Le destin tourmenté de Sidiki (43) : Les pièges du futur

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    Pour Djigui, les mauvaises nouvelles s’accumulent. Elles concernent aussi bien Mako que Dianguina et lui-même.

    Le spectacle de Dianguina s’éloignant dans la nuit d’un pas incertain m’avait fait mal au cœur. Je ne pus supporter de rester dans l’incertitude en ce qui concernait le destin de mon maître. Après être rentré chez moi, j’ai sorti tout mon arsenal de divination : bâtonnets, sable et cauris. Je me suis enfermé à double tour dans ma chambre et j’ai choisi les bâtonnets pour essayer de percer le secret du futur de Dianguina. Ce n’était pas la solution la plus facile, mais cet art m’ouvrait des portes dans le domaine de l’inconnu dont ni le sable, ni les cauris n’avaient la clé. La nuit était propice pour ce que j’entreprenais et lorsque je me suis installé devant la calebasse remplie de sable fin, j’eus le pressentiment que je partirai très loin dans mon exercice.

    Effectivement en plantant et en arrachant mes premiers bâtonnets (j’opérais avec douze éléments), je m’aperçus non sans étonnement que ma vitesse d’exécution se rapprochait de celle de Dianguina. Cela me donna le courage de poursuivre. Il faut savoir que l’exercice des bâtonnets plonge celui qui l’exécute dans une espèce d’état second. Lorsqu’il arrive à trouver la bonne cadence, ses gestes deviennent plus rapides et plus assurés. Au fur et à mesure que s’élève le rythme de l’exercice, des vision apparaissent à l’exécutant et lui indiquent s’il se trouve ou non sur la bonne voie. La progression dans la vision de l’avenir se fait par étape. A chacune des étapes franchies, le devin prononce une formule consacrée qui lui permet de passer au stade suivant. Puis il décline son identité aux esprits pour recevoir la permission de progresser que lui donnent ces derniers. A un moment donné de l’exercice, je fis donc savoir que j’étais l’arrière-petit-fils de Fafrén. Cela me permit de poursuivre.

    A une autre étape, j’indiquai mon totem. Finalement, j’eus la confirmation des esprits qu’ils m’ouvraient le chemin du futur. J’exécutai alors en une fraction de seconde une opération extrêmement complexe avec mes bâtonnets et je pénétrai dans l’avenir. Une surprise de taille m’attendait cependant : ce futur n’était pas celui Dianguina, mais celui de Sidiki. Je vis mon ami assis sur une branche de néré qui ployait sous son poids et qui menaçait à tout moment de se casser. L’arbre sur lequel il se trouvait trônait tout seul au milieu d’une clairière. Je vis ensuite arriver Maraka. Ce dernier apostropha Sidiki pour son imprudence et lui enjoignit de descendre. Mais mon ami refusa.

    Le jeune rouquin qui avait guidé Fafrén surgit tout d’un coup au côté du Vieux. Il lui prit la main et l’obligea à regarder vers un autre côté de la clairière. Une foule d’hommes très en colère arrivait à grands pas. Tout d’un coup, on vit plusieurs d’entre eux d’effondrer en pleine course. Leurs compagnons s’arrêtèrent alors, se penchèrent sur eux et poussèrent de grands cris de détresse. Puis ils soulevèrent les corps inanimés et rebroussèrent chemin. Maraka avait une mine horrifiée. Il se tourna vers le néré. Sidiki était descendu de l’arbre, mais en voyant le Vieux s’approcher, il s’enfonça dans le tronc du néré et disparut.

    Maraka s’estompa à son tour de ma vue et je me trouvai seul dans la clairière avec Sidiki qui était ressorti du néré. Je voulus l’interroger sur son attitude, car je m’étais reconnu en train de marcher au milieu des hommes en colère. Mais avant que je ne puisse poser ma question, ce fut Sidiki qui m’interpella. Il me demanda ce qu’il devait faire. Je lui répondis que je ne le savais pas et que c’était à lui d’agir, selon son honneur d’homme. Puis la vision de mon ami disparut. A sa place je vis des jeunes gens en qui je reconnus les enfants des trois femmes de Sidiki. Ils étaient en train de crier et de se battre. Les épouses étaient debout, un peu à l’écart. Sira et Badiallo pleuraient à chaudes larmes. Par contre, la troisième Kinty avait les "yeux secs".

    Je la vis pratiquement envenimer la dispute entre les jeunes gens tout en prenant garde de ne pas exposer une adolescente qui devait être sa fille. Quelque chose me fit tourner la tête vers un autre côté de la clairière. Là, je vis ma femme et mes enfant. Niagalén avait enlevé son mouchoir de tête et l’avait attaché comme une ceinture autour de sa taille. Elle avait les yeux pleins de larmes, mais se retenait de sangloter. Mes enfants l’entouraient et s’accrochaient à ses vêtements avec un air apeuré. A un moment, Niagalén leva le bras pour me dire adieu et je lui répondis en lui criant des paroles d’encouragement. Je comprenais que quelque chose de terrible allait m’arriver et que je ne pourrai rien contre ma destinée. Dianguina m’en avait d’ailleurs prévenu quand nous avions scruté le destin de Maraka.

    Je sortis de mon état de transe. Tous mes habits étaient trempés de sueur. Un long frisson me parcourut le corps. Je compris à ce moment pourquoi Maraka avait pleuré quand Dianguina lui avait dévoilé son futur. Certes, je n’allais pas laisser ma vie dans l’épreuve qui m’attendait. Mais celle-ci était suffisamment terrible pour que l’angoisse m’envahisse lorsque j’y pensais. Une chose m’échappait pourtant. Comment avais-je dévié vers la révélation de mon futur et de celui de Sidiki alors que j’essayai de savoir ce qui arrivait à Dianguina ? Je ne pus percer ce mystère, mais je ne me décourageai pas pour autant. Puisque les bâtonnets ne m’avaient pas permis d’accéder à la vision, je me tournai les cauris que je maîtrisais mieux.

    "A MI NI DJI DOGOYARA" : Je choisis d’abord le jet à sept éléments, puis je poursuivis avec cinq. Le contact avec le destin de mon maître ne fut pas aisé à établir, mais j’y parvins et ce que j’ai vu m’a fait sursauter. Je multipliai les jets pour avoir une confirmation fiable que j’obtins à ma quarante-neuvième tentative. Pour m’aider à avancer, j’avais dû me couvrir le corps de la graisse animale dont je vous ai parlé auparavant et qui me permettait de me surpasser. Je sentais que je quittais de plus en plus ma condition de "soma" pour accéder au statut de "soubaga" qui me permettait aussi bien de dialoguer avec les forces occultes que de me protéger des mauvais esprits.

    Ce que les cauris me révélaient m’attristait plus que je ne pourrai le dire. On dit parfois que le bonheur ne peut se refuser aux âmes loyales. Dianguina en était une. Mais comme le dit une expression consacrée et pudique "a mi ni dji dogoyara" ("l’eau qui lui restait à boire avait beaucoup diminué"). En d’autres temps, la conviction de la disparition prochaine de mon maître m’aurait plongé dans le désespoir le plus complet. Mais je n’étais pas pour rien le disciple de Dianguina. Ce dernier n’avait eu cesse de m’endurcir contre les épreuves et ce qui s’annonçait, je le supportais stoïquement.

    Je n’étais pas pour autant serein. Après avoir rangé tous mes instruments de divination, je suis resté assis sur ma peau, mes genoux remontés et encerclés par mes bras. Comme pour Dianguina, c’était ma position de réflexion favorite. Dieu sait combien de pensées amères me tournoyaient dans l’esprit. Cela faisait deux fois en peu de temps que je découvrais des choses terribles à propos de personnes qui m’étaient chères. Ma vision concernant Dianguina n’avait pas été aussi précise que dans le cas de Mako et de Maraka. Mais elle ne laissait aucune place au doute. Mon maître allait décliner rapidement et il n’avait pas plus de deux hivernages à vivre. Mon cœur saignait en admettant cette évidence, mais je pouvais rien contre le cours de la destinée. L’aube est arrivée sans que je ne rende compte. Mon habit de géomancien avait séché sur moi et je l’enlevai pour le ranger dans ma cantine. J’ouvris la fenêtre pour m’exposer au souffle frais du petit matin et remplir mes poumons d’air pur.

    Quelques minutes, plus tard Niagalén très matinale comme d’habitude frappa quelques coups discrets à ma porte. Cela voulait dire que mon bain chaud était prêt. Je le pris avec un plaisir particulier ce jour là. Tout comme j’avalai avec appétit la bouillie de mil de mon petit déjeuner. Niagalén était assise non loin de là sur un tabouret. En m’adressant à elle avec beaucoup d’affection, je lui ai dit qu’une fois de plus je remerciais Dieu de m’avoir donné une épouse dévouée et compréhensive sur laquelle je pouvais m’appuyer sans arrière-pensée. Ma femme eut un sourire plein de joie. Je savais qu’elle entamerait la journée avec un gros moral et que lors qu’elle serait seule, elle me ferait des bénédictions. Mon père Mansa, qui était allé lui-même chercher ma future compagne chez son ami Issa, aimait me dire que les bénédictions sincères d’une épouse aimante et fidèle possédaient un poids particulier. Elles rendaient le mari assuré et combatif.

    Ma tristesse de la nuit était passée et ma visite traditionnelle chez Mory se passa dans une excellente atmosphère. La journée au magasin de colas commença bien et aux alentours de midi Maraka vint nous trouver. Il avait une mine soucieuse et lorsque je lui en fis la remarque, il me dit que c’était lié à la progression de la maladie de Mako. Les crises devenaient de plus en plus fréquentes et le président ne pouvait plus cacher son état à son proche entourage. Il s’était fait ausculter par des médecins français lors de son récent passage à Paris. Mais les hommes de science avaient été bien incapables de lui proposer un quelconque remède. Tout ce qu’ils avaient pu faire, c’était lui remettre des calmants qui atténuaient la douleur lors des crises.

    Maraka, qui connaissait bien son ami, nous indiqua que la situation dans le parti n’aidait pas Mako à recouvrer sa tranquillité d’esprit et influait certainement sur son état de santé. Les gens ne se cachaient même plus pour nouer des alliances qui variaient au jour le jour. De nombreuses spéculations circulaient sur la succession du vieux chef et sur l’âpreté du combat qui s’engagerait tôt ou tard, à visage découvert. Toutes ces rumeurs sapaient le moral de Maraka qui avouait ne plus reconnaître "son" RDA. J’écoutais d’une oreille distraite les récriminations de mon protecteur. Mes pensées étaient tournées vers Dianguina et j’avais hâte de revoir mon maître.

    Le soleil déclinait quand j’arrivai devant sa concession. Dans la journée, je lui avais fait renvoyer son vélo par Baga. Le chasseur était assis devant sa porte. Lorsqu’il leva les yeux vers moi, je m’aperçus que les globes étaient enflammés. Une conjonctivite foudroyante s’était déclarée pendant la nuit et Dianguina se préparait à la soigner. Devant lui, se trouvait un pot contenant une décoction de feuilles de tamarinier qu’il laissait refroidir. Je m’assis sans rien dire à son côté et lui laissai tout le temps de s’appliquer le remède, un rinçage des yeux avec le liquide attiédi. Puis nous sommes entrés dans la case. Dianguina me dit tout de go qu’il avait perçu mon intention de lire son destin. Il s’y était opposé et m’avait fait dévier vers Sidiki.

    Il me montra sa calebasse de sable sur laquelle étaient posés ses bâtonnets. Je lui avouai alors que j’avais contourné la difficulté dressée sur mon chemin en travaillant avec les cauris. Dianguina me regarda avec une sorte d’admiration. Il avoua qu’il n’aurait jamais imaginé que je chercherai un autre chemin. Cela lui prouvait une fois de plus qu’il avait eu raison de me prendre comme disciple. Cela alors qu’il avait un fils aîné nommé Bakary. Dianguina me confia qu’il avait deux soucis à écarter avant de s’en aller : trouver une bonne épouse pour le garçon afin que ce dernier fonde un foyer solide. Et placer son fils aîné dans un bon métier.

    UNE FILLE DE BONNE LIGNEE
    – Bakary n’était ignorant de la vie, il avait été initié aux secrets de la chasse. Mais mon maître n’ignorait pas que dans les temps nouveaux qui arrivaient, la chasse ne suffirait pas pour nourrir une famille. Or, il était important pour Dianguina de s’assurer de l’avenir de son aîné avant son départ à lui. C’était la première fois que mon maître évoquait ouvertement l’hypothèse de sa disparition prochaine. Cela me fit froid dans le dos, mais il était inutile de continuer à ignorer une issue fatale que nous connaissions tous les deux. Je dis à Dianguina que dès le lendemain je pourrai présenter Bakary à Yiriba, un de mes amis maçons. Puis nous ferions dans les semaines à venir un test chez le vieux Younoussa, un menuisier que j’avais connu par l’intermédiaire de Maraka et avec lequel j’avais les meilleurs rapports du monde.

    Dianguina hocha la tête et appela son fils d’une voix forte et autoritaire. Bakary fit son entrée et me salua en m’appelant "Binké" ("oncle"). Son père lui ordonna de se présenter à moi dès demain et de faire à partir de ce moment tout ce que je lui ordonnerai. Le jeune approuva en silence et se retira. Peu après, sa mère – Sokona – s’approcha de la case et me salua sans entrer. A ces divers signes je sus que Dianguina avait fait passer une consigne au milieu des siens : en cas de coup dur, sa famille devait sans hésitation se rapporter à moi. Cette marque de confiance me toucha profondément. Mon maître paraissait pour sa part plongé dans ses pensées et je me gardai de troubler sa réflexion.

    Pourtant à un moment donné, je pris la parole pour lui reprocher d’avoir regardé dans son propre avenir. Est-ce que ce qu’il avait découvert n’allait pas lui ôter sa confiance en lui-même ? Dianguina secoua la tête en signe de dénégation. Toujours sans mot dire, il souleva un pan de son habit de cotonnade pour me montrer une énorme cicatrice qui se trouvait juste sous ses côtes et qui faisait le tour de son thorax. La chair était boursouflée et ce détail témoignait de la profondeur de la blessure. A mon avis, cela avait été provoqué par un coup de corne. Lorsque je fis part de cette hypothèse à Dianguina, il approuva, mais sans ajouter d’autres détails. Je m’abstins de le questionner, sachant qu’il m’expliquerait tout cela un jour, s’il le jugeait utile.

    Mon maître après avoir rabattu son habit déplia une peau de panthère magnifique et dont je ne l’avais jamais vu se servir. Il s’installa dessus et demanda que je prenne place sur le cuir de buffle qui lui serait habituellement pour officier. Il décrocha son sassa du mur, vida le contenu entre nous et choisit parmi les divers objets un talisman que liaient trois rangées de fil noir. En regardant attentivement, je m’aperçus que c’était des fourreaux de sabot d’une antilope géante. Dianguina me demanda de tendre la main gauche, celle sur laquelle était imprimée l’empreinte de mon fétiche.

    Il plaça le talisman juste sur l’empreinte, me demande de recouvrir ma main gauche avec ma main droite et prit ensuite mes deux mains entre les siennes.
    Il lança alors une formule que je n’avais jamais entendue et qui se terminait par une onomatopée grave qui semblait littéralement jaillir de sa poitrine. Il répéta plusieurs fois cette incantation et sans savoir comment, je me suis trouvé en train de répéter la formule avec lui. Quand je le fis, mon maître m’abandonna les mains. Je sentis quelque chose de très froid me descendre dans l’estomac. Quand je retirai ma main droite, je m’aperçus que je n’avais plus rien sur ma paume de gauche.

    Mon maître eut un petit sourire devant le léger sursaut que je n’avais pas pu réprimer. Il me dit que je trouverai le talisman dans mon sassa en rentrant chez moi. Il me donna des consignes strictes sur l’utilisation de l’objet. "Ne le prends en main que le lorsque tu auras vraiment besoin d’aide et que tu auras des vœux extrêmement importants à exprimer. Il ne pourra te servir que sept fois. Mais sache aussi que tu mourras après l’hivernage qui suivra ton septième vœu. Il y a vingt ans que mon maître m’a offert cet objet et je n’y ai eu recours à lui que quatre fois. Je sais que tu en feras un bon usage, car tu es la personne la plus raisonnable que je connaisse".

    Je sentis une vague d’émotion m’envahir en entendant ces paroles de Dianguina. Mais le chasseur ne voulut pas que nous perdions du temps dans des attendrissements inutiles. Il étala son sable de lecture et répandit dessus un peu de poudre grise qu’il puisa dans une petite corne. Lorsque mon maître commença son exercice, il fut tellement rapide que je ne pus déchiffrer les conclusions. Il les effaçait d’ailleurs au fur et à mesure avec son autre main. Son exercice fut donc bref, mais d’une très grande intensité. Le résultat plongea Dianguina dans une profonde réflexion. Il en sortit pour me dire qu’il me communiquerait tantôt le résultat de son exercice de voyance. En attendant, il nous fallait aider Mako à supporter son mal. Mon maître m’ordonna de réunir deux feuilles de "toro", une mince tige de "n’tomi" et de l’écorce de caïlcédrat. Je devais faire cette opération de nuit et la terminer avant les premiers chants de coq. Puis le tout serait bouilli dans un petit canari fabriqué par une jeune fille de bonne lignée. A la décoction ainsi obtenue seraient ajoutées deux pincées de cendre prises dans le foyer d’une femme qui aurait été fidèle à son époux depuis plus de vingt ans. L’opération pour être efficace demandait à être terminée en une semaine.

    Tout cela était assez facilement réalisable. Mon maître m’assura que le remède ainsi fabriqué ferait plus de bien à Mako que toutes les potions que lui prescrivaient les docteurs toubabs. Au moment où j’allai sortir de la case, Dianguina m’avertit que les noces de Sidiki et de sa troisième épouse étaient tout proches. Je n’avais jamais parlé de Kinty à mon maître, mais il n’en avait pas eu besoin. Le lendemain je présentai Bakary à Yiriba qui le mit aussitôt au travail. J’informai Maraka des prescriptions de Dianguina. Le Vieux me prévint qu’il informerait son ami et me donnerait l’avis de ce dernier dans la soirée. Il était en effet indispensable que Mako sache ce que nous lui proposions et qu’il demeure libre de le refuser.

    MEME PAS LE PETIT DOIGT – Mais la réponse du vieux chef fut positive. Le lendemain de bonne heure je m’embarquai avec mon vélo dans un camion de Maraka qui faisait route vers Ségou. Je descendis au niveau de Konobougou et ralliai Tamani, célèbre pour son travail de poterie. Je savais exactement à quelle porte frapper pour obtenir mon canari et je pus dans la même journée gagner Ségou. Là je me suis entretenu avec Dramane et d’autres camarades du RDA. Tous me demandèrent des nouvelles de Sidiki. Ils étaient d’avis que mon ami pouvait revenir en toute tranquillité dans la Cité des Balanzans. L’officier de gendarmerie qui l’avait interdit de séjour avait été muté et l’administrateur avait d’autres chats à fouetter. Je promis de transmettre le message, mais il me tardait surtout de revenir à Bamako.

    La cendre dont j’avais besoin, je la pris dans le foyer de l’épouse de Maraka. Elle était avec le vieux négociant depuis plus de trente ans et son honneur était sans tâche. Quatre jours après les recommandations de Dianguina, je pus donc faire parvenir au vieux chef son médicament par l’intermédiaire de Maraka. Celui-ci en retour me transmit une invitation de Mako à venir le voir le lendemain soir. Je m’y rendis avec mon protecteur. Mais le président me prit à part dans son salon. Il tenait à m’exprimer en tête à tête toute sa reconnaissance. Il appréciait la sollicitude désintéressée que je lui prodiguais et il tenait à ce que je lui amène un jour Dianguina pour qu’il puisse le remercier personnellement. Nous nous sommes mis rapidement d’accord sur une date approximative. Puis Mako parut se perdre dans ses pensées intérieures. Il se frottait machinalement le thorax, là où la douleur devait surgir de manière épisodique. Relevant la tête, il me dit sans ambages des paroles que je n’oublierai jamais. " Djigui, il m’arrive de regretter que tu ne puises pas jouer dans notre parti un rôle plus important.

    "Nous traversons un moment difficile et nous aurions eu besoin de personnes comme toi, de gens qui aient la tête sur les épaules et qui sachent dire la vérité, quoi que cela puisse leur en coûter. Actuellement j’ai à côté de moi Mokédian. Il fait de l’excellent travail, mais il possède une personnalité trop forte qui finira par écraser tous ceux qui l’entourent. Pour le moment, il consulte Bamoro, Diala et Baraka. Il tient compte de leur avis, mais pas sur des questions d’importance. Or les trois autres sont en train d’accepter cette situation de domination et ils ne se rendent pas compte que va arriver un moment où ils ne pourront plus dire non à leur camarade et ami.

    Je sais que toi si tu t’étais trouvé dans ce cercle tu n’aurais pas craint de t’opposer à lui. Plus les choses avancent, plus je me rends compte que le parti a de la chance de disposer de quelqu’un d’envergure comme Mokédian. Mais plus je me rends aussi compte que face à lui il y aurait dû avoir deux ou trois fortes têtes". Mako poussa un profond soupir. Je préférai ne pas renchérir sur ses propos, mais j’avais eu de nombreux échos sur les inquiétudes qui régnaient dans le RDA. Comme je le disais, la maladie du vieux chef était de notoriété publique et les manœuvres de positionnement avaient commencé. Le seul à garder la tête froide était Mokédian.

    Lui n’avait qu’un seul but, renforcer l’assise du parti pour qu’aux prochaines élections il améliore considérablement son score des législatives et de la constituante. Le maître du Kénédougou déployait une activité extraordinaire pour cela. Mais il restait dans le même temps fidèle au vieux chef et faisait de fréquents va et vient entre le siège du parti et le domicile du président. Mokédian avait mis en place une commission qui devait réfléchir à la meilleure manière de redynamiser le RDA. Il y avait fait entrer Sidiki qui faisait office de secrétaire particulier auprès de lui. Mon ami déployait un zèle particulier dans l’exécution de ses tâches et il ne manquait pas une occasion pour mettre en valeur Mokédian auprès des militants.

    Ce dernier appréciait ce dévouement et déléguait des dossiers de plus en plus délicats à Sidiki. Cette évolution permettra aux lecteurs de comprendre pourquoi des années plus tard mon ami ne lèverait même pas le petit doigt pour me défendre et pour sauver Maraka quand tous les deux nous nous trouverions dans des situations difficiles. Mais nous n’en sommes pas encore là et je ne pouvais qu’écouter Mako sans pouvoir lui apporter la moindre aide. Pendant que nous étions ensemble son neveu Kibily est entré pour nous saluer. Mako le présenta fièrement comme son "premier garçon" et m’apprit qu’il épaulait depuis peu Mokédian dans le parti. Kibily et moi appartenions à la même génération.

    Comme le soir avançait, je demandai à Mako l’autorisation de me retirer. Il me l’accorda en insistant sur le fait que je devais lui remmener Dianguina. Je lui en fis la promesse une fois de plus. En poussant le portail de ma concession, j’entendis les éclats d’une conversation très animée. Niagalén était assise sous la véranda avec Sidiki et une femme en qui je reconnus Kinty.

    (à suivre)
    TIÉMOGOBA

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