Zanké s’était mis, sans le vouloir, dans la ligne de mire du tout puissant Tiéni.
Fakoly, tel qu’il est resté dans l’imagerie populaire, aura été avant tout un brave général qui servit loyalement son empereur Sunjata. Un officier qui n’avait qu’une parole, un chef de guerre qui cultivait la bravoure jusqu’au don de soi. Moi, à qui on a donné le nom de ce brave parmi les braves, je n’étais ni un héros, ni un homme intrépide. Tous mes amis me décrivent plutôt comme quelqu’un d’accommodant dans les affaires de la vie. Ils affirment aussi que je suis un homme profondément convaincu que ce n’est pas en criant fort qu’on se fait le mieux entendre. Cependant depuis le jour où le destin a mis Zanké sur mon chemin, j’ai au moins appris à développer une qualité essentielle dans l’existence, la patience. Un proverbe de nos Anciens traduit tous les bienfaits de cette vertu dans un raccourci d’une éloquente simplicité : « Ci dé bè monè bo » (que l’on pourrait traduire par la formule “Une longue vie vous paie de tout”). Autrement dit, il est inutile de vous hâter de faire aboutir les choses, le sort vous rétablira tôt ou tard dans votre droit, si celui-ci est effectivement bon. Le plus important, avait l’habitude de dire Zanké, est de ne jamais se consumer en ressentiment, même contre son ennemi. Je savais de qui il parlait en particulier, car mon ami nourrissait une vraie phobie pour les porteurs d’uniforme. Malgré cette antipathie qui pouvait tourner à la mauvaise foi, je trouvais Zanké très intéressant à fréquenter comme personne. Pourtant il n’avait pas toujours été l’homme un tantinet philosophe que j’ai connu. Ceux, qui l’avaient côtoyé de longue date, m’affirmaient tous qu’il avait beaucoup changé. Lorsqu’il était jeune, il déclenchait invariablement des histoires à la sortie des classes dans le primaire. Il était resté un incorrigible bagarreur quand il fut admis au secondaire, et s’était transformé en râleur patenté lorsqu’il avait commencé à travailler comme enseignant. Mais il y a une chose que tous lui reconnaissaient : les coups les plus durs qu’il avait encaissés, c’était en rendant service à d’autres. Zankè faisait preuve d’une telle générosité quand il s’agissait d’aider quelqu’un, que la plupart des gens se perdaient en questions pour comprendre son implication ou pour chercher ses motivations. Tous ces cartésiens n’arrivaient pas à admettre qu’une telle spontanéité, dans l’altruisme, était simplement dans la nature même de l’homme. Une anecdote confirmait cette particularité de mon ami que certains avaient rapidement percée à jour. Un cousin de Zankè, Mamuru, suggéra un jour à son ami Dunankè d’inventer une histoire à propos d’une mère prétendument malade afin de pousser l’altruiste à lui céder son salaire. Tout cela parce que Zankè avait donné quelques mois auparavant l’intégralité de la rémunération qu’il venait de toucher à la sœur d’un de ses amis afin qu’elle soigne la mère de celui-ci. En réalité, la vieille était décédée deux ans auparavant. Heureusement que la seconde arnaque a été éventée par la sœur de Mamuru. Cette propension parfois exagérée à l’altruisme nous a rapprochés au point d’élever notre amitié à un niveau que la fraternité ne saurait atteindre. Même les grosses divergences qui existaient dans certaines de nos opinions ne suffisaient pas pour nous brouiller. Une de ces divergences résidait dans le fait que, comme je vous le disais, Zanké n’aimait pas les porteurs d’uniforme alors que moi, je comptais de très grands amis parmi ceux-ci. Certes, les ressentiments de Zanké étaient largement justifiés au moment où je fis sa connaissance par l’intermédiaire de Kass, un autre de mes proches. Mon ami avait payé par de gros ennuis le fait de s’être impliqué au côté de son cousin Mussako, un opposant au régime militaire de l’époque, alors qu’idéologiquement il était loin de partager les points de vue de son parent. Il y a avait eu aussi eu quelques histoires de femmes mémorables au cours desquelles Zanké s’était fait malmener par les porteurs d’uniforme. Sur ce sujet épineux (les militaires étaient-ils fréquentables ?), nous avions eu au « Grin » de « Colombey-les-deux Nattes » que nous constituions Zanké, Kass et moi, des débats houleux et parfois d’une grande violence verbale. Mais ces altercations, en nous permettant de nous dire tout ce que nous avions sur le cœur, confortaient finalement la cohésion de notre petit groupe. Le « Grin » n’avait pas une implantation fixe. Tous les trois mois, nous le déménagions chez un membre, du moment que ce dernier se portait volontaire pour l’accueillir. Moi, je n’étais pas entré dans cette rotation, car mon modeste domicile ne comportait même pas une petite cour où nous aurions pu nous installer. Puis un jour, je demandai à prendre mon tour et lorsque mes compagnons s’intéressèrent de savoir où ils seraient domiciliés, je leur indiquai que ce serait chez mon ami, l’officier Klékagni.
ENRAGEE SOUS L’EFFET DE L’AIGREUR : En entendant cette réponse Zanké faillit me sauter au collet. Klékagni logeait dans un camp militaire et mon ami n’avait aucune envie de se rendre dans un territoire qu’il disait détester. Mais comme Kass s’était rangé sans ambages de mon côté, la majorité (deux sur trois) s’imposa à Zanké qui passa l’après-midi à pester contre mes accointances « bizarres ». Kass, qui le connaissait à cette époque là un peu mieux que moi, me conseilla de ne pas trop me formaliser de ce coup de colère. Zanké allait bouillir deux ou trois jours, puis il laisserait retomber la pression. Kass m’assura qu’il n’avait jamais vu notre ami tenir rigueur très longtemps aux gens qu’il aimait. Nous avons donc laissé la chose se calmer un peu, puis je remis le problème sur le tapis en insistant sur le fait que je voulais que Zanké se rallie de bonne foi à ma proposition. Kass avait raison, Zanké resta encore opposé à mon idée, mais avec beaucoup moins de virulence que la première fois. Il finit par céder lorsqu’il entendit sa mère, à qui il avait parlé de notre dispute, prendre mon parti. Zanké assumait un paradoxe. Il était un bon fils, il aimait profondément sa mère et il lui obéissait totalement. Mais il communiquait difficilement avec elle. Quelqu’un d’autre aurait trouvé bizarre ces contradictions. Pas moi, car je rencontrais de mon côté le même problème avec mon père. Finalement Zanké et moi, nous étions arrivés à une solution bien étrange pour ceux qui ne nous connaissaient pas, mais qui nous arrangeait bien. Ce que nous ne pouvions pas dire à nos parents respectifs, nous le confions au père et à la mère de l’un ou de l’autre. Sur le plan sentimental, nos situations étaient aussi très dissemblables, Kass et moi faisons figure d’hommes rangés, fidèles à nos fiancées. Zanké par contre n’arrivait pas à se stabiliser. Aussi il passait son temps à nous raconter les combines qu’il montait pour évincer un rival gênant ou pour larguer une conquête quand celle-ci se montrait trop collante. Jamais cependant il ne nous associa à son intarissable activité auprès des femmes, par crainte, disait-il, que nos fiancées ne lui fassent une réputation de briseur de ménages. Un soir il débarqua le visage tuméfié après un rendez-vous qu’il avait eu avec une certaine Ineïssa, à qui on avait donné le surnom de Hadja. Je ne connaissais pas cette énième conquête de Zanké, mais Kass me la décrivait comme une « konkaransi muso » (une femme qui mobilisait autour d’elle une flopée de soupirants ou de “concurrents”). Notre ami avait été salement bousculé si l’on en jugeait par sa pommette droite enflée et la petite plaie ouverte qu’il avait sur une des joues. Il voulut ressortir aussi rapidement qu’il était venu. Mais comme il repassait devant nous, Kass et moi nous vîmes le manche d’un couteau dépasser de sa poche arrière. Nous nous ruâmes derrière lui pour le calmer. Mais Zanké paraissait avoir perdu la tête. Il sortit son arme et la pointa vers nous, nous déconseillant de tenter quoi que ce soit. Je retins Kass par l’avant-bras et notre ami put sortir sans que personne ne s’interpose. Nous entendîmes le bruit d’un moteur qui se mettait en route, et nous sortîmes juste à temps pour voir démarrer le taxi dans lequel s’était engouffré Zanké. Nous nous installâmes, Kass et moi, dans ma voiture et nous nous sommes mis à la poursuite de l’autre véhicule. Nous arrivâmes ainsi à la frontière entre Hamdallaye et Lafiabougou. Là, nous nous aperçûmes que Zanké avait maille à partir avec des soldats. Ils étaient trois. Ce n’était pas le courage physique qui manquait à notre ami, mais nous avons compris qu’il allait se faire purement et simplement massacrer en voulant affronter les trois colosses en treillis qu’il avait en face de lui. Je sautai donc de la voiture et me précipitai avant que l’irréparable ne se produise. Kass m’aida à entraîner notre ami dans notre véhicule et j’ai démarré en catastrophe. A la maison, nous poussâmes l’excité dans le salon et nous lui avons passé un sérieux savon. Zanké garda pendant longtemps le silence, avant de nous raconter son histoire. La cause de la rixe était assez complexe. Comme je vous le disais, Zanké filait le parfait amour avec une jeune femme, Ineïssa dite Hadja, qui présentait la particularité d’être la petite soeur de l’ex-épouse d’un très haut gradé. Presque tous les soirs, après la dispersion du « Grin » installé chez lui en cette période, notre ami venait discrètement retrouver sa belle (Hadja avait sa chambre à part dans la cour de la concession où habitait sa soeur). Parfois, il ne s’en allait qu’aux aurores. A ce dernier détail, nous sûmes que “Z” était sérieusement accroché, car en dépit de toutes ses manies d’homme à femmes, il ne découchait pratiquement jamais de chez lui, tant il était casanier. A Hamdallaye il était devenu un peu l’homme de la maison. A ce titre il avait pris l’habitude, avant de rejoindre son amante, de causer longuement avec la grande sœur de cette dernière, Sarata surnommée Sarata. Celle-ci, que son statut de divorcée avait rendu quelque peu amère, se confiait à lui sans retenue. Elle avait été la première épouse d’un militaire très connu qui, au fur et à mesure qu’il grimpait dans la hiérarchie, l’avait trouvée de moins en moins digne de lui. Sarata, qui avait senti presque physiquement l’éloignement de son mari, perdit en plusieurs occasions son sang-froid. Elle s’en était pris avec une extrême violence verbale à certains camarades de promotion de son époux et les avait accusés de pousser son conjoint dans les bras d’une jeune femme brillante et polyglotte. Sarata n’avait pas d’instruction et elle savait que son mari éprouvait de la gêne devant l’étalage de son manque de savoir-vivre, lorsqu’ils se trouvaient dans les réceptions officielles. Sarata ne niait pas ses insuffisances, mais elle n’acceptait pas de se voir progressivement abandonnée par un époux avec lequel elle avait durement trimé pendant de longues années. Le divorce devint effectif quand l’époux reçut une très importante promotion à l’État-major. Cinq ans plus tard, l’officier atteignit les sommets de son arme et comme il savait que son ex-épouse ne lui voulait pas du bien, il envoya des émissaires acheter le silence de cette dernière. Sarata était en effet devenue comme enragée sous l’effet de l’aigreur, et elle racontait des histoires gênantes sur le compte du très haut personnage qu’était devenu son ancien conjoint. Ce dernier n’ayant pu faire taire son ex-femme, qui connaissait pas mal de secrets gênants sur lui, la fit mettre sous surveillance. Pour arrondir ses fins de mois, Sarata avait mis en location des chambres dans sa concession. Un jeune agent de Tièni, le tout puissant patron des services de sécurité, vint s’installer dans l’une de celles-ci. Mais sa présence mit rapidement la puce à l’oreille de la propriétaire, qui avait appris à se méfier des manœuvres des collègues de son époux. Elle n’eut aucune peine à se rendre compte que son nouveau locataire était là pour l’espionner. Cette surveillance « rapprochée » ne lui faisait pas peur, mais elle se sentait des scrupules vis-à-vis de Zanké à qui elle avait fait de nombreuses révélations à propos de son ex-époux. Elle le fit donc venir un soir pour le mettre en garde, car elle savait de quoi était capable Tiéni. Notre ami put vérifier très vite le bien-fondé des appréhensions de son interlocutrice. La même nuit, au sortir du domicile de celle-ci, il se fit molester par les malabars. C’était pourquoi il était reparti à la maison s’armer de son couteau qu’il savait certes manier avec dextérité, mais son arme ne lui aurait été d’aucune aide face au nombre et au gabarit des costauds que nous avions vus.
L’EMPOISONNEUR QUI SE PRENAIT POUR UN MEDECIN – Lorsque Zanké eut fini son récit, nous restâmes un long moment à nous regarder. Nous connaissions tous de réputation l’officier en question et dire qu’il avait le bras long serait encore minimiser son influence. S’il avait envie de faire de sérieux ennuis à Zanké, il en avait largement les moyens et il se trouverait très peu de gens susceptibles de l’arrêter. Notre ami était coincé dans une situation terrible. Simplement parce qu’il avait écouté avec sympathie une divorcée en détresse, il se retrouvait dépositaire de secrets qui pouvaient lui coûter la vie. Nous avons passé une bonne partie de la nuit à lui remonter le moral et à panser ses blessures visibles et invisibles. Kass finit par lui faire admettre que dans cette affaire il n’était plus le seul à être incriminé. Notre intervention nous avait mis nous aussi dans l’oeil du cyclone si jamais ce cyclone se préparait. Zanké confirmait bien la dangerosité de ses fréquentations féminines. Même si cette fois-ci ce n’était pas un banal concurrent belliqueux qui voulait lui régler son compte. L’affaire ne pouvait pas durer. Fort heureusement, elle s’arrêta d’elle-même deux mois plus tard. Hadja avait vu notre ami et lui avait conseillé d’arrêter toute relation entre eux, cela pour le bien de Zanké lui-même et de sa grande soeur. Cette dernière ne cessait de réclamer son confident et sa petite soeur avait dû lui mentir en prétendant que son amoureux avait été muté en brousse. Zanké me raconta le dénouement de tout cela un soir au « Grin » et d’une certaine manière j’en fus soulagé. On ne savait comment réagirait à l’avenir Tiéni, mais il valait mieux qu’il s’imagine avoir impressionné Zanké en lui envoyant ses malabars. Ce genre de personnage ne croit en effet qu’à l’efficacité de la force et s’il était convaincu que sa manoeuvre de dissuasion avait payé, il nous laisserait tranquilles un bout de temps. Et peut-être même définitivement. En fait, pour moi le principal danger dans la semaine qui suivit la conclusion de cette affaire ne vint pas de l’omnipotent chef de la sécurité, mais de la science médicale de Zanké. Cette nuit là au « Grin », je me sentis pris de violents spasmes à l’estomac. Je ne voulus pas en souffler mot espérant que la souffrance passerait d’elle-même, mais les choses ne firent qu’empirer et je finis par avouer mon mal à mes amis. Zanké, toujours prompt à proposer son aide en toute circonstance, claqua aussitôt des doigts en disant que j’avais de la chance. Le mal dont je souffrais était aussi sa « maladie favorite » (l’expression est de l’un de nos amis qui manie plutôt bien l’humour noir). Il gardait d’ailleurs toujours sous la main de quoi le traiter. Il proposa séance tenante de me chercher sa cure dans sa chambre. Kass souleva une objection contre les dangers de l’automédication et préférait que j’aille voir un médecin. Mais Zanké ne l’écoutait déjà plus. Il se rua dans la maison et deux minutes plus tard, il revint avec un gobelet d’eau et un comprimé noir au creux de l’autre main. La réflexion de Kass m’avait un peu refroidi et je demandai avec une pointe de soupçon à mon ami ce qu’il me proposait. Du charbon, répondit-il, avait de me conseiller de croquer les comprimés et de les faire passer avec un peu d’eau. Je lui obéis, mais à peine lui avais-je rendu le gobelet que je ressentis des petites brûlures dans ma bouche. Cependant je les supportai et rentrai chez moi. Mais là-bas, les douleurs se firent de plus en plus vives sur ma langue et même dans ma gorge. Je filai en quatrième à l’hôpital et le temps que j’arrive à destination, les brûlures étaient devenues insupportables. Le docteur, qui me reçut, me fit d’abord raconter toute l’histoire de ma maladie. Puis il m’examina la bouche, me la fit rincer à l’eau froide. Il recueillit le liquide un peu rougeâtre que j’avais recraché dans un gobelet blanc. Après avoir examiné le contenu, il me fit savoir que j’avais croqué du permanganate de potassium. C’était cette substance qui provoquait ces affreuses brûlures. Je subis un lavage d’estomac en règle avant que l’on me donne cette fois des calmants pour mes crampes d’estomac qui n’avaient fait qu’empirer. Au petit matin, je pus m’endormir pour au moins deux heures. L’alerte avait été chaude, mais elle était passée avant le soir. Je décidais de ne pas en parler à Zanké pour ne pas le culpabiliser. Et je ne l’aurais pas fait si cette nuit là au « Grin », Kass ne s’était pas plaint d’avoir un grain de poussière tenace dans l’oeil. Il l’avait tellement frotté que son œil avait rougi. Aussitôt notre ami, qui était décidément une véritable boîte à pharmacie, s’était précipité encore dans la chambre pour chercher cette fois du collyre. Je profitais de son absence pour narrer brièvement ma mésaventure à Kass. L’histoire du permanganate le fit tordre de rire et Zanké, qui le trouva littéralement couché à terre sous l’effet de l’hilarité, s’enquit avec insistance des causes de celle-ci. Kass prit une mine faussement indignée pour dire qu’il n’avait aucune envie d’être la nouvelle victime d’un « empoisonneur qui se prenait pour un guérisseur », il repoussa donc avec énergie le flacon qu’on lui tendait et ne se gêna pas pour lui raconter le martyre que j’avais subi. Il poussa la raillerie jusqu’à extrapoler sur le fait que d’avoir été élevé par un « vieil infirmier » (allusion à son grand-père Mansa) qui se disait médecin ne donnait pas à Zanké une science innée dans la médicamentation. La détresse de notre ami faisait peine à voir. Il s’était carrément effondré, tout honteux d’avoir failli m’empoisonner. L’erreur était de fait facile à expliquer. Zanké gardait dans le tiroir de sa tête de lit sa pharmacie dans laquelle le permanganate et le charbon étaient emballés dans des cornets de papier posés côte à côte. Les continuels tiraillements du meuble avaient fait rouler les comprimés du premier à proximité de l’emballage du second et notre ami dans sa hâte avait ramassé ce qui gisait au fond du tiroir. Zanké passa une bonne partie de la soirée à nous expliquer ce qui avait provoqué sa méprise et nous ne parvenions pas à endiguer son obstination à se justifier. Finalement Kass, de guerre lasse, empoigna la fiole de collyre et se mit deux gouttes dans les yeux. Il le faisait, dit-il, pour calmer notre « docteur », à qui il demanda toutefois de prendre toute sa famille en charge si d’aventure il devenait aveugle. Le ton pathétique avec lequel Kass lança cette supplique fit rire tout le monde et marqua le point final de cette rocambolesque affaire.
« CELUI QUI EST CONTRE MON CLUB EST CONTRE MOI » : Au « Grin », nous recevions souvent la visite de Mâh, une cousine de Zanké. Elle tenait un salon de couture très réputé à Bamako et faisait un commerce florissant de bazin teint qu’elle importait de la Sierra Léone. Son salon était fréquenté par tout ce que la capitale comptait de femmes de pouvoir : les épouses des hauts dignitaires, les prête-noms de celles-ci dans des grosses transactions commerciales, les courtisanes qui avaient le vent en groupe et les jeunes filles pressées d’arriver dans le « saint des saints ». Tout ce monde était là pour échanger des ragots et des tuyaux. La plupart de ces dames ne s’aimaient guère et guettaient la première occasion pour se donner un coup mortel. Mais avant que l’occasion de liquider la concurrence ne se présente, ces prédatrices se supportaient car faisant partie du cercle des « puissantes ». Dans le salon de Mâh, lorsque le gratin des grandes et moins grandes dames était réuni, on se livrait à un jeu un peu particulier. Chacune déballait ce qu’elle avait appris sur les coulisses du pouvoir et sur le dessous des cartes. Une chasse au scoop qui ne disait pas son nom. Les supposés secrets d’État étaient alors mis sur la table comme des ragots de familles, les faiblesses et les vices des gouvernants étaient exposés complaisamment. Mais à cette époque en écoutant ces dames, on sentait surtout monter la terrible lutte de clans qui s’était engagée au sein du pouvoir militaire qui dirigeait le pays. Chacune des femmes du salon de Mâh avait choisi son camp et se montrait enragée à défendre ses protecteurs. Il y avait deux événements qui avaient attisé la tension dans le groupe des militaires : le conflit frontalier avec la Haute-Volta et le référendum pour ce qu’on appelait pompeusement « le retour à une vie constitutionnelle normale ». Lorsque la guerre avec notre voisin se déclencha, certains dans le Conseil militaire ne firent pas mystère de leur agacement. Ils jugeaient que ce conflit inutile aurait pu être facilement évité si certains des leurs camarades n’avaient pas fait preuve d’une susceptibilité mal placée. Les « susceptibles », qui ne savaient pas comment allaient tourner les événements, encaissèrent en silence le reproche de leurs camarades. Mais ils prirent leur revanche à la fin du conflit. Ils soulignèrent à qui mieux mieux l’importance de ce qu’ils présentaient comme une incontestable victoire militaire. Mais celle-ci avait-elle l’importance que lui donnaient ses thuriféraires ? Le peuple est resté indifférent à ce chant de triomphe. A aucun moment des hostilités il n’avait paru concerné par l’activisme déployé au sein des forces armées et de sécurité dans ce que les observateurs étrangers avaient appelé « la guerre des plus pauvres ». La vie normale retrouva d’ailleurs rapidement son cours entre les deux pays. Le commerce avec notre voisin fut tout juste interrompu pendant quelques semaines du fait des tensions résiduelles à la frontière, avant de reprendre de plus belle. L’impact des combats avait été très peu significatif et beaucoup de nos compatriotes n’entendirent parler du conflit que bien après que celui-ci se soit terminé. Malgré tout, les « susceptibles » envoyèrent leurs émissaires dans les casernes pour chanter leur gloire et se faisant ainsi donner tout le mérite militaire de l’opération. Ils avaient d’autant plus besoin de remonter leur côte que l’armée voyait avec inquiétude se rapprocher la date d’une restitution possible du pouvoir aux civils. Dans le Conseil militaire, les discussions étaient orageuses entre partisans et adversaires du retour à une vie constitutionnelle. Les seconds soupçonnaient les premiers d’avoir pris toutes les dispositions nécessaires pour se « recycler » dans une réorganisation « civile » du pouvoir, et donc de laisser sur le bord de la route certains de leurs compagnons de putsch. Bref, en ce milieu des années 70, ce n’était pas les grondements de tonnerre qui manquaient. Et ils annonçaient de gros orages politiques. La seule question était de savoir combien de temps les nuages s’accumuleraient avant de crever. En ce début d’année 1975, les divisions se faisaient de plus en plus nettes au sein du Conseil militaire et on assistait à une sorte de bataille entre les « jeunes » et les « anciens ». Les premiers, parmi lesquels Tiéni occupait une position de plus en plus en pointe, s’étaient donnés comme chef de file Niguèlin. Les seconds se rangeaient derrière la bannière de Fankélé, qui n’allait pas tarder à devenir l’ennemi mortel du chef de la Sûreté qui, il faut le reconnaître, avait constitué plusieurs dossiers embarrassants pour l’autre camp. Les deux hommes n’en étaient pas à leur premier clash et le premier accrochage virulent entre eux datait de deux ans auparavant. Curieusement le football s’était trouvé à l’origine des tensions, et plus précisément une finale de Coupe du Mali perdue dans des conditions discutables par le team que supportait Fankélé. Tout le monde savait que Tiéni tenait à voir son équipe remporter coûte que coûte le trophée et il s’y employa activement sans se montrer regardant sur les moyens utilisés qui allaient de la corruption à l’intimidation. Il poussa cependant le bouchon si loin que l’affaire s’invita à une réunion du Conseil militaire. Devant les accusations portées par ses adversaires et qui étaient loin d’être dénuées de tout fondement, Tiéni se garda bien de faire amende honorable. Au contraire, regardant ses opposants dans le blanc des yeux, il affirma que s’il y avait à choisir entre le football et sa place au sein du Conseil il prendrait sans aucune hésitation le premier. Ce qui était la stricte vérité pour ceux qui connaissaient bien l’officier. Le ballon rond était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Tiéni avait mauvaise presse dans le grand public. Tout le monde ou presque savait qu’il ne reculait devant rien pour faire triompher le club qu’il supportait, et qu’il en avait fait le plus le plus puissant du pays en aidant les meilleurs joueurs des clubs rivaux à s’expatrier. Le chef de la Sécurité avait conscience que ses excès lui attiraient une animosité grandissante de la part de personnes qui ne s’intéressaient pas à la politique. Mais cela ne le freinait pas dans sa fuite en avant. Bien au contraire, il prenait plaisir à narguer ceux qui n’étaient pas du même bord footballistique que lui. Se retrouvant un jour au milieu d’un groupe qu’il pensait lui être hostile, il n’avait pas hésité à lancer cet avertissement : « Je vous connais bien et je vous ai à l’œil. Je sais que vous ne m’aimez pas et que vous essayez de m’atteindre à travers le football. Alors je vous préviens, celui qui est contre mon club est contre moi. Et celui qui est contre moi est contre le Conseil militaire ». Un silence glacial s’était abattu sur la petite assistance. Tous s’étaient bien rendus compte que ce n’était pas de simples menaces en l’air qu’avait proférées Tiéni. Le président du Conseil militaire connaissait lui aussi la passion sportive de son compagnon, et il n’ignorait pas que cette passion pouvait le conduire à perdre toute prudence. Aussi le jour de la confrontation avec Fankélé, il demanda à son chef de la Sécurité de tempérer ses propos, mais il le fit de manière presque affectueuse. Car il n’ignorait pas une chose ; Tiéni, qui se moquait bien d’être dans l’opinion publique le mal aimé du régime, lui était entièrement dévoué et s’acquittait sans hésitation des basses besognes. C’était à cet officier qu’était confiée la traque impitoyable des opposants et il la menait sans aucun état d’âme. Il se savait très impopulaire aussi bien auprès des intellectuels que du petit peuple. Pour le grand public, il était étiqueté comme l’exécuteur des manœuvres inavouables du régime. A l’époque, il disait à qui voulait l’entendre qu’il se moquait pas mal des attaques qu’on pouvait lui porter, du moment que personne ne s’avise à toucher au « No1 ». C’était ce qualificatif que Tiéni donnait au Chef. Lorsqu’ils étaient ensemble, celui-ci l’appelait d’ailleurs toujours « N’dogo » (petit frère). Ce dont n’était pas peu fier Tiéni. Pendant longtemps le « N°1 » avait reconnu à son cadet son dévouement. Il lui avait porté une sorte d’affection protectrice pendant près de sept ans avant de montrer une certaine tiédeur à son endroit à partir de la fin de l’année 1976. Les raisons de ce changement d’attitude ? Le Chef n’avait pas trop apprécié que son « N’Dogo » se soit nettement rapproché de Niguèlin, le tout puissant ministre de la défense et de l’intérieur, devenu entretemps un rival potentiel pour lui même s’il se défendait de toute ambition personnelle. En fait, chacun des deux camps – celui de Fankélé et celui de Niguèlin – était en train de compter ses troupes et de s’attribuer des positions dans l’appareil de l’Etat, positions sur lesquelles il s’appuierait le jour où il lui faudrait passer à l’action. Car le statu quo ne pouvait durer éternellement. Pour le moment, les deux chefs de file respectaient l’autorité du « N°1 » et plaçaient délibérément ce dernier au-dessus de la mêlée. Mais chacun le faisait pour des raisons différentes et ne s’interdisait pas de conforter sa propre légitimité. Le premier champ de bataille fut celui du mérite de chacun dans l’exécution et la réussite du coup d’État de 1968. Cette querelle de paternité n’avait rien de gratuit et Bamako se mit tout d’un coup à bruire de versions contradictoires. Fankélé, par exemple, vantait à qui voulait l’écouter la qualité de son amitié avec le « N°1 ». Mais à bien l’entendre, on sentait qu’il se présentait plutôt comme l’égal du Chef dont il était le camarade de promotion en grade. Pour lui, si le patron était à cette place, il le lui devait en bonne partie. Fankélé rappelait que lors de la préparation du coup d’État, il avait été très actif dans les négociations avec les jeunes officiers. Il avait notamment obtenu que ces derniers acceptent que son ami prenne la tête du mouvement. Cet accord n’était pas gagné d’avance, car si le futur Chef ne manquait pas d’expérience, il souffrait d’un déficit de charisme. Ses cadets l’estimaient certes pour beaucoup d’entre eux, mais ils ne reconnaissaient pas en lui un leader naturel. Fankélé avait donc été suffisamment habile pour contourner cette réserve et insister sur d’autres qualités, comme la pondération et l’écoute, que le futur Chef avait démontré au moment où tous deux avaient été les instructeurs des « jeunes » à l’école militaire inter-armes, au début des années 60. Le plaidoyer avait visiblement porté. Même s’il avait fait du « N°1 » non pas un leader indiscuté, mais surtout un « premier parmi les égaux ».
(à suivre)
TIEMOGOBA