Les charmes du diable (24) : Liberté recouvrée

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    Les yeux du colonel se promenaient tantôt sur l’opulente poitrine d’une Matou très séduisante – des yeux qui semblaient rendre un hommage direct à une beauté angélique – tantôt sur l’irrésistible batteur de tambours. Un prodige affublé de trois tambours – deux  sous les aisselles, un entre les jambes – joués ensemble dégageaient une musique veloutée. 

    Les sons des tambours libérateurs étaient tout en couleurs et avaient aussi le goût du bonheur. Le bonheur d’accueillir le tam-tam et le mythique balafon qui achevait de décider les indolents de venir s’encanailler. Et, ils avaient raison. Depuis plusieurs mois d’affilé, les instruments traditionnels de musique étaient en vacances, rangés dans l’arrière-cour et couverts de bâche. La misère rampante avait eu raison des gens rares que Dieu avait bénis en ressources financières. Les affaires ne marchaient plus. Dans un tel contexte comment inviter quand on n’avait pas les moyens de les recevoir ? Aussi, les bons prétextes pour faire la fête n’existaient plus. Les prétendants à la main des jeunes femmes ne se bousculaient pas beaucoup au portillon. Quelques rares téméraires se rétractaient à l’approche de la date fatidique du mariage et repoussaient l’événement. D’aucuns devenaient méconnaissable tellement qu’ils fondaient comme beurre au soleil parce que leurs maigres finances ne pouvaient remplir les promesses attendues, en dépit des assurances données par la belle famille de boucher les trous béants. A telle enseigne que dans les familles on accréditait la thèse que les hommes devenaient des denrées rares, des rivières de diamants que les femmes affectionnaient toutes de porter au cou sans peut-être jamais concrétiser ce rêve.

    Au même moment, les bébés hors mariage naissaient. Les filles déjà à l’âge de 16 ans prouvaient leur capacité. Là, les familles de la jeune fille éprouvaient une certaine gêne à accueillir le nouveau-né avec joie, pour éviter des vocations et un déluge de désapprobations des mosquées et églises encore très puissantes.

    Le mini « carnaval » remédiait à cet état de chose. La garnison militaire piaffait d’impatience de se trémousser, voilà qu’elle était bien servie. Dans ce genre d’attroupement, l’élément féminin était le plus dominant. Les robes délavées côtoyaient les pagnes colorés, les sandales tenaient tête aux sandales, poitrines pleines et plates rivalisaient. Les fragiles barrières de la vie quotidienne étaient toutes rompues pendant quelques instants. Ni pauvres, ni trop riches, ni épouses de trouffions ou galonnés, aucun distinguo, toutes partageaient ces instants de gaité.

    La machine festive avançait, poussait à fond mais sans jamais s’affoler. Et imams enturbannés, chefs de quartier croyaient sentir sur eux le talon de la chance. Ils voyaient la vie sous un angle exact : « il ne sert à rien de crier contre la vie ; il sert à tout de l’utiliser au mieux. La vie n’a pas d’yeux pour voir ni d’oreilles pour entendre. Mais un homme par rétrécissement de sa lucidité est plus ou moins aveugle, il se heurtera aux circonstances et se cassera le nez ».

     

    Se mettre scène

     

    Pour se battre, il fallait voir l’adversaire. Sinon, on était vaincu. Il fallait se mettre en scène, paraître, produire de l’effet. Ainsi, ils allaient ouvrir les portes à la galerie des admirateurs éblouis. Le même délire de grandeurs était visible chez les oiseaux parés de robes coloriés et juchés sur le toit du volumineux bâtiment abritant le commandement de la région militaire. La marche silencieuse des imams Koné, Sanogo ne signifiait point l’expression d’une gêne à évoluer dans un environnementinhabituel, mais chacun songeait au petit discours qu’il avait préalablement ficelé et qu’il peaufinaitau milieu du fatras du tam-tam, du balafon et des tambours accompagnés de la voix d’or de la griotte qui redonnait plus de vigueur aux danseurs. Aisé de deviner qu’ils étaient plongés dansdes réflexions du style à l’usage du chef et de son subordonné : « Beaucoup de gens courent entendre des récits d’aventures au cinéma ou ailleurs. Ils se pressent et se ruent. Mais ils étudient rarement l’homme qui a accompli cette aventure… Et ainsi, ils ne voient que l’aspect extérieur, et tout demeure lettre morte.

    Il est beau de s’ajouter quelque chose un jour ; puis une autre chose, un autre jour. Il est bien de pouvoir se dire : aujourd’hui, ceci s’est ajouté à moi ; cela s’est dégagé de moi ; aujourd’hui, j’ai changé. Car, c’est ainsi que l’homme devient un faisceau harmonieux, dans une montée vers la simplicité. »

    Si les gens étaient dégagés de leurs freins intérieurs et de leurs boues, de leurs peurs et de leurs replis sur soi, ils changeraient !

    « La solution est simple ! C’est pourquoi elle est difficilement applicable. Car, pour changer, il faut voir ses problèmes.

    Beaucoup de gens sont comme ils sont ; mais dans dix ans, ils seront les mêmes. Rien ne sera ajouté, ni retranché… Ne valent –ils pas mieux que cela ?

    On peut tirer enseignement de chaque chose. On ne peut rien retirer de l’inertie humaine, que des choses inertes. Rien ne sort de l’inconscience, que des actes inconscients. On dit aussi que l’art d’être un homme est perdu. Pourquoi voudrait-on qu’il en soit ainsi ? Les possibilités humaines sont présentes aussi bien aujourd’hui qu’il y a dix mille années. L’homme possède le même clavier ; mais combien de fois lui apprend-on à bien jouer ?

    Le commandant, c’était un homme qui avait un visage rubicond, des petits yeux de souris, rusés et malicieux sous des sourcils en broussaille, et une couronne de cheveux noirs entourant un crâne poli. Malgré cet extérieur bénin, le colonel n’était pas très commode et quand il se fâchait vraiment, toute la garnison voire la région militaire tremblait.

    Il lui arrivait souvent des piquer une colère contre le sergent-chef Abdou, cuisinier en chef de la garnison militaire, autant par conviction réelle que par acquis de conscience. Mais au fond, le travail de son subordonné ne lui déplaisait pas. Jusqu’au jour où il décidait de lui passer un shampooing suite à l’enlèvement du pick-up affecté au transport de viande.

     

    Hauts faits d’arme magnifiés

     

    Sanglé de son treillis couleur sable truffée de gros points noirs et verts, il se jetait tour à tour dans les bras des imams et des chefs de quartiers dont les visages lui étaient familiers. Plusieurs séances de travail les avaient réunis, au cours desquelles il avait sollicité leur concours dans sa lutte contre le terrorisme. Bien que comptant parmi les rares personnalités régulièrement reçues, son immense bureau restait un sujet d’étonnement pour les visiteurs, parce qu’il était un authentique chef d’œuvre de modernisme et de tradition remontant dans la nuit des temps. Des tableaux célébrissimes côtoyaient des copies de sabres des rois qui s’étaient illustrés dans la lutte contre la pénétration coloniale, notamment Babemba, El hadj Oumar Tall, des modèles de fusils utilisés contre les envahisseurs, les tapis muraux faits à la main.

    -Asseyez-vous ! Vous voulez me parler ?

    – Oui, répondaient en cœur ses hôtes confortement installés.

    – De quoi ou de qui ?

    – Du sergent-chef Abdou

    Le colonel avait jeté un coup d’œil extraordinaire. A ce moment précis, danseurs, instrumentalistes accompagnés de la griotte faisaient leur entrée. La voix d’or célébrait « un infatigable homme dont les hauts faits d’arme » libéraient toute la contrée de la férule des bandes derezzous qui pillaient, incendiaient, violaient. Avant nul ne pouvait s’aventurer dans un périmètre de deux kilomètres hors de la ville, sinon il tombait sous les balles. Des gens chutaient du haut de leur fortune du jour au lendemain pour se retrouver dans au fond du puits de la misère, délestés qu’ils étaient de leur troupeau, empêchés de retourner la terre…Y a-t-il de plus grand amour que de vouloir donner sa vie pour épargner celle des autres ? Seigneur de guerre et de paix, votre cœur n’accepterait point qu’un être pataugeât dans les difficultés, dans les ténèbres d’entre les quatre murs de prison. Nul besoin de magnifier la puissance de l’éléphant, il est né avec. Grand maître, vos aïeuls n’avaient jamais opposé une fin de non-recevoir à nos sollicitations ; vous qui êtes une âme bien née vous n’inaugureriez guère une nouvelle ère faite de refus ».

    Pendant que la griotte était au firmament de son apologie, les yeux du colonel se promenaient tantôt sur l’opulente poitrine d’une Matou très séduisante – des yeux qui semblaient rendre un hommage direct à une beauté angélique – tantôt sur l’irrésistible batteur de tambours. Un prodige affublé de trois tambours – deux  sous les aisselles, un entre les jambes – joués ensemble dégageaient une musique veloutée. Du jamais vu de sa part ! Il paraissait conquis.

    Au bout de quarante-cinq minutes, le commandement retrouvait son calme. Le colonel s’était contenté de signifier à ses interlocuteurs qu’il avait compris le message.

    Le lendemain, tôt le matin, le sergent-chef Abdou était libre comme le vent.

    Georges François Traoré

     

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