La compétition engagée, bien avant l’incarcération du mari, s’intensifiait. Les deux premières épouses semblaient signer un pacte de non-agression afin de mieux concentrer leurs tirs sur la nouvelle venue et qu’une bande de tissus passée sur leurs yeux les empêchaient de découvrir le secret des nombreuses visites de Matou, la ravissante créature.
Les tympans délicats souffraient des paroles du prisonnier. Les procédés de la police militaire n’avaient pas le mérite de l’originalité ! Sans un mot, le conducteur faisait à son collègue un signe de la main. Celui-ci prenait une matraque dans le coffre du véhicule d’intervention et assenait sur la nuque d’Abdou un coup d’une violence calculée. Le sergent-chef poussait un faible gémissement et s’effondrait. Il en avait pour une heure. C’était sur civière qu’il faisait à son entrée à la prison et conduit tout droit à l’infirmerie. Il n’y avait pas grand-chose : quelques flacons d’alcool à 90 degrés, des tubes de pommade, des bandes, des seringues à usage unique, des ampoules injectables, des boites de comprimés.
La mission de la police militaire était terminée. Une excitation s’emparait de son chef : en faire le plus vite possible le récit complet au colonel, du stratagème de fuite à la tentative de corruption des soldats en mission commandée. Ce récit devait s’accompagner d’une intercession en faveur du prisonnier en vue d’atténuer autant que possible la punition.
Etincelant dans son uniforme kaki, il arborait un sourire joyeux si communicatif que le commandant souriait gentiment.
-On dirait que vous veniez me raconter une bonne nouvelle !
Le chef de la police militaire cherchait une oreille attentive pour raconter les exploits de son service : deux militaires arrêtés sur dénonciation, auteurs du cambriolage des magasins de ration militaire, quatre dont trois blessés par balles lors d’une soirée très arrosée. Enfin, il arrivait au plat de résistance, l’arrestation puis l’incarcération du sergent –chef Abdou qui faisait déjà grand bruit dans la garnison militaire.
Haussant les épaules, le colonel commandait deux cafés, allumait une cigarette, puis interrompait son interlocuteur.
Cet imbécile, ce crétin, cet idiot a osé rétorquer à mes émissaires que « les termites ont bouffé le véhicule ». La note d’infliger au sous-officier une de ces punitions des plus mémorables était perceptible dans la voix, ôtait au chef de la police militaire toute envie de plaider la cause. Intérieurement, il se proposait de revenir plus tard à la charge quand la tension serait retombée.
Le sergent-chef Abdou était donc prisonnier : perdu dans les profondeurs de son cachot, il n’entendait point le bruit des détonations de grenades lacrymogènes, de la répression sanglante des manifestations, les sanglots de ses trois épouses et des enfants.
Cruelle déception
Le chef de la police militaire était revenu plusieurs fois à la charge, insistant toujours pour la libération du sous-officier contre des retenues sur son salaire jusqu’à épuration de la valeur du véhicule. La dernière fois, le commandant de la garnison l’avait calmé par des promesses et des espérances.
Cette assurance rendait l’espoir au chef de la police militaire qui aussitôt avait quitté le colonel et allait annoncer aux épouses qu’elle ne tarderait pas à revoir leur mari. Elles levaient les bras ouverts vers le ciel, imploraient Dieu afin de délivrer rapidement l’époux de la fournaise de la prison. Plus les jours passaient, l’espoir disparaissait avec la silhouette du chef de la police militaire.
Le courage ne manquait pas aux épouses qui faisaient pieds et mains en vue de rencontrer le colonel et solliciter son indulgence, mais toutes baignées de pleurs, elles retournaient amères, faute de le voir. Six mois après, jour pour jour, après avoir été séparées de leur mari, éternelle était leur douleur, cruelle était leur déception.
Binta était tourmentée, tentait de noyer ses soucis dans la longue promenade au bord du fleuve et dans l’observation du cours d’eau : « C’est une loterie trop dangereuse le mariage ! » Elle était incapable de s’expliquer à elle-même pourquoi elle avait accompli subitement ce pas. Etait-ce parce qu’elle voulait rompre avec une existence solitaire ? Ou bien parce qu’elle se sentait attirer par celui qui avait failli lui brûler la cervelle une nuit alors qu’elle moissonnait des informations sur les activités de contrebandiers au profit de la douane ? Ou enfin parce que certaines paroles de sa femmes résonnaient dans sa tête : « Il ne t’est jamais arrivée de rencontrer un ami qui te veux en mariage ? »
Ivre de fatigue
En même temps qu’elle songeait à l’emprisonnement de son époux, Binta se souvenait aussi de celui de Bina, le frère de Sory, l’ami de son mari, qu’elle avait dénoncé. A un moment donné toutes ses pensées étaient axées sur le visage et la silhouette de ces deux contrebandiers dont les personnalités s’imposaient à elle avec une force obsédante. Elle avait eu la faiblesse de précipiter le second vers le gouffre amer de la Maison d’arrêt et avait assisté impuissante à la survenue du second. Son destin de femme vivant auprès de son mari venait de basculer, apparaissait à ses yeux comme une sorte de punition divine à son besoin irraisonné de donner des gages de confiance à l’escouade de douaniers qui commençait à émettre des doutes, non sans fondement, sur sa loyauté. N’était-elle pas autant coupable que Bina, d’autant plus qu’elle était la cheville ouvrière de la distribution des marchandises de contrebande ?
Binta avait à peine conscience d’être restée assise, sur une pierre rincée par les vagues, des heures durant, tour à tour immobile ou dodelinant de la tête en signe de regrets de certains actes posés. Parfois, les battements d’ailes et les chants des oiseaux venus se rafraichir, en plongeant leur bec dans l’eau, la tiraient de sa torpeur. Binta était ivre de tout : du bruit des oiseaux, de fatigue après des nuits agitées, cauchemardesques. L’auto flagellation s’épaississait. Pas la moindre envie de se trouver une excuse ou tenter une parade. Dans sa profession d’indicateur de la douane, elle avait vu des marabouts vendre des renseignements récoltés auprès des douaniers aux trafiquants et vice-versa. Un double jeu, pour ne faire aucun tort à leur avidité d’argent. Et avait entendu des féticheurs jurant de décrocher la lune si le client consentait à délier suffisamment le cordon de la bourse. Bien qu’elle s’était jurée de ne plus les consulter quoiqu’il advenait, bien qu’elle se voyait sur une pente glissante et se demandait avec anxiété par quel miracle elle parviendrait à se libérer des accusations de « femme de malheur » portées contre elle par ses deux coépouses, elle en restait là.
Diabolique plan
A peine trois mois après son mariage, le sergent–chef connaissait sa descente aux enfers. Binta prenait tellement l’habitude de prêter le flanc à ces accusations gratuites qu’elle finissait par croire qu’elle portait la guigne.
Au lieu de faire la ronde des marabouts et féticheurs, les quelques économies, qu’elle avait réussi à réaliser, fondaient avec une rapidité déconcertante. Parce qu’elle craignait de ne plus plaire à Abdou qui commençait à parapher le dur jugement des deux autres épouses. Elle partait à la pêche de plats raffinés, de biscuits croustillants, de pâtisseries fines et se présentait matin et après-midi en tenues différentes devant Abdou. Des robes moulues aux courtes juges, ses habits devraient être mieux que ceux de ses coépouses qui n’entendaient pas se faire coiffer au poteau. La compétition engagée, bien avant l’incarcération du mari, s’intensifiait. Au point que les habitants du camp militaire s’interrogeaient sur la provenance de tout cela et le choix du moment. On avait aussi la nette impression que les deux premières épouses avaient signé un pacte de non-agression afin de mieux concentrer leurs tirs sur la nouvelle venue. Une débouche d’énergie qui les empêchait de s’apercevoir qu’une bande de tissus passée sur leurs yeux ne leur permettait point de découvrir le secret des nombreuses visites de Matou, une ravissante créature. Son désir de tout cacher avait paralysé ses lèvres sensuelles. Un tel aveu de sa part était assimilable à un sacrilège, mais elle redoutait plus une pluie de coups de poings des trois femmes alors que Matou recherchait leur amitié. Cette dernière avait connu une vie moins aigre, grâce au sacrifice de sa mère qui l’avait élevée seule, pour s’apitoyer sur la misère de trois femmes. Seulement, sa manœuvre consistait à les endormir, histoire de repartir sans coup férir de la prison avec chaque fois quelques gros billets dans le sac à main. Cette expression d’intelligence cachée semblait se lire sur son visage.
« Après de mûres réflexions, j’ai réussi à secréter un plan. Puisque le colonel ne veut pas vous recevoir et devant l’échec de l’initiative du chef de la police militaire, autant recourir aux griots et chefs religieux et coutumiers accompagnés de batteurs de tam-tam qui vont drainer à leur suite, comme des papillons attirés par les fleurs, une foule de plus en plus grossissante se rendant aux bureaux du commandant. Au Mali, n’importe qui peut mobiliser la foule ! Il suffit d’y mettre le prix ! S’époumonait-elle à dire.
A suivre
Georges François Traoré