Bina ne faisait aucune résistance inutile, mais son nonchalance venait plutôt de sa tristesse que d’opposition. Il dandinait comme un homme ivre, s’apercevait qu’il passait sous une porte et que cette porte se refermait derrière lui. Ainsi, il se trouvait dans les ténèbres et dans le silence aussi muet et sombre que le froid glacial qui lui faisait frissonner.
Bina songeait à renoncer volontairement et consciemment à son désir condamné par ses convictions de faire passer son frère de lait pour mort dans le double dessein de coucher dans le lit moelleux et de parader dans le salon feutré. Son désir réprimé, son cerveau se chargeait de l’habiller autrement, mais sous un déguisement de rêve. Sous nos tropiques, les rêves sont considérés comme avertissements ou conseils divins. Il est possible que la prémonition existe, il est possible que l’avenir, déjà décidé aujourd’hui se présentent à certaines personnes sous des conditions diverses.
Affalé dans le lourd fauteuil disposé près du lit dans l’entrepôt, il était avalé par un sommeil, réparateur de la nuit blanche. Le rêve s’était présenté sous forme de symbole. Bina haïssait son frère. Poussé plus loin, il était logique que la haine de Bina consécutive à la disparition de son frère allât jusqu’au désir – conscient ou inconscient – de voir enfin éliminer Sory, donc mort. Or, d’après l’analyse si la tristesse muée en haine était consciente, le « désir de mort » était inacceptable par sa morale.
Le rêve paraissait d’une implacable simplicité. Bina se trouvait dans une chambre dorée. Sur la table était placé un cercueil ouvert. Son frère entrait dans la chambre, se dirigeait vers le cercueil. Sory regardait longuement Bina, crachait par terre et entrait dans le cercueil où il se figeait comme un cadavre. Bina commençait de rire… et se réveillait épouvantée.
La richesse, le luxe n’apportaient pas tout : il aurait fallu une tendresse discrète. Et, sous les dehors brillants d’une femme comblée par la vie, la déchéance morale était immense. A force de vivre au contact de sa belle-mère, qui était la mère de Bina, elle était incapable du moindre élan de générosité, d’aimer le frère de son mari d’un amour sincère. A la différence de son frère dont la fortune tenait lieu de blason, lui était pauvre comme un rat d’église.
Fanta était au bord d’une catastrophe conjugale lorsqu’elle avait lâché à plusieurs reprises à des années d’intervalle un torrent de mots. « Je n’en peux plus, je suis épuisée moralement et physiquement … jamais mon mari ne prend ma défense quand sa mère m’attaque … il se tait, il n’ose pas et pourtant je sais qu’il m’aime… mais je vais en arriver à le détester… il est semblable à sa mère… on dirait qu’elle a déteint sur lui… sa mère ne cesse de me critiquer, de dire que je dois m’habiller comme ceci, que je dois cuisiner comme cela…elle est toujours derrière moi… elle me surveille… je n’ose pas répondre sinon c’est la bagarre avec elle et mon mari… si mon mari a le moindre bobo, cela semble être ma faute… elle semble croire que je ne le soigne pas assez… ce sont sans cesse des insinuations à ce sujet… me lever le matin devient un vrai cauchemar quand je pense que je dois passer toute la journée avec elle et que mon mari ne rentrera que le soir, voire deux ou trois fois dans le trimestre… elle fourre son nez dans tout… mon mari a peur… même ses médicaments traditionnels sont infusés par sa mère, y compris le choix de nos habits de fête… faire sa bouillie tous les matins est toute une histoire comme si j’étais une incapable complète… je suis dans un état de colère rentrée qui me vide… »
Ouvrez Douane !
Bina sentait ses yeux qui se fermaient malgré lui et comme il n’avait aucun soupçon, il ne tentait point de lutter contre le sommeil. On frappait violemment à la porte. Les pensées les incertaines traversaient son esprit. Qui pouvait –il être ? Comme il ne s’attendait à aucune visite, il pensait à la petite voleuse qui avait plus d’un tour dans son sac. Peut-être Sory, son frère, serait de retour après plusieurs mois d’absence. Il attendait muet et pensif en essayant de percer le mystère, puis allait coller l’œil gauche sur l’orifice causé par un choc sur le battant droit de la porte. Au bout de quelques secondes, il relevait la tête pâle et décomposée. A nouveau des coups forts à la porte comme si on cognait un marteau contre sa tête et son cœur. Non, son frère ne procédait pas de cette manière. Ses mains tremblantes, ses yeux ardents faisaient passer dans l’esprit les plus douloureuses appréhensions.
– Ouvrez Douane ! Ou nous défonçons la porte.
Bina faisait sur lui un violent effort pour encaisser le choc. Titubant, il parvenait à la porte et trois tours de clé suffisaient à ouvrir un battant. A peine entrebâillé, deux douaniers armes au poing faisaient irruption dans l’entrepôt. Deux autres poussaient légèrement dans le dos Bina qui hésitait encore à les suivre. On le conduisait dans un véhicule estampillé Brigade mobile d’intervention qui freinait des quatre fers devant le magasin. Il n’avait ni la possibilité ni l’intention de faire résistance. Menottes aux poignets, il peinait à monter à l’arrière du pick-up. Un des douaniers appuyait sur ses fesses plates comme du fer à repasser, tandis que deux autres à bord le tiraient par les bras. Le pick-up se mettait à rouler avec un bruit sinistre. Bina, bien qu’assis au fond encadré par nombreux hommes, reconnaissait qu’on longeait la rue du ministère de la Défense, quelques mètres après, qu’on bifurquait à gauche, direction brigade de gendarmerie. Aussitôt arrivé, quatre douaniers sautaient les premiers à terre et invitaient Bina à descendre. A la lumière des lampes, il voyait reluire leurs fusils d’assaut de type Kalachnikov.
-Suivez- moi !
Un douanier ouvrait la marche, suivi de Bina, un autre fermait la marche. Dans une grande salle officiaient plusieurs gendarmes, une table se dressait devant chacun d’eux et un banc dédié aux clients. On entendait le pas lent et régulier d’un adjudant muni d’un cahier et d’un stylo à bille. Une fois qu’il prenait place sur une chaise au dossier déchiqueté, il se raclait la gorge, puis ses doigts exercés recueillaient les dépositions.
Mauvais augure
Les formalités de fouille du prévenu remplies, le gendarme lui forçait à se lever en le tenant par le collet de son habit, le contraignait à se déchausser, le suivait par-derrière et l’invitait à prendre place au fond d’une cellule à la petite fenêtre grillagée. Bina ne faisait aucune résistance inutile, mais son nonchalance venait plutôt de sa tristesse que d’opposition. Il dandinait comme un homme ivre, s’apercevait qu’il passait sous une porte et que cette porte se refermait derrière lui. Ainsi, il se trouvait en compagnie de trois infortunés dans les ténèbres et dans le silence aussi muet et sombre que le froid glacial qui lui faisait frissonner. Bina avait passé toute la nuit débout et sans dormir un seul instant.
Quand les premiers rayons du jour ramenaient un peu de clarté dans « le trou », le geôlier revenait avec l’ordre de conduire Bina au bureau du procureur du tribunal de grande instance.
-Bina, venez !
Le prévenu avait tressailli, remuait la tête d’un geste vif comme pour chasser le sommeil. Une faim de loup, doublée de fatigue avaient failli lui faire perdre l’équilibre. Le gendarme croyait à une tentative d’agression dans un temps avant de se raviser quand Bina expliquât qu’il n’avait pas fermé l’œil et qu’il était rongé par une faim insidieuse. Le geôlier haussait les épaules, signifiait à son interlocuteur qu’il n’avait rien à l’offrir, d’ailleurs que son transfèrement n’était plus qu’une question de minutes. Le regard fin, la suppliante attitude de Bina, les deux ruisseaux de larmes qui jaillissaient de ses yeux rouges avaient eu raison des réticences du gendarme, justifiaient sa compassion, demandaient qu’un autre homme puisse se révéler dans cet homme.
-Pas de folie ! Restez là, je vous sers un sandwich.
-Vous avez ma parole.
-Platon, court acheter un sandwich accompagné d’un bol de thé pour monsieur ! Bina regardait autour de lui : il était assis dans un bureau en face d’un sous-officier qui donnait sur la salle d’audition. Certain qu’il ne pouvait fuir, le geôlier l’avait laissé là. Un répit de courte durée puisqu’il n’était pas long à faire de quelques bouchées la demi-baguette de pain bourrée de fritures et avaler de trois traits le thé chaud.
-Où est le prévenu ? Demandait une voix.
-Dans le bureau de l’ACB (acronyme signifiant adjoint au commandant de brigade).
Ses énergies renouvelées, Bina passait derrière le gendarme, lui demandait de daigner lui rendre un dernier service, celui d’informer le sergent-chef Abdou de son arrestation. Sa présentation au procureur paraissait de mauvais augure tant les pièces à conviction s’étaient accumulées contre lui : des cartons invendus de cigarettes, de médicaments de contrebande, deux armes de guerre, etc. D’ailleurs, il était activement recherché depuis quelques années et avait réussi maintes fois à passer entre les mailles du filet, grâce certainement à des complicités insoupçonnées et au concours de son comparse Abdou dont les tirs de barrage avaient fait battre en retraite une escouade.
Pas un seul instant d’hésitation, le prévenu au regard des charges qui pesaient sur lui valaient bien un mandat de dépôt. La poitrine de Bina se gonflait de colère, une question traversait son cerveau fiévreux : était-il plus présumé coupable que le gouvernement qui s’était détourné des populations ?
A suivre
Georges François Traoré