatre chemins pour justifier sa décision de répudier son épouse. Celle-ci, pour lui, s’était comportée comme une « dévergondée » pour avoir osé, en plein marché, répondre aux provocations d’une femme que lui considérait comme une créature de moeurs légères. A partir de ce constat, Laliah n’était plus digne d’être son épouse. Son jugement était définitif, et s’il était là avec ses amis c’était pour le signifier à ses beaux-parents. « Je ne reviendrai plus là-dessus », lâcha-t-il avant de se lever et de tourner les talons. Il faillit partir en laissant sur place ses amis. En effet, ces derniers étaient embarrassés par la tournure qu’avait revêtu l’entretien et n’avait aucune envie de conclure de manière aussi discourtoise l’entrevue avec les vieux. Dans le même temps, ils craignaient de s’opposer ouvertement à l’officier dont ils étaient certes les amis, mais aussi les obligés. L’un lui devait sa promotion rapide dans une arme qui venait d’être créée, tandis que le second recevait, grâce à ses recommandations, de juteuses commandes des services publics. Alors qu’ils balbutiaient des apaisements gênés, l’autre était déjà parti. Ils se mirent donc rapidement sur pied pour le suivre, sachant qu’il ne leur pardonnerait jamais de s’être montrés moins intransigeants que lui sur la sauvegarde de son honneur. Arrivés à la porte, ils durent subir le ridicule de courir quelques dizaines de mètres dernière la voiture du beau-fils avant de la rattraper juste au moment où elle s’arrêtait à un embranchement. C’est tout essoufflé qu’ils s’engouffrèrent dans la Mercédès de leur ami, qui ne daigna même pas jeter un coup d’oeil sur ses compagnons. Il se contenta de dire que la prochaine fois qu’il aurait à régler une affaire sérieuse, il laisserait les mollassons à la maison. L’affaire avait crée un certain émoi dans le milieu dirigeant, mais si tout le monde en parlait, personne ne trouvait suffisamment de courage pour aller dissuader l’époux en colère. Tous savaient qu’il n’était pas à prendre avec des pincettes et que sa susceptibilité était aussi grande que sa rancune. Finalement ses connaissances désignèrent trois malheureux, tous des compagnons d’armes à lui, pour aller l’affronter. Deux des émissaires furent rabroués vertement, le troisième se fit expulser comme un malpropre, évitant de justesse un coup de botte qui l’aurait gravement humilié. De guerre lasse, les membres du Conseil militaire se tournèrent vers le « N°1 » pour lui demander une intercession. Le patron n’était pas du tout chaud pour intervenir, et il prit prétexte d’un voyage à l’étranger pour se donner le temps de réfléchir.

    DEUX SENTIMENTS TRES VIOLENTS – A son retour, accompagné de son épouse, il se décida un soir à aller affronter le mari rebelle. Celui-ci le reçut avec une certaine déférence et ils causèrent à bâtons rompus, même si le visité était plus âgé que son hôte. Ils plaisantèrent même comme de vieux amis qu’ils avaient été autrefois, avant que l’exercice du pouvoir ne vienne les éloigner quelque peu l’un de l’autre. La prise de distance s’était faite tout doucement et au moment où tous les deux s’en étaient rendu compte, il était trop tard : un vrai fossé s’était déjà creusé entre eux. Depuis lors leurs rapports étaient marqués d’une fausse cordialité qui ne trompait aucun des deux. Cependant ce soir là, l’atmosphère était remarquablement détendue. Il s’écoula ainsi presque trois gros quarts d’heure avant que le visiteur n’en vienne à l’objet réel de son déplacement. Le Chef parla comme un sage de village en usant de multiples précautions de langage. Il commença par toute une théorie sur l’entente cordiale, ciment de toute communauté, avant de bifurquer vers une dissertation sur l’unité au sein des familles. Il se livra ensuite à une longue réflexion sur la solidarité entre époux avant de conclure part un plaidoyer sur l’esprit de tolérance que les membres d’un couple doivent cultiver l’un envers l’autre. Le discours du visiteur fut suivi dans le mutisme le plus complet par celui à qui il était destiné. L’époux de Laliah était à sa manière un animal à sang froid et quand il le voulait, il savait parfaitement maîtriser ses impulsions. La tête rejetée en arrière, les yeux à demi fermés, le visage impassible, il laissa son interlocuteur se perdre dans les flots d’une éloquence embarrassée. Lorsque le « N°1 » eut fini, son ancien ami le regarda et se contenta de dire d’une voix parfaitement neutre que sa querelle avec sa femme était un problème de ménage et non « un thème de débat pour le Conseil militaire ». La sécheresse de sa réplique signifiait que l’entretien était terminé. L’illustre visiteur était partagé entre deux sentiments tout aussi violents l’un que l’autre. Il éprouvait une forte gêne de s’être embarqué dans une démarche aventureuse et en même temps, il était habité d’une froide colère contre son compagnon qui s’était permis d’écarter de manière aussi désobligeante son intercession. Il se leva donc en marmonnant un salut indistinct et s’en alla, son épouse trottinant sur ses talons. Comme rien n’était anodin dans les rapports entre les putschistes, l’affaire de la réconciliation manquée allait allumer un nouveau foyer de tension au sein du Conseil au milieu de l’année 1976. Le Chef, que ses proches savaient rancunier, n’était pas près à oublier cette offense que venait de lui infliger un de ses subordonnés. Mais d’un autre côté, l’époux de Laliah lui aussi avait ses griefs. Il raconta à un de ses confidents les raisons de la mauvaise humeur qui l’avait amené à remettre « l’autre » (c’était ainsi qu’il appelait le Chef) à sa place. Pour lui, ce genre de démarche se mène sans témoin si on veut avoir une chance de se faire écouter. Or, le patron avait commis la maladresse impardonnable d’amener son épouse pour parler des problèmes d’une autre épouse. C’était une manière de faire porter la culotte à sa femme et de l’encourager de se mêler de ce qui ne la regardait pas. Les membres du clan des jeunes partageaient largement l’avis de l’époux. Seul Tiéni, qui nourrissait une vraie affection pour le patron, voulut arrondir les angles entre les deux hommes. Le Chef l’écouta poliment, mais sans l’encourager à poursuivre sa médiation. L’époux, pour sa part, ne prit pas de gants : il enjoignit brutalement à son interlocuteur de se mêler de ses affaires. Pour parler ainsi à Tiéni, il fallait avoir de l’autorité sur lui et le mari irascible savait en posséder beaucoup sur le chef de la Sûreté. Pendant que se déroulait cette intercession manquée, l’affaire continuait à gonfler. L’épouse du « N°1 », la Cheftaine comme l’appelait une de mes meilleures amies, n’arrivait pas à digérer la rebuffade faite à son mari et elle déclencha donc sa propre guérilla. Dans son cercle de courtisans, la dame se répandit en commentaires venimeux sur les mauvaises manières du mari irascible. Elle y ajouta quelques considérations bien senties sur le caractère borné du divorcé. Puis pour faire bonne mesure, elle affirma regretter ce qu’elle qualifiait de « trop grande bonté » de son époux qui n’avait pas jugé utile de recadrer le malotru, après que celui-ci lui eut manqué de considération. La Cheftaine concluait sur un commentaire venimeux et définitif sur l’offenseur. « C’est un homme de caste, précisait-elle, il n’y a donc pas à s’étonner ». La Cheftaine en balançant ces réflexions savait qu’elles seraient rapportées dans le groupe favorable à son époux. Un groupe qui prendrait ces propos pour ce qu’ils étaient : une mise en garde afin que le clan ne se laisse pas déborder par des « jeunes dévorés d’ambitions ». La cheftaine prédisait que les blancs-becs après avoir confisqué la réalité du pouvoir ne tarderaient pas à chasser les anciens de leurs derniers bastions. Tiéni, dont le réseau de renseignement marchait à perfection, avait appris le contenu de ces différentes réunions de mise en garde faites par la dame. Il bascula sans plus hésiter du côté de l’époux rebelle car, sur la foi de certains comptes rendus il avait été égratigné au passage par sa « belle-sœur ». Du côté des « jeunes », la stratégie consistait à jouer l’ignorance. Il en fut ainsi jusqu’aux fêtes de fin d’année. A cette période, on ne sait par quel miracle, un chef d’Etat d’un pays voisin fut mis au parfum des dissensions internes du Conseil. Il entreprit donc de réconcilier les deux parties et y parvint du moins en apparence. Tout sembla aller pour le mieux avant que n’éclate un autre incident quelques mois plus tard. Il était relatif à un « commentaire vénéneux » distillé par un proche du Chef, quand au jugement et à l’exécution quelques années auparavant (quelques mois après le coup d’Etat) de certains officiers à qui on reprochait d’avoir réclamé trop haut et trop fort un retour au strict respect de la hiérarchie militaire. Ces officiers avaient présumé de leur popularité dans la troupe. Ils pensaient que leur arrestation, leur jugement et l’exécution de certains d’entre eux créeraient une révolte au sein de l’armée. Mais les survivants, envoyés dans un bagne au nord du pays, ne purent que ressasser leurs illusions perdues. Personne n’avait bougé le petit doigt pour les défendre d’une manière ou d’une autre.

    LE PLUS IMPENETRABLE DES OFFICIERS – Mais pour bien comprendre la suite de notre récit, un retour en arrière sur ces événements est nécessaire pour éclairer nos lecteurs sur les circonstances qui ont amené un changement du rapport des forces au sein du Conseil et ont favorisé la montée en puissance des « jeunes loups ». Lorsqu’il avait fallu mettre la main sur les officiers « dissidents » dont nous parlions plus haut, Tiéni s’était chargé du coup de filet en 1969. Il avait pris sur lui en tant que chef de la Sûreté la responsabilité de procéder aux arrestations. Il avait assumé du début à la fin de cette histoire la paternité des opérations, prenant toutes les décisions au nom du « N°1 ». Ce dernier était resté longtemps passif, parce qu’il n’avait pas envie d’endosser l’image d’un officier qui s’attaquait à ses congénères. D’un « fayot » (traître en terme militaire) en somme. Tiéni s’était donc dévoué, il avait abattu la sale besogne, qui consistait de neutraliser des hommes que lui-même estimait sans doute, mais dont la présence et l’autorité pouvaient mettre en péril le prestige de son « grand frère », qui avait servi sous leurs ordres. Tous ces détails étaient restés ignorés du grand public, qui n’avait vu dans ces arrestations qu’une péripétie de plus dans la lutte pour le pouvoir entre militaires. Deux ans après cette affaire, le Conseil procéda à une deuxième purge. Cette fois ce fut en son propre sein. La charretée emporta deux des plus hauts gradés du Conseil dont le chef direct du « N°1 » avant la prise du pouvoir. Cette révolution de palais occasionna évidemment des changements. Ce fut à cette occasion que le Chef fit convoquer Niguèlin, un des membres du clan des jeunes. De quoi parlèrent les deux hommes ? A part eux, personne ne le sut jamais. « L’appelé » garda bouche cousue sur l’objet de leur entretien. Même Tiéni, d’ordinaire très au parfum de tout ce qui se passait à l’intérieur du Conseil, ne put percer à jour le contenu de cet échange. Niguèlin, à qui furent confiées la défense et l’intérieur, était un homme très particulier. Taciturne, secret même, il ne défrayait guère la chronique bamakoise. Homme au maintien raide, personne ne l’avait jamais vu rire en public. D’un pareil compagnon mieux vaut se méfier, répétait Tiéni, qui était pourtant le seul à pouvoir l’amuser avec son humour sans-gêne. En fait, Niguèlin était, aux yeux de l’opinion publique, le plus impénétrable des membres du Conseil militaire. On racontait beaucoup de choses sur la fortune colossale qu’il amassait avec une rare discrétion quand il vint aux affaires. Mais il n’avait à son passif aucune des foucades dans lesquelles excellaient ses camarades du pouvoir. Son train de vie restait des plus austères et on ne lui connaissait aucune aventure sans lendemain dans la gent féminine. Le jour où il sortit de son second long tête-à-tête avec le Chef, ses proches le trouvèrent désabusé. Les jours suivants allaient confirmer cet état d’esprit particulier. Niguèlin ne confiait à personne ce qu’il avait sur le cœur. Mais tous remarquaient son humeur sombre lorsqu’il arrivait au « Mess des officiers » où il avait ses habitudes. En outre lui d’ordinaire très réservé se mettait facilement en colère, quand une question surgissait sur sa mine renfrognée. Un jour au mess, alors qu’il était assis avec trois autres officiers de confiance et qu’il avait visiblement envie de se lâcher un peu, il fit à haute voix une réflexion qui jeta le trouble au milieu de ses compagnons. « Mes petits, dit-il avec un air désenchanté, méfiez-vous du Chef, car c’est un homme qui joue uniquement sur les divisions des autres pour régner. Cela, je viens de le comprendre ». On était en 1975 et les paroles de Niguèlin s’avéreront prophétiques dans les années à venir. L’officier n’en dit pas plus et aucun de ses compagnons n’osa lui demander de pousser plus loin son commentaire. Quelques mois plus tard, Niguèlin explosa de manière inattendue lors d’une réunion du Conseil. On avait remis à tous les membres un dossier sur « le retour à une vie constitutionnelle normale ». Mais, avait précisé le Chef, l’heure n’était pas encore aux débats de fond. Niguèlin s’étonna de cette démarche bizarre : pourquoi livrer un document aussi important si l’heure d’en discuter n’était pas encore venue ? Fankélé, puis le second du Chef et enfin un troisième officier, de la tendance des anciens, prirent la parole pour expliquer que le dossier devait d’abord être soigneusement étudié par chacun et on se mettrait ensuite d’accord sur la manière d’en discuter en profondeur. Niguèlin, dont les yeux s’allumaient au fur et à mesure des interventions, frappa brusquement avec violence sur la table. « De qui se moque-t-on ici ? », cria-t-il d’une voix exaspérée qui fit sursauter toute l’assistance. Un silence profond s’établit dans la salle de réunion et l’officier fixant le « N°1 » droit dans les yeux lui lança une question étonnante. « Est-ce que c’est toi qui m’as recruté pour faire un coup d’Etat ? » Voyant que son interlocuteur embarrassé cherchait une réponse adéquate, il poursuivit : « Non, tu ne m’as pas fait venir. Ce ne sera pas toi non plus qui décideras de ce que je serai quand nous quitterons le pouvoir. Que tout le monde se le tienne pour dit ». Après cette sortie, Niguèlin se calma aussi vite qu’il s’était enflammé et avec une politesse glacée demanda au « N°1 » la permission de se retirer. Aussitôt qu’il fut sorti, Tiéni et d’autres, tout en désapprouvant sa manière de s’y prendre vis-à-vis du Chef, soutinrent que dans le principe leur camarade avait posé de bonnes questions. Il n’était pas question qu’ils se retrouvent au bord de la route alors que certains de leurs compagnons avaient déjà préparé leur avenir dans ce fameux « retour à une vie constitutionnelle normale ». La crise avait passé un autre palier au sein du Conseil militaire. Niguèlin, le soir même de son coup d’éclat, en parla à Zanké. Mais, me demanderez-vous, comment un enseignant anti-militariste primaire et un officier supérieur de l’armée, aussi important, avaient pu nouer des relations telles qu’ils en arrivent à des confidences aussi poussées ? L’histoire de la rencontre de ces deux-là mérite d’être racontée.

    LA RESPIRATION COUPEE – Elle commença un jour d’avril 1974, vers le milieu de la matinée. Après avoir donné ses deux heures de cours de mathématiques à l’école de Koulouba, Zanké attendait seul à la fourche de la voie Koulouba-Kati une occasion pour redescendre en ville. La grosse Mercédès de Niguèlin déboucha soudain venant de Kati. Au moment où il amorçait le virage, le conducteur crut que « Z » lui avait fait un signe de la main. Lui, qui ne s’arrêtait jamais, fit ce jour là une chose qu’aucun de nos amis et même des siens ne put expliquer plus tard. Non seulement il stoppa, mais il fit même marche arrière ouvrit la portière pour prendre à ses côtés l’auto-stoppeur. Ne me demandez pas quelle étincelle a jailli ensuite entre deux hommes aussi dissemblables. Zanké a eu beau se présenter lui-même comme un dur que rien n’impressionnait, mais se trouver ainsi assis à côté d’un des hommes les plus puissants du pays lui coupa pratiquement la respiration. Ils ne se parlèrent presque pas durant tout le trajet. Ils arrivèrent assez rapidement non loin du ministère de Niguélin qui se trouvait à son emplacement actuel en face du lycée Askia. Au lieu de demander à descendre comme il aurait dû normalement le faire, « Z » se contenta de dire : « Tout droit ». L’officier jeta un regard en coin à notre ami avant de donner un coup d’accélérateur. Quand la grosse Mercédès arriva à la hauteur du passage à niveau vers l’Hôtel de ville, Zankè répéta encore : « Tout droit ». A l’approche du Bar Mali, il lança pour la troisième fois les mêmes mots. Une fois le rond-point de la Gondole (actuelle place de l’OMVS) en vue, Zankè désigna du doigt le domicile de sa mère où il se rendait pour une courte visite. L’officier freina juste devant, « Z » sortit et le remercia avec la plus parfaite des politesses. Niguélin lui répondit par un léger hochement de la tête. Inutile de vous dire que Kass et moi nous nous sommes étouffés de stupeur quand notre ami nous raconta son incroyable aventure. La seconde rencontre entre les deux hommes eut lieu moins de deux mois plus tard au Mess des officiers. C’est là qu’un des aînés de Zanké, le capitaine Lifsa, l’avait invité à une « brochette-partie ». Vers dix-sept heures, Niguèlin fit son entrée en ces lieux. Tous les officiers présents se raidirent après qu’un des courtisans de l’homme eut crié un martial : « Garde à vous ! » Au passage l’officier jeta un bref coup d’oeil à mon ami, qui s’était levé lui aussi, mais ne laissa pas voir qu’il l’avait reconnu. Pourtant cinq minutes plus tard, un serveur empressé déposa sur la table de Zanké et de son aîné des rafraîchissements et un gros plateau de brochettes, en précisant que le tout était offert par le ministre de la défense Niguèlin. Le compagnon de Zanké faillit s’étouffer. Il ne voulut rien toucher dans un premier temps, tant le geste était inhabituel de la part de leur « Grand manitou » taciturne que tous craignaient. Mon ami se leva et alla remercier l’officier membre du Conseil militaire, son hôte et grand frère le suivant pas très rassuré. Niguèlin leur parla brièvement, mais deux jours plus tard, il envoya un émissaire chercher Zanké et ils eurent un assez long entretien dans un coin du « Mess », où régnait un silence inimaginable pour ce lieu très fréquenté et toujours animé en fin d’après-midi. On aurait dit que tous les militaires présents retenaient leur respiration pour essayer de capter des bribes de la conversation entre leur « Grand manitou » et cet inconnu dont ils ignoraient tout. Déjà certains s’étaient précipités discrètement à côté du capitaine Lifsa, qui avait amené en ces lieux Zanké, pour lui demander quel genre de personnage était « son ami » et comment se faisait-il qu’il était aussi familier avec un des hommes les plus renfermés du pays. Moi-même je me suis toujours posé cette question. Et lorsque j’ai interrogé Zanké, lui non plus, n’a pas pu m’expliquer l’alchimie qui s’était déclenchée entre l’officier et lui. Cela le rendait perplexe d’ailleurs. Lui qui n’aimait pas beaucoup les militaires, trouvait du plaisir à parler avec Niguèlin. Selon notre ami, son interlocuteur avait un esprit vif et curieux. Il aimait aussi discuter sur le pays et sur l’image que renvoyaient ses camarades et lui. Au fil des échanges, s’établit entre Zanké et le putschiste quelque chose qui n’était pas de l’amitié, mais une vraie estime. Une estime qui alla si loin, au fil de leurs rencontres, que l’officier confia à mon ami une version très peu connue du coup d’Etat.

    (à suivre)

    TIEMOGOBA

    Commentaires via Facebook :