Les révélations de Fakoly (10) : L’apprenti comploteur

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    Sa jeteuse de cauris attitrée. lui aura qu'un destin national lui tendait les bras

    Tiéni et Niguélin achèvent tragiquement leur parcours alors qu’un coup d’Etat rocambolesque s’ébauche à Bamako.

    Le procès de Tombouctou dit « économique » se tint le jour du premier anniversaire des évènements de févier 78 et à la différence de celui de la capitale il fut littéralement expédié. Et par deux fois. Il se déroula dans une atmosphère très différente de celui de Bamako. Il fut reporté d’une semaine (du 27 février 1979 au 8 mars) au motif qu’on avait pas signifié aux neuf inculpés (il y en avait 43 lors du précédent) les motifs de leur inculpation. Une légèreté coupable du parquet ! Bref on était loin de la capitale et il n’y avait plus de raisons particulières de ménager les accusés. Ceux-ci s’aperçurent d’ailleurs très vite que le vent avait tourné, mais ils ne renoncèrent pas pour autant à se défendre. Dès la première audience, Niguèlin fit remarquer que Tiéni et lui se battaient à armes inégales contre l’accusation. En effet, on leur avait confisqué tous les documents qui pouvaient un tant soit peu les aider à étayer leur défense. La Cour balaya d’un revers de main cette remarque de l’ancien ministre de la défense. Enervé, Niguèlin porta la bataille sur un autre terrain. Au deuxième jour des assises, il foudroya du regard un des assesseurs qui se montrait particulièrement virulent dans ses interpellations et il traita ouvertement l’homme de « voleur ».

    Le président de la Cour réagit vivement et demanda que soit retiré immédiatement ce mot. L’accusé refusa dans un premier temps avant d’accepter, sous la pression de son avocat, de retirer à contrecœur le propos injurieux. Mais il ne s’avoua pas vaincu pour autant. Il fit savoir que parmi ses juges se trouvait un gouverneur de Région qui avait travaillé plusieurs années sous son autorité et qui avait détourné près de quatre vingt cinq millions de francs de l’époque. « Quatre vingt cinq millions, répéta Niguèlin détachant délibérément les syllabes et en ne retenant pas un sourire à la fois ironique et amer. Or, il ne faut que dix millions pour être passible de la Cour spéciale. « Voulez-vous que je vous donne le nom du gouverneur en question ? ». Le président du tribunal lui signifia une interdiction catégorique avant de menacer de le sanctionner pour outrage à magistrat. Niguèlin ne répliqua pas, mais son haussement d’épaule et le regard méprisant qu’il jeta au juré mis en question parlèrent pour lui. Que pouvait signifier une telle menace pour un homme déjà condamné a mort ? Niguèlin fit mine de se rasseoir, puis se redressa à nouveau pour regarder le juge dans les yeux et pour lui demander : « Est ce que je commettrai un outrage à magistrat si j’évoquai la situation d’une dame bien connue… ». L’ancien ministre eut à peine le temps de terminer sa phrase qu’un brouhaha immense s’éleva dans la petite salle d’audience et amena une brusque interruption de séance. A la reprise une heure plus tard, Niguèlin laissa la place à Tiéni. Ce dernier en bon policier fit la remarque qu’il se trouvait dans la salle d’audience un groupe, qui n’était là que pour occasionner des interruptions chaque fois que des révélations gênantes menaçaient d’être faites. Les avocats défenseurs appuyèrent cette thèse, ce qui créa à nouveau un beau tohu-bohu et donna lieu à une deuxième suspension de séance. Ainsi avançait cahin-caha le procès de Tombouctou. Des témoins racontèrent qu’à plusieurs reprises ils avaient vu le représentant du ministère public feuilleter avec exaspération ses dossiers et les jeter ensuite devant lui avec un air dépité.

    Le magistrat confia à des amis que non seulement on lui avait laissé toute la sale besogne, mais qu’en outre on ne lui avait même pas donné assez de munitions pour déstabiliser les accusés. Tous ces états d’âme ont certainement remonté vers Bamako qui donna les instructions nécessaires pour qu’on en finisse au plus vite. Le procès qui donnait l’impression de s’embourber s’emballa donc brusquement et seul Niguèlin fut une fois de plus condamné à mort. Quant à Tiéni il procéda pour sa défense par certaines allusions bien distillées. Est ce cette habileté allusive où la minceur du dossier de détournement laborieusement exposé qui lui valurent la clémence des juges comme on le constata à l’énoncé du verdict ? Avant d’arriver aux peines prononcées il nous faut signaler que trois jours plus tard, Tiéni fit appeler un de ses geôliers du camp de Tombouctou. Il lui confia une grande enveloppe kaki remplie de documents et demanda que ces derniers soient transmis à un officier qui viendrait dans quelques jours de Bamako. Le surveillant ne posa pas de question sur la manière dont ces papiers se trouvaient en possession du prisonnier. Il promit à Tiéni de lui rendre le service demandé, car il avait une dette ancienne vis-à-vis de l’ancien chef de la Sûreté. Quelques années auparavant, le prisonnier avait sauvé la mise à l’un de ses très proches parents, inspecteur de police de son état et impliqué dans une fort embarrassante affaire de mœurs. Le geôlier prit donc le risque d’accepter la dangereuse commission et honora sa promesse. Mais de cette fameuse enveloppe, nous aurons l’occasion de reparler dans la suite de notre récit.

    « nous sommes confiants » – A Bamako, certains trouvèrent le procès de Tombouctou passablement bâclé et estimèrent que le verdict était encore trop clément (!) pour les condamnés. Le procureur général fut même traité de mollasson. Le parquet fut donc sommé, selon la volonté du Chef, d’interjeter appel du jugement. Le second procès se tint quelques jours plus tard et à la différence du premier, on retira aux principaux condamnés tout ce qu’ils avaient comme possessions matérielles, même les moins significatives. Tiéni, cette fois-ci, fut condamné à…cinq ans de travaux forcés et Niguèlin vit sa condamnation à mort reconfirmée. Dèssè lui vit sa peine ramenée de vingt à dix ans de travaux forcés tandis que Kramo lui en prenait pour dix avec une confusion de peines pour tous. A l’énoncé du verdict, l’un des avocats ne put s’empêcher de lancer que tout cela relevait de l’acharnement pur et simple. Les damnés du Conseil prirent quartier à Tombouctou en attendant leur évacuation vers Taoudéni où le avaient précédés les autres condamnés. Dans la Cité des 333 saints, ils eurent la chance d’avoir à faire avec des gardiens qui se gardèrent dans un premier temps de la moindre brutalité à leur égard. A Taoudéni ils y trouvèrent Ussuby et Djalan qui n’étaient pas concerné par le procès économique. Tiéni et Niguèlin étaient très limités dans leurs déplacements, mais Kramo et les autres condamnés aux travaux forcés avaient la faculté de rester à l’extérieur de leurs cellules pour notamment exécuter les tâches d’assainissement qu’on leur confiait de temps en temps. Le même traitement différencié des détenus se retrouva à Taoudéni. Les deux condamnés à mort quittaient rarement les minuscules pièces qui leur tenaient lieu de cellules dans une partie de la prison qui était considérée comme un quartier de haute sécurité et se trouvait ceinturée de barbelés selon le degré de rancune que leur vouait le chef du pénitencier. Niguèlin et Tiéni avaient l’autorisation de sortir le soir pour se dégourdir les jambes, mais ils le faisaient sous une garde très vigilante. Certains chefs du bagne qui se relayaient chaque semestre se révélaient plus humains, se montraient moins stricts. Ils autorisaient la cohabitation des condamnés. D’autres en revanche maintenaient une pression d’enfer sur les détenus en l’occurrence les plus célèbres.

    Deux ans s’écoulèrent ainsi. Togontan, qui avait cherché querelle à son ancien chef Tiéni au départ, fut le premier qui décéda des suites d’une attaque cardiaque dira t-on. Un jour, Kramo et plusieurs autres prisonniers, qui rentraient de leur corvée dans les salines, s’entendirent annoncer la mort violente de Tiéni. L’intervention du sous-officier sadique envoyé pour la basse besogne fut évoquée. Ussuby et quelques détenus, qui avaient été dispensés des salines pour raison de maladie, avaient été chargés d’enterrer l’ancien chef de la Sûreté. Kramo pressa son ancien compagnon du Conseil militaire pour avoir les détails de la mise en terre. Il entra dans une colère violente quand il apprit que Ussuby n’avait pas respecté les dernières volontés de Tiéni. Ce dernier leur avait fait promettre de l’habiller avec le survêtement de son club préféré et de l’enterrer avec un ballon rouge qu’il avait emporté dans ses bagages. Même cette minuscule faveur ne lui avait pas été accordée. Deux jours plus tard, on apprit la mort de Niguèlin. Un garde raconta plus tard que le prisonnier avait succombé suite aux sévices que lui avait fait subir un sergent-chef tortionnaire, Lamaga, proche de la retraite. Celui-ci avait montré une cruauté toute particulière dans la persécution de l’ancien ministre et de l’ancien directeur de la sûreté. Kramo et tous les autres bagnards sentirent tous que l’homme était en mission commandée dès qu’il débarqua. Certains firent remarquer que la mort de Tiéni et Niguèlin coïncidait avec la montée de l’agitation scolaire et estudiantine à Bamako. Une relation existerait-elle entre tous ces faits ? Rien ne peut être prouvé.

    Mais ce qui était sûr, c’était que les deux condamnés à mort se comportaient comme des hommes qui n’avaient plus rien à perdre. Dès qu’ils en avaient l’occasion et dès qu’il leur semblait trouver une oreille attentive, ils ne se privaient pas de raconter ce qu’ils savaient de leurs anciens compagnons maintenant au pouvoir et ils prophétisaient qu’un scandale éclaterait tôt ou tard. Un sous-officier, qui avait été parmi leurs geôliers dans les premières semaines de leur incarcération à Taoudéni, se souvenait que toutes ces révélations troublaient ses hommes au plus haut point. Un officier se rendit compte des dégâts que les récits des prisonniers causaient. Il rassembla à la hâte ses éléments et leur indiqua que la détention avait fait perdre la raison aux deux prisonniers. Puis il fit part de ses appréhensions à ses supérieurs qui se gardèrent bien de prendre à la légère les embarras causés par les condamnés à mort. Une lettre écrite par l’ancien ministre de la Défense et adressée à un de ses amis était d’ailleurs très explicite sur l’état d’esprit du détenu. Dans cette missive interceptée par les hommes de Dula, Niguèlin disait : « Notre moral est au beau fixe, nous sommes confiants et nous attendons seulement que le « N°1 » vienne nous rejoindre ». Cette lettre montrait primo, que les prisonniers, même s’ils ne nourrissaient aucune illusion sur leur sort, ne voulaient pas se laisser abattre ; et secundo, que leur ressentiment contre le boss était plus fort que jamais. La conjonction de ces deux facteurs faisait que même très éloignés de Bamako, ils n’avaient pas perdu tout leur pouvoir de nuisance ce qui justifia pour le pouvoir l’envoi du fameux sergent-chef Lamaga aux fins d’effectuer la sale besogne. A son retour il se vit offrir une récompense matérielle pour pouvoir soigner sa toute proche retraite.

    le système lui explosa en pleine figure – Taoudéni « accueillait » un autre officier qui avait été autrefois proche du patron et qui avait été cravaté par Tiéni avec les putschistes de 1969. L’événement avait fait grand bruit à l’époque dans la garnison de Kati. Là bas, on considérait en effet l’officier un peu comme le protecteur du patron au sein de l’armée avant les événements de 1968. Brillant spécialiste de l’artillerie, Aladia avait notamment appuyé le Chef pour que le parti le recrute dans un premier temps, d’abord comme instructeur en Afrique de l’est puis, à son retour, comme instructeur cette fois-ci de la milice populaire (ce qui était à l’époque une promotion enviable). Le malheur de Aladia vint du fait que comme tous les hommes brillants, il ne pouvait se départir d’une certaine forme d’arrogance. Et ce fut cette arrogance qui lui dicta une remarque vexante à l’endroit de son protégé. Ce dernier s’était rendu coupable de quelques inattentions en matière de commandement et Aladia les avait relevées. Il avait dit à son interlocuteur que s’il n’y prenait garde, il finirait dans la peau d’un « éternel lieutenant ». Ce jour là, les yeux de son protégé avaient étincelé d’une brève lueur de colère, mais il avait ravalé le commentaire cinglant qui lui brûlait les lèvres. Toutefois, selon ceux qui le connaissaient, il n’avait jamais oublié cet épisode et depuis il ne ratait pas une occasion de montrer à son ancien mentor que désormais il était autonome dans ses prises de décision et que rien ne le ferait hésiter, même pas le souvenir d’une ancienne complicité. Lorsqu’il se retrouva au bagne Aladia garda pendant un certain temps la force d’écrire et il remplit des pages entières d’un cahier d’écolier avec ses confessions qui n’étaient pas tendres pour plusieurs de ses anciens compagnons, et plus particulièrement pour son ex protégé. Il laissa ce manuscrit entre les mains d’un sous-officier qui s’était montré plus clément à son égard que les autres geôliers. Le document, on s’en doute, ne fut jamais rendu public. Qui aurait osé montrer quoi que ce soit contre les nouveaux hommes forts et contre le seul maître à bord ? A l’heure qu’il est, ces révélations dorment sans doute au fond d’une cantine. Tout comme est cachée quelque part l’enveloppe de Tiéni, confiée à un officier.

    Mais, ainsi que nous l’avons dit, ce dernier document reviendra dans la suite de notre récit. En attendant, il nous faut retourner à Bamako où dans l’entourage du Chef, on procédait à une nouvelle redistribution des cartes. Sumalé avait pris une envergure certaine au point de devenir le dernier passage obligé pour atteindre le boss. Ce dernier procéda de son côté à un ménage en douceur dans son environnement sécuritaire immédiat. Ce fut d’abord un jeune officier, le lieutenant Khalil qui prit la place du capitaine Django, filleul de Tiéni, comme aide de camp. Ensuite, tous les éléments en charge de la protection rapprochée furent changés. Durant cette période de transition Dula s’activa beaucoup. Il avait réussi, dès le lendemain du 28 février, à convaincre le Chef que les paras n’étaient pas les mieux indiqués pour assurer sa garde. Il commença d’abord par instituer un système de rotation entre les différents corps de l’armée et de la sécurité. Puis il finit par placer carrément ses gendarmes comme permanents. Mal lui en prit de déployer autant de zèle. Comme pour lui montrer qu’il n’avait pas encore la maîtrise totale de la délicate mission de protection du boss, il se produisit alors quelque chose à laquelle personne ne s’attendait : une tentative de coup d’Etat. Cela faisait moins de trois ans que le Chef était devenu l’incontestable « N°1 » quand le système de Dula lui explosa en pleine figure, posant du même coup la question de la stabilité du nouveau régime. Vous souvenez-vous de Zoumana ? C’était le gendarme qui, pour une histoire de femmes, avait fait passer une nuit très agitée à mon ami Zanké, alors que celui-ci servait au début des années 70 à Niéna. Mon ami et le gendarme, qui s’étaient retrouvés trois ans plus tard dans la capitale, décidèrent de passer l’éponge sur le passé et devinrent de bons camarades à défaut d’être de grands amis. Quand il me fut présenté de manière fortuite par Zanké, Zou avait pris de l’assurance en même temps que du galon. Le maréchal de logis était devenu adjudant-chef dans son corps. Plus tard il me confia que peu après cette promotion et à la suite des événements de février 1978, il s’était retrouvé à la Sécurité d’Etat. Zou me fut immédiatement sympathique. La moustache fournie qu’il s’était laissé pousser lui donnait une allure farouche alors qu’au fond, il était d’une nature plutôt accommodante. Par contre et à force de le fréquenter, je me suis rendu compte que ses airs frustres étaient trompeurs et qu’il avait une grande finesse de jugement qu’il dissimulait à merveille.

    fort embarrassés et plutôt mécontents – Ce fut lui qui nous fit comprendre la profondeur du malaise qui couvait au sein de son corps après « la trahison » de leur nouveau chef Dula qui, sans état d’âme, avait sacrifié son meilleur ami, Tiéni. Ce fut lui également qui nous permit de connaître les tenants et aboutissants de ce qu’on a appelé « la tentative de coup d’Etat des gendarmes » en 1980. Grâce à Zou, je compris comment un malaise latent pouvait conduire à un acte d’une grande gravité, surtout si celui qui le commet se croit protégé par une puissance mystique. Après la condamnation de Niamba, leur chef d’état-major que l’on croyait inféodé à la « bande des trois » et l’intronisation de Dula, les gendarmes étaient restés divisés sur l’attitude à tenir vis-à-vis de leur nouveau boss. La plupart des hommes étaient d’accord que le 28 février 1978, loin d’être une entreprise de moralisation, se résumait à un « coup d’Etat interne » organisé et réussi par le grand Chef. Ce coup d’Etat avait été suivi par une opération d’épuration menée tambour battant et à la confirmation du Chef comme seul, unique et incontestable « N°1 ». Les gendarmes étaient d’autant mieux placés pour tirer cette conclusion qu’eux-mêmes avaient été au cœur de la neutralisation du duo Niguèlin/Tiéni et de leurs partisans. Une arrestation d’officiers de l’armée est dans le code militaire une tâche réservée à la police militaire, et à défaut à la gendarmerie. Les pandores s’étaient donc assurés sans état d’âme de tous les comploteurs qu’on leur avait désignés. Par contre, ils avaient été fort embarrassés et plutôt mécontents quand on leur avait donné pour tâche de démontrer après coup la culpabilité de ceux qu’ils avaient arrêtés. Deux choses leur déplaisaient dans cette mission.

    D’un, ils avaient la sensation d’être manipulés dans une affaire où ils n’étaient pas partie prenante. De deux, ils regrettaient la faiblesse de leur propre commandement qui démontrait un criard manque d’initiative. Leur chef les houspillait de manière fiévreuse, mais ils le savaient animé non pas le désir d’établir la vérité, mais par la hantise de réussir son ascension. Si bien que lorsque Dula intrigua pour dessaisir les paras de la garde du boss pour faire attribuer cette mission à ses hommes, cette nouvelle responsabilité ne créa aucun enthousiasme parmi les gendarmes. Ces derniers se sentaient dévoyés par la surveillance qui leur était affectée. Non seulement la tâche était extrêmement contraignante, mais elle était aussi très éloignée des missions traditionnelles et « nobles » de la gendarmerie. Au quotidien, la garde présidentielle était loin d’être une sinécure. Les hommes recevaient des ordres de tous les côtés et ces ordres étaient souvent contradictoires. Tantôt c’était le boss qui donnait les instructions, tantôt c’était son épouse. Sans oublier les éléments de la protection rapprochée qui mettaient eux aussi leur grain de sel. Les gendarmes étaient en outre désarçonnés quand il leur fallait gérer des situations très particulières. Ainsi, agacé par les allers et venues dans son domicile de personnes qu’il n’y avait pas invité, le patron piqua un jour une grosse colère. Il interdit catégoriquement l’accès des lieux à un opérateur économique qu’il soupçonnait d’être en affaire avec la cheftaine. Il avait d’autant plus de raisons de ne pas apprécier ces accointances que vingt deux mois auparavant cet homme, Djofily, était en affaires avec Niguèlin. A l’arrestation de celui-ci, il avait sans hésiter retourné sa veste et était venu se placer sous la protection de Béréni. Avec son appui, il se trouvait en excellente position pour finaliser une grosse commande de l’Etat. En outre, il avait besoin en urgence de liquider une seconde affaire, la vente d’un énorme stock de ciment qu’il avait, faute d’entrepôt, fait déposer au bord du fleuve. Pour mieux plaider sa cause, il avait offert une superbe voiture de marque japonaise à la famille de la cheftaine pour, disait-il, assurer « les courses domestiques ». Sans compter les multiples cadeaux en nature et en liquide distribués à des personnes proches de celle-ci. Djofily n’avait qu’un seul défaut, mais qui était de taille : l’homme manquait de discrétion. Il aimait attirer l’attention, parlait beaucoup, se vantait énormément et partout.

    car la tempête avait été rude – Le Chef, qui craignait que les gens ne jasent sur le compte de sa famille, avait donc l’homme dans son collimateur (pour emprunter une expression de Niguèlin durant le procès). Il fit dans un premier temps interdire carrément l’accès de son domicile à l’encombrant individu. Mais Béréni n’avait pas ce genre de scrupule. Elle n’entendait pas se priver des opportunités que lui amenait son nouveau courtisan, et elle se justifiait en rappelant qu’elle n’avait jamais été demandeuse. Ce qui était vrai même si elle ne manquait pas une occasion pour encourager son courtisan fortuné à venir lui rendre visite plus souvent. Un compromis boiteux s’était installé. Diofily avait librement accès au domicile, mais à condition qu’il ne vienne que lorsque le chef de famille avait le dos tourné. C’était un compromis évidemment intenable. Un beau matin, le boss, furieux de voir ses instructions contournées, choisit d’infliger les sanctions au niveau de la garde présidentielle. Il fit aussi des reproches d’une rare virulence à son épouse. Cette dernière se défendit de manière tout aussi véhémente et certains domestiques qui perçurent les éclats de voix crurent d’ailleurs que le couple n’allait jamais se remettre de cet accrochage. Il faut dire qu’a priori ils n’avaient pas tort. Car de répudiation, il fut fortement question avant que les griots, les chefs religieux et l’ensemble des proches du premier cercle ne multiplient les interventions pour recoller les morceaux. Cela prit énormément de temps, car la tempête avait été effectivement rude. Mais les choses retrouvèrent leur normalité après une longue période de colère rentrée du Chef. Chez les gendarmes, le contrecoup fut violent et faillit même valoir au chef de poste, en service ce jour là, d’être déshabillé comme on le dit. Or, dans cet éprouvant épisode, Dula ne montra aucune solidarité envers ses hommes. Il s’abstint même de prendre la défense du sous-officier, lorsque ce dernier fut confronté aux pires ennuis de mesures disciplinaires que lui-même signa.

    Les quelques sympathies dont il jouissait encore au sein de sa troupe disparurent à cette occasion. Heureusement pour le malheureux chef de poste que la cheftaine passa quelques coups de fil pour lui éviter le pire. Zou qui me rapporta l’intermède frissonnait encore d’indignation. L’alerte avait été chaude, mais l’autorité du Chef sur « sa » garde ne fut pas rétablie pour autant. La cheftaine n’avait aucune envie de se séparer de ses hommes de main dans le milieu des opérateurs économiques. Ses visiteurs avaient d’ailleurs trouvé la parade aux consignes données par le boss. Ils avaient pris l’habitude d’intéresser grassement les gardes pour que ceux-ci ne mentionnent pas leur passage, si bien que le cahier du poste de garde était quasi vierge, alors que les opérateurs économiques se succédaient à longueur de journée au domicile du patron. Dans un pareil jeu d’intrigues, les flottements se multipliaient et le système de sécurité n’avait rien d’imperméable pour quelqu’un qui le connaissait de l’intérieur. Ce fut ainsi que naquit dans la tête d’un sous-officier de gendarmerie, chef de poste à l’occasion, l’idée d’un attentat contre le grand patron. Notre comploteur, Kunfêko, estimait que la conjoncture était bonne pour un coup de force. Tout autour de lui, il entendait se multiplier les murmures de mécontentement des hommes de garde. Il se dit alors qu’il pouvait capitaliser toute cette grogne à son profit et éliminer le patron dont les hommes se plaignaient si fort. Mais Kunfêko interprétait d’une manière fausse ce qu’il entendait. Il croyait les gendarmes fatigués du régime alors qu’ils étaient seulement mécontents de Dula leur chef, qui manquait d’envergure et surtout de courage pour les défendre. Les grognements qui se faisaient entendre des casernes n’annonçaient pas du tout la disponibilité pour un coup d’Etat. Ils traduisaient seulement la lassitude devant une situation qui perturbait la sérénité des hommes. Kunfêko était cependant incapable de sentir toutes ces nuances. Il était d’autant plus sûr que son heure avait sonné que la contestation scolaire était venue à son tour secouer le régime. Ce dernier avait réagi en utilisant des méthodes que n’aurait pas reprouvé Tiéni qui se mourait au nord. Les jeunes qui, un an et demi plus tôt, applaudissaient le Chef le vouaient maintenant aux gémonies et paraissaient décidés à entamer un long bras de fer contre lui. Kunfêko, plus persuadé que jamais que son heure avait sonné, alla prendre conseil auprès de sa jeteuse de cauris attitrée. Cette dernière lui assura qu’un destin national lui tendait les bras. Notre homme entreprit alors avec deux complices de son corps et trois civils de monter son opération de déstabilisation. Il misait sur le fait que la Sécurité d’Etat nouvellement remise sur pieds n’était pas assez opérationnelle pour déceler ses projets.

    un petit sourire en coin – Il n’avait pas tort, mais dans le même temps il avait surestimé la loyauté des gens à qui il avait confié son projet. Un des gendarmes, qui sentait que le radeau sur lequel il s’embarquait était pourri, vendit la mèche contre une belle rémunération et une promesse ferme de promotion. Il déballa en détails les intentions de Kunfêko non auprès de son chef Dula mais de Tololén, le tout nouveau chef de la Sécurité d’état. Celui-ci voyait là une belle occasion de faire oublier l’échec de ses enquêtes sur les évènements du février 1978, et il fit prendre illico en filature le folklorique sous-officier de la gendarmerie. Mais comme il n’aimait pas beaucoup Dula et qu’il lui semblait utile de démontrer au « Grand patron » qu’il n’était pas aussi bien protégé que cela, Tololén ne souffla pas mot de l’affaire au chef des gendarmes. Ce dernier continuait donc de parader sans savoir qu’un de ses hommes montait un complot farfelu contre le Boss. Ce dernier, lorsqu’il reçut les éléments de l’enquête enclenchée par son chef de la Sécurité d’Etat, se garda lui aussi de les confier au patron des gendarmes. Ce genre de jeu était dans la nature du pouvoir, qui savait utiliser les rivalités qui se créaient pour le servir. Il jouait sur les ambitions des uns contre les autres et vice versa. Un jour, il lança à Dula avec une pointe d’ironie : « Si l’on ignore ce qui se trame sous son propre toit, qu’est ce qu’on est ? ». L’autre le regarda, complètement désarçonné. Puis il se rendit compte que le Chef attendait effectivement une réponse et il se lança à l’eau : « C’est qu’on est un imbécile », dit-il d’une voix plus qu’hésitante. Le patron eut un petit sourire en coin en entendant la réponse, qui était comme un coup de pied que son collaborateur se donnait à lui-même. Pendant ce temps, Kunfêko peaufinait sa tentative de coup qui incluait l’assassinat du N°1. Il s’était même trouvé un mécène qu’il avait réussi à convaincre de l’infaillibilité des prédictions de la « jeteuse de cauris » et qui se montra financièrement très généreux à son égard. Cependant, le gendarme, qui peu à peu prenait conscience de l’énormité du coup qu’il allait tenter, déploya un temps incroyable pour boucler ses préparatifs. Il arriva néanmoins le moment où il ne pouvait reculer. Entretemps son état d’esprit avait complètement changé, ce que ses complices ne pouvaient pas soupçonner. A l’approche du moment fatidique, Kunfêko cachait une grosse peur derrière les fanfaronnades dont il n’était pas avare. Comme nous le disions, il avait mesuré progressivement toute la gravité de son entreprise, mais ne pouvait plus faire marche arrière. Néanmoins, le comploteur prit discrètement ses précautions. Il avait mobilisé un de ses cousins dont le véhicule devait lui servir à franchir la frontière du côté de Mandiana (cercle de Kolondiéba) à destination de la Guinée, si jamais les choses tournaient mal.

    (à suivre)

    TIEMOGOBA

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    2 COMMENTAIRES

    1. Merci M.Drabo pour ce récit sur l’histoire recente de notre pays le Mali.C’est dommage que GMT et ses anciens amis du CMLN s’en soient arrivés jusque là….C’est sans doute lui GMT QUI AURAIT LE PLUS PROFITE DE L’ETAT DE DROIT DONT IL AURAIT POURTANT REFUSE L’INSTAURTION QUAND IL ETAIT AU POUVOIR:wink:

      • Salut mon pere,cela fait un bout de temps sans te lire.Le Mali est en crise a cause de ATT et son clan.Nos vaillants sont morts pour faute de munitions et autres.Que la terre les soit legere.Also, je serais a Paris 11 fevrier 2011,aimerai te rencontrer.Merci.

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