Horreur- Pourri vivant

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    C’est au plus fort de ces activités fébriles que Tiambel Sow est tombé malade. C’était un vieux peul de Diéloua, arrondissement de Dily, cercle de Nara, condamné à une lourde peine pour fabrication ou multiplication de billets de banque.

    . Il devait avoir 55 ans ou plus et était le plus âgé des prisonniers. Il avait participé à tous les travaux de la gorgotte, de la confection des briques et au début de la construction du fort. Une sous-alimentation chronique, des sévices corporels quotidiens, un rythme de travail constamment en hausse avaient fini par fatiguer et affaiblir tous les détenus. Mais Tiambel fragilisé par l’âge et la maladie tenait moins bien le coup. Son état de santé décimait chaque jour un peu plus, à telle enseigne que les militaires l’avaient exempté des durs travaux et affecté au ramassage des crottes de chameaux. Malgré cette faveur exceptionnelle, la santé de Tiambel ne s’améliorait guère. Ses jambes, son ventre, son visage et même les bourses des testicules s’étaient si démesurément enflés, qu’il ne pouvait même plus assurer la corvée, qu’en se traînant sur les fesses aux abords du puits. Son organisme manquait manifestement de beaucoup d’éléments nutritifs, notamment de la vitamine B 1. En plus de la boursouflure du corps, il ressentait une grande lassitude et une extrême faiblesse, toutes choses qui sont, de l’avis des connaisseurs, des signes évidents de béribéri, appelé aussi avitaminose B 1.

    Et comme il ne recevait pas de soins appropriés, ses jambes s’enflèrent jusqu’à la limite de l’élasticité de leur peau. Celle-ci a fini par Si: fendiller, laissant s’écouler en minces filets un liquide sans couleur le long de ses membres et aussi au niveau des bourses. Le ventre était devenu aussi gros que celui d’une femme enceinte à terme. Quelques jours après, Tiambel ne pouvait même plus se rendre au puits, pour exécuter la plus facile des corvées du bagne. Il avait perdu l’appétit et ne pouvait être alimenté autrement. Personne en particulier n’était chargé de veiller sur lui, si bien qu’il était laissé à lui-même, ou plus exactement à son triste sort. Il gisait sur une natte au milieu de ses hardes salies par ses excréments et ses urines, dans une pièce qui s’appellera désormais le mouroir. L’infirmier militaire lui-même ne venait plus tenter quoi que ce soit. Le cuisinier de service qui lui apportait ses repas se pinçait le nez à cause de l’odeur nauséabonde du mouroir. En réalité, il poussait à l’intérieur, de son bras allongé, le nouveau repas et reprenait le précédent auquel Tiambel n’avait pas touché. Et le cuisinier de dire à ses camarades:

    «Wulu den ma son kadumuni kèdè» ( le fils du chien n’a pas voulu du repas). On lui apportait de l’eau dans un pot noirci pour avoir servi de marmite en d’autres occasions. Mais Tiambel ne buvait pas non plus. Une nuée de mouches avait déjà pris d’assaut la chambre du malade, et c’était de mauvais augure en pareille circonstance.

     Cependant les-activités du Bagne-mouroir se déroulaient normalement malgré le drame qui se jouait sous nos yeux. Les détenus de droit commun, habitués des prisons ne s’en émeuvent pas du tout, en ayant vu bien d’autres. Les soldats disent qu’étant eux-mêmes préparés pour donner la mort, ne doivent pas s’attendrir sur un mourant. Seul notre groupe manifesta une sincère compassion et une vive émotion devant un homme qui se meurt dans des conditions difficilement imaginables.

    Ce jour là, vers dix heures, la mort de Tiambel se répandit comme une traînée de poudre au niveau de tous les ateliers du chantier. Dans notre naïveté impénitente, nous pensions naturellement que l’ensemble des détenus allait assister aux funérailles et qu’après, le reste de la journée allait nous être donné pour nous recueillir et pleurer le disparu. Au lieu de cela, seuls les éléments d’un atelier ont été désignés pour la corvée de l’enterrement, banalisant ainsi et la mort et le mort. Ce manque d’intérêt pour la personne du prisonnier nous a surpris et fait mal au coeur, sachant que ce mépris attend le cadavre de chacun de nous. Nous n’avons pas pu nous empêcher de penser à l’histoire du charognard qu’il . faut chasser en disant: «quitte notre cadavre et non le cadavre de un tel. « Mais nous n’étions pas au bout de nos surprises, car Niantao a refusé que le forçat soit enter’-é dans le vieux cimetière des hommes libres, comme si la mort ne venait pas niveler toute chose ici bas. Aussi a-t-il initié et inauguré un cimetière pour prisonniers à quelque 200 mètres de celui des hommes libres. Sur le moment, nous avions été indignés par la ségrégation, jusque dans la mort. Mais cela permet aujourd’hui de dénombrer avec exactitude les victimes du régime de Moussa Traoré et de ses compagnons du C.M.L.N.

    Tiambel Sow n’a bénéficié ni de toilette funèbre ni d’office religieux. Les quatre prisonniers qui l’ont amené à sa dernière demeure portaient chacun un cache-nez pour atténuer l’odeur du cadavre. Les deux militaires présents n’étaient là qu’à titre de surveillants de corvée. Désormais, seul un monticule d’alhor et de pierres indiquera qu’un homme a tristement fini sa carrière ici. Paix sur lui et sur tous ceux qui l’ont suivi dans le grand saut vers l’inconnu.

     Tiambel Sow est donc le précurseur d’une longue série de morts, où les meurtres et les assassinats l’emportent de loin sur les décès par causes naturelles.

    AUTRES FAITS ET GESTES DE NIANTAO

    Avant de parler de la relève proprement dite du lieutenant, chef du Bagne-mouroir, je voudrais signaler quelques unes de ses activités parallèles.

    Au mois de Janvier 1970, le lieutenant a arraisonné une caravane de plusieurs dizaines de chameaux de retour de la foire de Tindouf en Algérie. Cette caravane transportait toutes sortes de marchandises: tapis, tissus divers, habits, plateaux argentés et dorés, lavemains, encensoirs, pains de sucres, théières et dattes. Deux jours durant il a obligé les caravaniers à défaire tous leurs colis pour choisir ce qui lui plaisait, et cela sans aucun titre ni autorisation. Il s’est royalement servi et en a donné à tous ses gradés. Cela n’a d’autre nom qu’abus d’autorité et arnaque.

    Le passage du chef  Reguéibat

    Traditionnellement les reguéibats sont des bédouins, seigneurs du désert, spécialisés dans les’ rapines et les rezzous aux dépens d’autres tribus ou de simples voyageurs. Ils ont la réputation d’être braves, intrépides et fiers. Le Sahara n’a aucun secret pour eux. Ils sont sobres et ‘endurants à la manière des dromadaires qui constituent l’essentiel de leur richesse. C’est aussi l’une des rares tribus qui gravitent autour de Taoudénit à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde. Il arrive parfois que pour des raisons d’échanges ou de ravitaillement en eau, quelques éléments de la tribu visitent le poste. C’est dans ce cadre que Mohamed Lamine vint au puits avec quelques chameaux. Le lieutenant lui fit bon accueil (à tout seigneur tout honneur), l’entraîna au camp et le couvrit d’amabilités feintes. Il lui dit entre autres que depuis deux mois, lui et ses hommes n’avaient pas mangé de viande fraîche, et que pour ce faire .ils ne pouvaient espérer meilleure occasion que celle que IH bon Dieu luimême leur offre en dirigeant sur eux un chef aussi célèbre. A la suite de tant d’obséquiosités et de jérémiades, Mohamed Lamine fit cadeau, à son corps défendant, d’un chamelon à cet officier quémandeur et à sa troupe de miséreux.

    Là aussi, la dignité de l’officier a fait défaut, et c’est le génie tricheur et malin de l’homme Niantao qui a triomphé.

    LE SEL EXTRAIT PAR LES PRISONNIERS

    Nous savons que les prisonniers ont exploité des trous de sel et extrait plusieurs centaines de barres. Ce sel logiquement appartient au gouvernement, en partie, et aux détenus euxmêmes, selon le décret de création du Bagnemouroir de Taoudénit par le C.M.L.N. en 1969. De ce sel, Niantao seul disposera à sa guise. De nombreuses barres ont été embarquées à bord des véhicules militaires pour être acheminées à Tombouctou en son nom. Chaque véhicule venu en mission en a ramené plusieurs dizaines. A la fin de son séjour il a embarqué le maximum, qu’il vendra contre argent comptant, et pour son seul compte.

    Cela aussi s’appelle détournement de bien public.

     SES RAPPORTS AVEC LES DROITS COMMUNS

    Sur le plan de ses rapports particuliers avec certains détenus, notre lieutenant n’a pas toujours eu l’honnel,Jr sauf. En effet, la plupart des détenus de droit commun, le soupçonnaient avec insistance de fricoter avec Demba Cissé, un jeune sonrhaï dodu et mafflu. Il entretenait avec lui , disait-on, des rapports d’homo – sexualité. Vrai ou faux, je ne puis le jurer. Toutefois, il nous a été donné de constater que Demba a été affecté à la  cuisine, sans doute pour lui permettre de conserver ses rondeurs. Certains assuraient aussi qu’il était souvent invité à des séances de thé nocturnes qui se prolongeaient fort tardivement.

    Avec d’autres détenus encore, il entretenait des rapports de charlatanisme. Contre toute attente, il était très réceptif aux boniments de certains prisonniers qui prétendaient posséder des connaissances occultes. Cette crédulité le poussera du reste à des pratiques odieuses, telles des mutilations de cadavres de détenu, dont celui de Tiambel Sow. D’après ceux qui ont suivi ce problème en son temps, le lieutenant a eu besoin d’un gros orteil humain pour des fins sataniques. Celui de Tiambel Sow était tout indiqué; et le lieutenant ne s’en priva point. Des enquêtes dont nous n’avons pas pu suivre la suite, ont été menées à cet sujet par la gendarmerie de Tombouctou.

    Les mêmes charlatans lui recommandèrent aussi de faire un sacrifice de déception «jigi tigèsaraka» ou «jigi waaro saraka» . Pour cela il choisit notre groupe comme cible.

    Ce jour là, il nous trouva au chantier, et se frottant les mains nous dit : «anciens, aujourd’hui j’ai songé à vous sur le plan de la bouffe. Il y a longtemps que vous n’avez pas mangé de viande. C’est pourquoi j’ai fait préparer pour vous des têtes de moutons que vous trouverez prêtes à votre retour au camp». Nous voulûmes en savoir un peu plus sur ces fameuses têtes de moutons, mais le lieutenant était déjà parti avec les deux soldats qui l’accompagnaient, en nous souhaitant d’a’/ance bon appétit. Nous nous mîmes à analys’er’ les raisons de ce changement subit de comportement de notre tortionnaire. Certains dirent qu’il s’agissait d’une «niantaoyade» de plus, tandis que d’autres pensaient qu’étant donné notre état physique lamentable, et l’envie de viande qui nous tenaillait, il ne poussera pas le cynisme à ce point. D’autres encore ajoutèrent que l’officier qu’il est, n’était pas obligé de nous mentir. Mais Niantao n’était plus à un mensonge près. TOUjOUl3 est-il que c’est avec une grande impatience ql’d nous attendîmes la fin de la corvée. A la porte df notre cabane nous trouvâmes en effet un long plateau recouvert de serviette. C’était trop beau pour être vrai. Les soldats qui nous ont ramenés nous souhaitèrent bon appétit et s’en allèrent. Quelles ne furent notre surprise et notre déception lorsque le doyen Bakary Camara enleva la serviette. En fait de têtes de moutons nous découvrîmes un tas d’os aussi nus que des oeufs et dont les coins et les recoins avaient été soigneusement raclés par des connaisseurs. Ainsi encore une fois, Niantao s’était moqué de nous. Il ne s’agissait donc ni d’une crise de conscience, ni d’un accès de remords comme certains avaient eu tendance à le croire. Il faut dire que Niantao qui avait assez souvent négocié avec sa conscience, n’était plus accessible à ce genre de sentiments.

    A suivre….

     

    Pour toute information appelé le 75172417

     

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