Pour certains jaloux, la fidélité de l’autre s’entretient par les coups
Comme me le dit souvent un ami, dans la vie il y a les fous et les fougueux. Et on voit très rarement la fougue se transformer en folie. Au moment où le « Grin » s’égaillait, Zankè prit de côté Fakoly pour lui murmurer qu’il souhaitait que son ami vienne à la maison afin de décrisper l’atmosphère entre Nagnouma et lui. Fakoly accepta, sachant que dans la circonstance bien précise, il était sans doute le seul à pouvoir tenter d’établir une “paix des braves”. Il se savait très écouté par les épouses de ses amis auxquelles son solide bon sens en imposait. Certaines, dont Nagnouma justement, avaient décrété qu’il constituait à leurs yeux le meilleur arbitre pour les bisbilles qui arrivaient dans leur ménage. Elles n’avaient pas tort : Fakoly avait horreur des demi-mesures et des sermons hypocrites. A chaque situation il trouvait une solution pratique. Surtout il savait mettre chacun devant ses responsabilités. Il le faisait parfois avec une franchise souvent brutale, mais toujours salutaire. Les femmes lui étaient reconnaissantes d’avoir, à plusieurs reprises organisé, au mieux de leurs intérêts la reprise en main des maris. Fakoly convint donc avec son ami qu’il viendrait vers vingt une heures, le temps d’aller remettre à leurs destinataires quelques lettres qu’il avait ramenées du Nord. Zankè apparemment soulagé regagna promptement son domicile et s’empressa de prévenir Nagnouma de l’arrivée de Fakoly, en lui précisant que son “mari” viendrait pour dîner à la maison dans moins de deux heures. L’épouse lui reprocha sans grande conviction de ne pas l’avoir prévenue plus tôt. Mais tout en marmonnant ses reproches, elle s’activa en compagnie de ses deux filles pour concocter “quelque chose de bien” destiné à l’hôte. En fait, Nagnouma jubilait intérieurement en attendant l’arrivée imminente de Fakoly. Elle ne doutait pas une seule seconde que « son allié » prendrait fait et cause pour elle. L’idée que Zankè se retrouverait sèchement réprimandé pour son inconduite et remis sans ménagement à sa place la réjouissait d’avance. Elle fit donc un accueil des plus chaleureux à Fakoly qui se présenta avec un petit quart d’heure de retard. Une belle accolade et surtout un compliment balancé sur le fumet du repas qu’il allait déguster firent fondre de bonheur la maîtresse de maison.
Nagnouma se mit aux petits soins pour « son mari » pendant que Zankè grommelait dans son fauteuil. Très vite, autour du plat, l’atmosphère se détendit et des éclats de rire vinrent sans réserve saluer les pseudo-confessions de l’invité quand celui-ci fit mine de se lamenter sur sa solitude sentimentale dans le désert. Les filles s’étant éclipsées sur la pointe des pieds, les adultes pouvaient se permettre les allusions les plus lestes sur le sujet. Fakoly, en homme d’expérience, profita de ce que la conversation tournait sur les affres amoureuses pour plaisanter avec Nagnouma sur sa crise de jalousie du 31 décembre. La femme, surprise par la manière dont le problème avait été abordé, voulut se cabrer, mais Fakoly ne lui laissa pas le temps de se rebiffer. Il enchaîna sur un gros compliment en lui assurant qu’elle possédait « trop de classe » pour se lancer dans des scènes, tout juste bonnes pour les jeunes gourgandines qui ne savent faire autre chose que s’emparer des hommes plus âgés qu’elles.
“Compte sur moi” – “Nagnouma, lui dit-il avec la plus parfaite sincérité, tu n’as le droit de te rabaisser à une crise de jalousie. Mon type que tu vois là est un parfait goujat et ça, je n’ai pas manqué de le lui dire tout à l’heure au « Grin » devant tous les amis réunis. Mais reconnais avec moi que si sur le fond tu es sans reproche, dans la forme tu t’es laissée aller à une grossièreté qui ne sied pas à une femme comme toi”. Nagnouma se rendit à cette argumentation et admit s’être laissée emporter au-delà de la raison. Mais, jura-t-elle, c’était “Chaïtane” (le démon) qui l’avait poussée à cet excès. D’ailleurs, elle le regrettait et sa seule consolation avait été que toutes les autres épouses l’appuyaient sans retenue. “Justement l’interrompit Fakoly, ne te réjouis pas trop vite de cette solidarité, elle pourrait t’amener à persister dans de regrettables attitudes. Entre nous, si une autre de tes amies s’était mise dans le même état que toi, telle que je te connais, tu aurais tout fait pour qu’elle reprenne une attitude digne et ne devienne pas la risée de l’assistance”. Nagnouma convint volontiers de la justesse de cette analyse. Et reconnut que les accès incontrôlés de jalousie pouvaient vous amener à des situations humiliantes : comme voir une “moins que rien” vous traiter de tous les noms en public sans que vous puissiez lui répondre de la même manière. En voyant comment son ami recollait avec tact les morceaux, Zankè s’était courageusement éclipsé dans la chambre pour ne pas gêner les négociations de paix. Fakoly, profitant de son absence, acheva de rassurer Nagnouma en lui glissant dans un murmure “Tu connais assez bien ton gars pour savoir qu’il s’est entêté dans cette affaire de Niagalèn, surtout parce qu’il sentait que tout le monde s’opposait à lui. Moi, je te suggérerais de jouer à l’indifférente à propos de ce mariage et je suis sûr que ça n’ira pas plus loin. On en reparlera dans deux mois. Je te conseille seulement de jouer à partir d’aujourd’hui à l’épouse aimante avec lui, de ne lui laisser aucun répit au lit et de commencer dès ce soir. D’accord ?”. Nagnouma se sentit toute ragaillardie, les suggestions de Fakoly étaient ce qu’elle avait envie d’entendre. “Compte sur moi, mon cher” répondit-elle avec un large sourire entendu. Le sujet changea avec le retour de Zankè. Fakoly en bon psychologue entreprit alors de narrer comment à l’époque où il était enseignant à Koutiala, un de ses collègues, Naman, faisait à sa femme des scènes de jalousie incroyables et battait violemment la malheureuse. “J’admets que Sanata (c’est le nom de sa épouse) était vraiment belle et je ne suis pas sûr que tous les autres collègues ainsi que les fonctionnaires de la ville – policiers, gendarmes, commis du cercle et agents de l’usine d’égrenage – n’aient pas fantasmé, comme moi du reste, sur cette femme. Elle magnétisait tout le monde par un regard extraordinaire. Mais ce n’était pas une allumeuse, loin de là.
Au contraire, elle faisait preuve d’une gentillesse désarmante et je ne connaissais personne, homme ou femme, qui n’ait pas loué avant tout sa serviabilité. En ces débuts des années 70, Koutiala respirait la prospérité et il y régnait une ambiance particulière, qui en faisait l’une des villes les plus charmantes et surtout une des plus accueillantes du pays. L’atmosphère de camaraderie régnait entre étrangers et autochtones, je crois d’ailleurs que c’était cela, mais aussi les nombreuses réjouissances qu’on y organisait qui ont amené les Koutialais à parer leur cité du nom de “Miniangala-Paris”. La société d’égrenage aidait à pourvoir à l’électrification de la cité et la ville devenait ainsi le lieu de villégiature de certains Bamakois nantis. Entre collègues, nous organisions souvent des rencontres “récréatives” les samedi à tour de rôle chez chacun. Les hommes belotaient où dansaient, tandis que les épouses ainsi que les copines attitrées préparaient des brochettes et accompagnaient les danseurs.
Consciente de ses atouts. Bref, tout était vraiment parfait avant que le directeur de l’école ne me mette la puce à l’oreille sur le caractère jaloux et violent de Naman. Ce que j’appris était peu flatteur. Mon collègue essayait de garder bonne mine lors de nos soirées. Mais une fois rentré à la maison, il s’en prenait à Sanata sous prétexte qu’elle avait souvent souri à tel convive, ou qu’elle avait coulé un regard soit disant concupiscent sur tel autre. La pauvre subissait les insultes grossières et les coups pour s’être seulement montrée aimable avec les autres. Mis au courant, j’entrepris de décrisper cette situation, qui se reproduisait à une fréquence de plus en plus rapprochée dans le couple. J’entrepris cette démarche parce que malgré quelques frictions verbales, je m’entendais plutôt bien avec Naman. Nous avions à peu près le même âge et en dehors de ses travers de jalousie, ce n’était pas un mauvais bougre. Un jour je décidai donc de débrider la plaie. Je me rendis chez lui et l’invitai à faire quelques pas avec moi dehors. Il me suivit jusqu’au bout du carré et à ses incessants coups d’œil vers la porte de son domicile, je compris qu’il n’aimait pas laisser seule son épouse. Je commençais à lui parler de la situation de son couple, mais je sentis très vite qu’il m’écoutait d’une oreille distraite. Et quand je lui dis qu’il risquait par son comportement de traumatiser sa jeune épouse, il lâcha froidement que ça, c’était son affaire à lui. Je ne me laissai pas décourager et je lui rappelai qu’une “chèvre acculée était capable de ruer”. A quoi, il répliqua que c’était l’affaire de la chèvre. “Mais la chèvre, c’est ta femme”, lui rétorquai-je. “Alors, dans ce cas c’est l’affaire de Sanata”, lança-t-il faisant mine de me tourner le dos. Sa mauvaise foi commençait à m’échauffer et je lui fis remarquer que l’affaire de Sanata était aussi leur affaire à eux deux. Il se retourna avec des yeux flamboyants et me fixa d’un air mauvais. “D’accord mon cher, proféra-t-il, j’en convins c’est bien notre affaire et alors qu’est-ce que toi, tu as à y voir là-dedans ?”. Cette fois, je n’essayais même pas de me retenir, tant cet idiot méritait qu’on lui mette le nez dans ses bêtises. “J’ai à y voir là-dedans, lui lançais-je, que je vais te prendre Sanata si tu continues à te comporter comme un imbécile”. On aurait dit que je lui avais planté un couteau dans l’estomac. Il resta un bon moment le souffle coupé, ne parvenant à articuler un seul mot. Profitant de mon avantage, je lui criai presque à la figure qu’il n’était qu’un petit cambroussard parvenu, qui a eu la chance incroyable d’obtenir la main d’une femme aussi gentille et douce et qu’en conséquence au lieu de jouer au grand jaloux, il ferait mieux de devenir sérieux et raisonnable.
J’embrayai en lui faisant savoir que moi j’avais une fiancée encore mieux faite que sa femme et pourtant, moi, je n’avais pas hésité une seconde à la laisser à Bamako. Parce que moi au moins je faisais confiance à celle que j’aimais. Avant qu’il ne puisse trouver une parade à ma sortie, je tournai les talons. Sanata devait me confier le lendemain, qu’il était rentré fou de rage, mais il n’avait même pas eu la force de la frapper. Je savais que ma fiancée était en route pour Koutiala et pour augmenter la pression sur Naman, je l’interpellai sur le même sujet le lendemain après-midi alors que nous jouions à la belote avec quelques collègues. Dieu fait parfois magnifiquement les choses. Nous avions à peine fini de nous empoigner verbalement que ma fiancée entra. Raky, malgré le voyage assez fatiguant, était rayonnante et elle affichait une prestance remarquable. Mes collègues ne cherchèrent même pas à cacher leur admiration tandis que Naman restait ébahi. Il resta un moment confus alors je l’invitai à amener Raky chez lui pour qu’elle aille s’entretenir avec l’aide de Sanata. Le courtaud (car Naman était petit de taille) prit les bagages de ma fiancé et trottina gaillardement devant elle. A la nuit tombée nous nous retrouvâmes tous chez Naman et pour la première fois les autres collègues le virent se décarcasser pour se montrer aimable. Moi, je savais pourquoi. Au bout d’une semaine, Raky me rapporta les confidences de Sanata sur le mauvais traitement que lui faisait subir son mari.
Une fois il l’avait arrosée d’eau froide avant de la tanner au “bougounika” (cravache). Elle avait beau jurer qu’elle ne l’avait jamais trompé, rien n’y faisait le jaloux disait se fier à ce qu’il appelait ses “pressentiments”. Il lui disait d’ailleurs que mieux valait prévenir que guérir. Mais le détail le plus intéressant pour moi était que Naman était tombé sous le charme de ma fiancée. Avec elle, nous mîmes sur pied un plan pour le piéger. Raky s’y prêta avec autant de bonne volonté qu’elle avait pris en pitié Sanata. En bonne citadine consciente de ses atouts physiques, elle n’eut aucun mal à faire tourner la tête à Naman et, Sanata mise au parfum du plan, les “surprit” en flagrant délit de faiblesse. Alors le courtaud supplia les deux femmes pour que la chose ne s’ébruite pas, promettant en retour de s’abstenir de toute violence sur Sanata. Il insista surtout pour que je me doute de rien. En fait ce fut lui, qui ne se douta jamais qu’il avait été magistralement berné. Nous passâmes ainsi deux ans (la dernière année je revins marié avec Raky). Je ne dirais pas que j’ai réussi à éteindre pour toujours la violence chez Naman, mais en ma présence le couple vécut en parfaite harmonie et Sanata mit à profit cette sérénité instaurée pour donner un enfant à son mari, un beau garçon”.
Maltraitée et humiliée. Nagnouma avait écouté Fakoly dans un silence religieux et quand il eut terminé, l’ami de son époux prit à ses yeux une dimension encore plus grande. Alors qu’ils se quittaient, elle lui murmura de ne pas s’inquiéter : elle ne ferait plus jamais à son époux une scène de jalousie en public. Fakoly quitta le couple, certain que le temps ferait pousser les bonnes graines qu’il avait laissé tomber. Il ne tarda pas d’ailleurs à recevoir des échos de son intercession avec les confidences de Zankè, qui fit mine de se plaindre que les “secondes noces” qu’il vivait avec Nagnouma l’épuisaient. “Jamais je ne l’avais vu aussi aimante, disait-il à son ami et pour peu que cela continue, je crois que je finirais par me désengager auprès de Niagalèn”. Fakoly hocha négligemment de la tête, se gardant bien de donner son avis dans un sens ou dans un autre. Mais pour lui les choses se développaient selon ses prévisions. Il avait bien souvent vu des “feux se réveiller dans un volcan que l’on croyait profondément endormi” et il savait que ces retours d’activité avaient un charme que n’avaient pas les nouvelles conquêtes. Pour peu que l’épouse déploie des efforts pour tenir la lave en ébullition, elle aurait partie gagnée pour longtemps. L’homme nourrit en effet une paresse amoureuse innée et mis à part les coureurs invétérés, il va rarement quêter au-dehors ce qu’il est assuré de retrouver à la maison. Le lendemain, la conversation au « Grin » roula longtemps sur la politique, avant de revenir sur le terrain de la jalousie lorsque Samba se présenta. Il arrivait à point pour que Fakoly fasse rebondir la conversation en rappelant certaines de ses manifestations de jalousie violentes du dernier arrivant. “C’est avec l’âge que celui-là s’est assagi, dit-il en souriant du coin des lèvres, sinon il n’y avait pas plus violent que lui dans le groupe. Mais la preuve, qu’il ne s’est pas complètement amendé, c’est qu’il a été parmi ceux qui approuvaient le fait que Zankè se soit présenté à la soirée avec Niagalèn. J’estime quant à moi que tu es très mal placé pour approuver cela.” Samba essaya en vain de protester et surtout de faire taire son accusateur. Mais les autres membres du « Grin » se mirent à le huer et incitèrent Fakoly à poursuivre. Ils se délectèrent par avance d’apprendre quelques faiblesses cachées de leur compagnon. Le narrateur repartit donc dans ses rappels embarrassants.
“Tu te rappelles bien, dit-il à Samba, que c’est toi qui as cassé une dent il y a dix-huit ans à Suntou, ta fiancée d’alors. Cela nous a obligé à la trimbaler pendant toute une nuit entre le dispensaire et un dentiste de Gabriel Touré. Tout cela parce que tu ne l’avais pas trouvée à la maison la veille quand tu es allé la chercher. A son retour, on lui a signalé ton passage et te connaissant bien, elle s’est précipitée chez toi pour t’expliquer qu’elle faisait une course de son oncle. J’étais avec toi dans ta chambre, car connaissant ton tempérament violent je t’ai suivi pour éviter que tu lui fasses du mal. Malheureusement pour Suntou je ne me suis pas interposé assez vite. Et le comble, ce fut ton commentaire pour justifier ton acte. Il ne fallait pas, disais-tu, qu’elle ouvre la bouche pour proférer des mensonges. Nous avions frôlé la catastrophe cette nuit-là. Il a fallu ranimer la jeune fille que tu avais étendue raide d’un coup de poing, la transporter ensuite au dispensaire, parce qu’elle perdait beaucoup de sang avec sa lèvre éclatée (on ne se doutait même pas qu’elle avait aussi une dent cassée). Suntou a gardé le lit pendant plus d’une semaine avec son visage enflé. Mais, malgré toutes les pressions faites sur elle par sa famille, sa version des événements ne changea pas d’un iota : elle avait trébuché et s’était cogné le visage sur le poteau en fer qui était planté devant la concession de sa copine Awa. Sountou a été une “Horon” (personne d’une seule parole) et pourtant Dieu seul sait que tu la maltraitais à la moindre crise de jalousie. Une fois tu l’a giflée parce qu’elle avait admiré la façon de danser de Zou. Une autre fois, tu lui as cherché noise en disant qu’il t’avait semblé l’avoir entendu gémir entre les bras d’un homme alors que c’était sa cousine qui batifolait avec son ami. Tu veux que je poursuive mon énumération ? Non, bien sûr. Mais ce qui me révoltait dans ton cas avec Suntou, c’est qu’elle-même ne s’en plaignait pas. D’ailleurs à ce sujet, elle m’a confié un jour que si tu te comportais de la sorte avec elle, c’est parce que tu l’aimais. Voilà pourquoi je ne suis plus intervenu pour arrondir les angles après votre mariage. Pourtant je crois savoir que tes crises de jalousie se sont poursuivies longtemps après que vous soyez déjà mariés. Il n’y a d’ailleurs que Suntou pour supporter ta violence. Niama que tu avais épousée en secondes noces t’a quitté à cause de ton tempérament insupportable. Elle était allée jusqu’à te qualifier de “malade”. Cela, parce que tu l’avais maltraitée et humiliée en faisant croire à ton entourage qu’elle aurait eu des rapports sexuels avec son demi-frère Noumounké. Il a fallu qu’on te mette le nez dans ta bêtise, mais entretemps tu étais déjà allé te battre avec ce jeune homme. Cela t’a servi de leçon au moins puisque tu es devenu un peu raisonnable après cela. Sountou a commencé à respirer un peu.
Une large entaille dans le visage. J’ai beau fouiller dans mes souvenirs, je ne vois qu’un seul de mes amis qui soit plus violent que toi dans la jalousie. C’est Diola qui s’est d’ailleurs expatrié en France, il y a plus de quinze ans”. Prenant à témoin ses amis de l’époque, Fakoly leur rafraîchit la mémoire. Drissa, Djigui, Samba, Zankè et Oualy se souvenaient fort bien de cet ami d’enfance qui, un jour, s’empara d’un tesson de bouteille pour tracer une large entaille dans le visage de sa copine Nana. Comme cela, dit-il, les hommes ne viendraient pas jeter leur dévolu sur elle”. “Comment cela fut-il possible ?” demanda, horrifié, Soungalo qui ne faisait pas partie du noyau des amis d’enfance. “Pour que tu te fasses une idée du degré de jalousie de Diola, expliqua Fakoly, je te donne un exemple très simple : il suffisait de venir surprendre notre ami au beau milieu d’un repas succulent (il était un fin gourmet à sa manière) et de lui dire que tu venais de voir Nana partir en moto avec un homme pour qu’il se précipite jusqu’à Ouolofobougou où elle logeait afin d’aller vérifier. On n’avait plus qu’à s’asseoir et à se taper tranquillement son repas avant qu’il revienne une heure de temps après s’être rassuré que non seulement elle n’avait pas bougé de chez elle, mais aussi qu’elle dormait. Cependant les gens s’abstenaient en général de ce genre de plaisanteries, car les conséquences pouvaient être lourdes pour Nana. Dès le lendemain en effet, Diola oubliait qu’il était allé lui-même vérifier et il mettait la malheureuse sur le grill en lui posant une multitude de questions plus idiotes les unes que les autres. Voilà des exemples des interrogations auxquelles la fille devait répondre : “Si untel te posait son “cas”, que lui répondrais-tu ?”, “Est-ce que tu oses montrer tes seins à un autre homme que moi ?”, “Est-ce que tu me trahiras un jour ?”, “Si je venais à mourir, que ferais-tu ?”. Diola avait les bonnes réponses dans sa tête et il suffisait que Nana ne les devine pas pour qu’elle se retrouve battue jusqu’au sang. Un jour Diola se fit coudre une espèce d’étui en toile d’environ quarante centimètres de long qu’il bourra de sable tamisé avant de recoudre l’orifice. C’était avec cela qu’il martyrisait la petite, certain de ne pas laisser des blessures ouvertes sur sa peau. Diola était violent, mais pas fou. Il craignait que si les conséquences de ses brutalités étaient visibles, l’on ne pose trop de questions à Nana non seulement à la maison, mais aussi au lycée de jeunes filles qu’elle fréquentait. Mis à part ces “précautions”, Diola avait poussé sa logique de jalousie jusqu’au bout. Il avait renoncé à un emploi sous prétexte que son entreprise située en zone industrielle était trop éloignée du lycée de Nana.
En revanche, il était prêt à tout pour gâter sa petite amie et je crois qu’il a été le premier garçon du groupe à payer une robe de prix à Nana chez un grand couturier de l’époque. Avec quel argent il le fit ? Très simple. Il détourna la pension de son grand oncle, un ancien combattant. Le plus incroyable fut qu’il ne dissimula pas au vieux le prélèvement qu’il avait fait. Il alla voir le vieux soldat en lui disant que ce dernier n’avait pas besoin de cet argent puisque son gîte, son couvert et même son prix de kola étaient pris en charge par son petit frère, qui était le père de Diola. Le vieux fut tellement sidéré par le culot de son interlocuteur qu’il prédit à son neveu un brillant avenir. Parce que le “fiston” savait au moins ce qu’il voulait et qu’il ne reculait devant rien pour parvenir au but. Je vous précise au passage que Diola était l’homonyme du vieux et cela explique un peu la mansuétude de l’ancien combattant.
Bamako ne lui appartient pas. Nana avait donc tout ce qu’une jeune fille de l’époque pouvait désirer. Surtout des robes de prix à rendre folles d’envie ses copines. Diola avait pratiquement obtenu que l’ancien combattant, son homonyme, lui abandonne une bonne partie de sa pension et financièrement il était à flot. Un jour, il jura à Nana que si elle voulait tout Bamako, il le lui offrirait. Nous lui avions demandé comment il allait combler ce désir, il nous répondit tranquillement qu’il irait voir personnellement le président de la République (on était en mai 67 à l’époque), il lui expliquerait son problème avant de lui suggérer la solution. Le président lirait à la radio un discours dans lequel il reconnaîtrait qu’il donnerait volontiers la capitale à Nana s’il le pouvait, mais que Bamako ne lui appartenait pas. Lui, Diola, au moment de ce discours s’arrangerait pour être aux côtés de sa bien aimée Nana pour lui faire mesurer la difficulté de sa demande. Puis il dirait en soupirant “Le président est impuissant à satisfaire ta demande, mais moi je peux essayer si tu y tiens”. Alors Nana touchée jusqu’au fond du cœur répondrait “Laisse, mon chéri”. Voilà comment raisonnait Diola quand il s’agissait pour lui de démontrer son amour à Nana. Les femmes, assurait-il, n’étaient pas difficiles à satisfaire, mais c’est là que résidait aussi leur faiblesse. Cette faiblesse devait pousser l’homme à ne jamais leur faire confiance. Cela nécessitait qu’elles soient prises en main de façon vigilante. C’était au nom de cette vigilance que notre ami d’enfance surveillait sa lycéenne comme il n’était pas possible. Au moindre soupçon, la gifle partait quand ce n’était le coup de pied et même quelque fois le coup de tête. La véritable tragédie survint le jour où Diola trouva Nana devant sa porte en train de rire aux éclats avec deux garçons. Pour notre ami, la retraite précipitée de son amie dans la maison quand elle l’aperçut passait pour un aveu de mauvaise conscience. Cependant il s’arma de patience, amadoua la jeune fille afin de l’amener chez lui. Une fois là, il cassa une bouteille et avec le tesson lacera sans hésitation le visage de Nana. Ainsi marquée, elle n’attirerait plus les hommes, dit Diola. Ce fut ce jour-là que je réalisais à quel point la jalousie de notre ami pouvait être dangereuse. L’affaire fut étouffée entre les deux familles à la condition impérative que Diola ne cherche plus à revoir la fille. Plutôt mourir ou s’exiler, dit-il au sortir de la réunion des deux familles. Je vis qu’il parlait sérieusement et pendant plus de six mois je n’eus de cesse de le pousser vers la seconde solution. Je le revis treize ans après en France lors d’un voyage de l’ONG qui m’employait. Il s’était marié avec une Européenne dont il avait eu deux enfants. Un garçon et une fille qui portait le prénom de… Nana. Pour lui, il n’était pas question de revenir au Mali, car, jurait-il, à peine remettrait-il les pieds à Bamako que son passé avec Nana qui lui sauterait à la figure. Or il ne voulait plus y penser. Il n’avait pas l’air meurtri et avec du recul il assumait même ses crises de jalousie. Mais il restait convaincu que ce sentiment demeurait la meilleure manifestation d’amour. Pourquoi avoir voulu marquer de manière indélébile Nana lui ai je demandé, celle-ci étant devenue aujourd’hui une respectable mère de famille ? Alors il me fit cet aveu terrible. “Je l’ai marquée pour qu’elle reste à moi pour la vie. Sans l’attitude égoïste de ses parents je l’aurais gardée, car si j’admets avoir été exclusif et violent, concède-moi que personne ne m’était plus cher qu’elle. Ici en France, je me trouve dans une situation contraire à celle que j’avais connue.
Ma femme que tu vois me montre un attachement semblable à celui que je nourrissais pour Nana. Je ne peux pas lui rendre la pareille. Mais ce que j’ai vécu m’aide à comprendre certaines de ses attitudes. J’évite donc de heurter sa sensibilité par des comportements inconsidérés, je sais ce que peut souffrir un jaloux. Nous avons, Dieu merci, deux beaux enfants et ma situation matérielle est fort bonne. Donc pour moi mieux vaut fermer définitivement la porte à certains épisodes de ma vie passée”. Diola parlait avec toutes les apparences de la sagesse, mais je ne pouvais m’empêcher de me faire la réflexion que c’était le Destin, et non sa volonté propre, qui lui avait permis de résoudre son problème de jaloux violent. Marié avec une femme qui l’aimait plus que lui ne l’aimait, il n’avait aucune raison de se montrer soupçonneux à son égard, ou de la harceler comme il le faisait avec Nana. Que se serait-il passé s’il s’était trouvé dans une autre situation amoureuse ? Aurait-il pu dompter ses pulsions brutales ? Honnêtement, je ne le crois pas. Un jaloux violent n’acquiert presque jamais le minimum de sang-froid, qui lui permettrait d’avoir des relations sentimentales à peu près normales.
De retour de la France à l’époque, j’ai rapporté à Nana qu’il y avait une petite fille métisse de 6ans à Paris, qui portait le même prénom qu’elle. Je sais ce qu’aujourd’hui ce qu’elle pense trente ans après de ses amours tumultueuses avec mon ami. Cela, pour rien au monde je ne vous le dirais, mais sachez que la blessure est toujours aussi profonde en elle. Aujourd’hui avec la dégradation des mœurs, avec les rapports de domination que la plupart des hommes essaient d’instaurer, la jalousie violente connaît un regain et elle fait des dégâts considérables, croyez-moi. Ceux qui en sont victimes restent la plupart du temps profondément traumatisés. La seule chose de positif qu’on peut retenir, c’est que la jalousie violente amène assez rapidement une séparation, car les masochistes sont rares dans notre société. Pourtant il y a des formes de tourments qui, à bien considérer, sont pires qu’une correction physique. Mais les protagonistes ne se lâchent pas. Il se fait tard. Nous verrons la semaine prochaine les formes tenaces et vivaces de jalousie”.
(à suivre)
TIÉMOGOBA