Dans l’édition N° 09 d’Option, nous avons fait un récit du trajet Bamako-Diboli, dans le cadre d’un carnet de voyage sur l’axe Bamako-Dakar-Bamako. Notre objectif est de voir toutes les souffrances racontées par les usagers de ce tronçon. Souffrances dans les cars, aux mains des policiers, gendarmes et douaniers des deux côtés. La suite…
Il est 17 h 33 quand notre car de Gana Transport qui a quitté Bamako à 06h du matin arrive à Diboli, à la frontière du Sénégal. Le village est séparé de Kayes par environ 90 km. La route est bitumée et très belle. Un gendarme se met encore une fois à la sortie du car et contrôle les pièces d’identité. A la vue de la mention « journaliste » sur ma carte d’identité, il esquisse un sourire gêné et me la rend. La dame Fatoumata Diallo (celle qui a fui la Côte d’Ivoire avec ses quatre enfants) a encore des problèmes. J’entre dans le cagibi qui sert de poste de contrôle. Un adjudant de police touareg, visiblement averti de ma présence, n’apprécie pas. Il m’interpelle « Puis-je voir votre ordre de mission ? » Je ne suis pas en mission, je vais visiter la famille et les amis. Il est embarrassé et me demande encore « Pourquoi prenez-vous des notes, alors ? » Je lui demande à mon tour s’il y a une loi au Mali qui interdit la prise de notes. Il sourit rouge et hoche la tête. Le spectacle des forces publiques à Diboli est désolant : agents sales, tenues élimées, chemises et pantalons froissés, débrayés, marche avec des nu-pieds, la chemise ouverte sur des bedons vulgairement grossis, des cheveux souvent hirsutes. On se croirait au « grin » des ivrognes de Tienfala ! A quoi ressemble un bled comme Diboli ? Un autochtone malinké, grande gueule et grosse tête me répond : « Il y a tout ici. Tout ce que l’on cherche sur cette terre se trouve ici. » Son cousin Sarakolé qui l’a reconnu plaisante : « Moi, je vends de la tête de Maninka, y en a beaucoup et ça ne vaut pas grand-chose ! » Eclats de rire. Diboli est une ville de trafics, de magouilles et combines. L’adjudant Machin-Truc de la police malienne revient à l’assaut : « La dame voyage sans papiers, c’est pas normal ! » Oui, mon cher adjudant, elle a fui la Côte d’Ivoire et elle n’est donc pas une voyageuse normale. A part quelques crétins, tous les agents de la force publique rencontrés sur la route ont compris qu’une femme en détresse avec quatre enfants sur les bras mérite compassion. Visiblement, les cas humains ne sont pas enseignés à l’école de police de Bamako ou Diapaga. La dame Fatoumata Diallo n’aura plus de problèmes, une fois entrée au Sénégal.
17h 53. Pendant que je discute avec un Ghanéen qui m’avoue passer sa cinquième journée sur place pour « business » et détenir un (faux) passeport malien, je me rends compte que le car de Gana Transport est parti pour Kidira, me laissant en rade. Je pense d’abord à une plaisanterie. Mais non, le car est vraiment parti. Je me retrouve avec un passager sénégalais qui ne parle que wolof et un … apprenti oublié par le chauffeur. Alors, on caresse le macadam. Quatre kilomètres de marche, en slalom entre la centaine de « remorques », cars et voitures personnelles alignés. Le Sénégalais prononce sans arrêt des « Serigne Touba », profère des jurons et insulte. Nous tentons notre possible pour le calmer. Rien à faire. Le bonhomme n’aime ni marcher ni faire des exercices physiques ni suer surtout après avoir payé. Nous traversons le pont qui constitue la frontière Mali-Sénégal à pied sans qu’un chat ne nous inquiète ! Et nous arrivons à Kidira.
Je me pointe au bureau de douanes de Kidira où les douaniers sont aussi mal habillés que leurs collègues maliens. On se croirait dans un bazar tellement le désordre est insupportable. Je raconte au « commis » affalé dans son fauteuil que je n’ai rien à déclarer. En fait, les douaniers sénégalais salivaient déjà. Leurs indicateurs leur ont signalé la présence d’un jeune homme malien M.L. Traoré qui transporte environ 250 pièces de Bazin teint indigo et d’une autre dame qui a quatre malles d’habits. C’est le début de l’enfer ! M.L. Traoré doit sortir tous ses Bazin, les compter et les recompter, discuter, négocier, reprendre face à des douaniers qui bavent à l’idée des Cfa qu’ils allaient lui voler. C’était franchement dégoûtant ! La dame aux malles ne transporte finalement rien de valeureux à part quelques breloques. On lui demande de payer 20 000 Cfa. Elle n’a pas l’argent. Finalement, nous la laisserons à Kidira aux mains des douaniers sénégalais. Gana Transport lui a remboursé la différence puisqu’elle avait payé pour Dakar. M.L. Traoré paiera plus de 100 000 pour ses Bazin. Il est tenace et féroce le petit. Visiblement, les gabelous voulaient sa peau. Agé d’à peine 20 ans, il a tenu coriace son bout. C’était franchement pathétique de voir des passagers maliens bon teint se tenir du côté des douaniers sénégalais pour enfoncer leur compatriote. Des propos du genre « paie ce qu’ils veulent », « arrête de jouer les malins » ou « tu mérites qu’on t’emmerde » sont indignes mais sont bien sortis de la bouche de certains maliens. Une dame de Koulikoro s’est même improvisée experte auprès des Sénégalais pour perdre le jeune Traoré. « C’est du Malien tout craché, me jure le chauffeur, tu ne verras jamais les Sénégalais faire ça à un Sénégalais au Mali ».
Arrivés à 17h 33 à Kidira, nous ne quitterons la douane que quatre heures plus tard pour … la police des frontières du Sénégal. Je ne mange que du pain et des biscuits et boit de l’eau minérale. Trop peur de la diarrhée du voyageur et des “viandes bizarres”.
Les locaux de cette police des frontières et des étrangers sont en ville. Il faut laisser l’asphalte et trimballer le car dans les ruelles pour y arriver. Là, un adjudant sénégalais, la chemise déboutonnée et le ventre proéminent se met à la porte et saisit toutes les pièces d’identité. Nous sommes ensuite parqués comme du bétail (ou des malfaiteurs) dans la cour. Près d’une heure plus tard, on procède à l’appel. Les Sénégalais en premier et on leur remet leur pièce sans commentaires. Ensuite, ce sont les Maliens. Chaque malien doit payer 1000 F. Arrive mon tour, le policier me remet précipitamment ma carte sans prendre les 1000 F et cache l’argent pris aux autres. L’adjudant sénégalais me prend en aparté et explique : «Je vois que tu es journaliste et tu surveilles ce qui se passe ici. Nous ne faisons pas de discrimination entre Maliens et Sénégalais. Ce sont les policiers maliens qui ont commencé à prendre 1000 F avec les Sénégalais même ceux qui sont en règle. Nous appliquons la réciprocité. En fait, sur tout l’axe Kidira-Dakar, ce sont les Maliens qui ont commencé la corruption. Les convoyeurs des cars, au lieu de présenter des pièces valides et exiger le respect des lois, glissent 1000 F aux policiers et maintenant, c’est devenu général. Tout le monde se bat pour être muté sur l’axe. Et des policiers ivoiriens et burkinabé nous ont aussi dit que ce sont les Maliens qui sont coutumiers de ce genre de comportement de leur côté. Je ne dis pas que la corruption n’existe pas au Sénégal. Nous prenions de l’argent seulement avec ceux qui ne sont pas en règle ! » Voir…
Mon voisin, le Tamashek noir, est descendu à Kidira. Une Sénégalaise prend place à mes côtés et me lance : « Vous les Maliens, vous êtes franchement malheureux. On ne vous respecte pas à l’étranger et on ne vous respecte pas dans votre propre pays. Une fois que nous, nous entrons au Sénégal, nous sommes en paix ! » J’écoute attentivement les deux et ne bronche pas. Je veux voir la suite des événements.
Après une heure au poste de police, nous reprenons la route. Direction : Tambacounda, située
175 km plus loin. Tamba est la ville la plus malienne du Sénégal. Une grande partie de la population parle bambara et le groupe manding y est prédominant. Mais quand nous y arrivons après avoir traversé au maximum cinq villages, la nuit était trop avancée pour y déceler des traces d’animation.
Mercredi, le 23 juin 2010, 01h 42 du matin. Nous arrivons à Koumpentoum, à 100 km de Tamba, arrondissement du département de Koungeul. Le car s’immobilise au poste de douane. Un agent négligé émerge et braque sa torche sur le véhicule. La soute est ouverte sous ses ordres. Il prend en main les déclarations déjà remplies à Kidira et les quittances des marchandises dédouanées.
Probablement informé par téléphone, la seule chose qui l’intéresse est le stock de Bazin du jeune M.L. Traoré. Il vérifie ce qui est écrit sur les papiers et ordonne de tout rouvrir pour recompter. Simple procédure de routine avons-nous pensé. Mais, non ! Le petit douanier, avec un tout petit « v » sur l’épaule veut passer pour un boss et un tyran. « Foutez-moi tout ça à la brigade et que ça saute ! » ordonne-t-il à son subalterne en se présentant comme « chef de brigade ». Je lui fais remarquer que pour un porteur d’uniforme, son langage est vulgaire et dénote un manque flagrant d’éducation. Il bafouille quelques mots et entre dans son bureau. « Votre D.G., le colonel Armand Nanga que je connais bien, n’aime pas ce genre d’impolitesse » ai-je ajouté. Il me « vire » et tourne les talons. Je ne bluffe pas, j’ai envoyé une lettre de protestation.
De petits malins s’invitent dans la conversation et demandent au jeune de « donner quelque chose ». Nous crions « non » ensemble. Le petit chef m’invite dans son bureau et les Maliennes m’encouragent à le harceler. Il commence, dans un français d’école primaire, à m’expliquer la fraude douanière. Malheureusement, son niveau d’instruction rudimentaire le poussait sans arrêt à se contredire. Après deux heures de bras de fer, les douaniers sénégalais de Koumpentoum qu’on dit les plus féroces rapaces du Sénégal, craquent et acceptent les « papiers » de Kidira. Nous pouvons remonter.
Le jeune M.L. Traoré vide le contenu de ses trois sacs et compte. C’est exactement ce qui est écrit sur les feuilles de Kidira. Mais les deux petits douaniers de village, aidé par un troisième qui fait irruption, ne veulent rien savoir. « Ils ont compté deux pièces comme une, impossible, c’est de la fraude ! » Je lui pose deux questions : Pense-t-il que les officiers de Kidira qui ont compté sont des idiots et en vertu de quel article du Code douanier conteste-t-il les décisions de ses collègues ? Il ne répond pas. Sarcastique, je lui lance : « Le Code de la douane est trop complexe pour que quelqu’un de peu lettré le comprenne et les abus de pouvoir en brousse, ça ne marche pas toujours ! » J’ignore les raisons de mon intervention, peut-être l’écoeurement, la colère.
L’atmosphère est tendue entre le petit groupe que nous avons formé autour de M.L. et les douaniers. Le « chef » commet une erreur en disant à son assistant, en wolof : « Il faut qu’on arrive à lui piquer son affaire ! » Les douaniers s’acharnent donc pour un des deux motifs : soit voler à Traoré son stock ou lui soutirer de l’argent. Trop gourmand le petit, au moins dix personnes parmi nous comprennent très bien le wolof. Et je me charge de lui envoyer un « satiè » (voleur) à l’oreille.
Dans le car, les allées sont de plus en plus encombrées de déchets et la puanteur provoquée par les sudations abondantes envahit l’habitacle. Il nous faut du vent. Et la route Tamba-Kaolack sur laquelle nous roulons est une des meilleures d’Afrique. Aucun nid de poule, aucune bosse, comme du papier glacé.
Nous arrivons à Kaffrine, à environ 25 km de Kaolack. Un autre poste de douane, police et gendarmerie. Le petit manège recommence. Le douanier demande d’ouvrir toutes les valises. Mon tour arrive. Je lui fais une remarque qu’il avale de travers : « On devrait vous donner des gants pour les fouilles. J’ai des effets propres et bien rangés, Dieu seul sait d’où sortent vos mains et je vous prie de me laisser le soin de vider ma valise. Je ne veux pas de contact avec la saleté et les microbes. » Il abandonne la partie et farfouille ensuite dans les affaires d’une dame, touchant au passage les serviettes hygiéniques, slips et autres sous-vêtements. « Dieu fasse qu’il touche quelque chose qui le tuera un jour » s’amuse une dame sous les éclats de rire. Le douanier lève l’aisselle sous le nez d’une demoiselle qui crie « Astafourlah » avant de se boucher l’appendice. L’agent fait mine de n’avoir rien vu.
Les douaniers de Kaffrine disputent la rapacité à ceux de Koumpentoum. Eux aussi, après une heure d’acharnement sur le jeune M.L. Traoré n’auront pas un sou. J’interroge le douanier « Pourquoi fouiller à Kidira, Koumpentoum, Kaffrine ? Et ces histoires de libre circulation des biens et des marchandises et les milliards que nous coûtent les CEDEAO, UEMOA, etc. ? » Il me répond que je verrai au retour. Dans toute la sous -région, les douaniers, policiers et gendarmes maliens ont la réputation la plus salace. « Ils sont corrompus et irrécupérables, mon ami » jure-t-il. J’aurai le temps de vérifier, au retour. Pour le moment, cap sur Kaolack. Il est presque 06h du matin et ça fait exactement 24 h que nous sommes partis de Bamako, pour un trajet total de 1352 km
Une quinzaine de kilomètres et nous voilà encore à un poste douanier, entrée de Kaolack. L’agent de douane demande encore de « descendre les valises et sacs ». Mon Dieu, Dakar se trouve à près de 200 km ! Et les valises des Sénégalais ne sont jamais fouillées. Une simple palabre, une explication et le douanier part à la chasse du commerçant ou surtout de la commerçante malienne. Il demande au jeune M.L. Traoré de confirmer ce qui a été dit à Kidira, Koumpentoum et Kaffrine. Curieux que les noms de toutes ces « villes » y compris Kaolack commencent par « K ». Mon voisin, face à ma remarque, me parle de « Kafka ». Il a raison ! Une autre heure perdue au poste. Puis, nous arrivons enfin à Kaolack, à la gare de Gana du Nord. Le chauffeur m’explique qu’il y a encore des postes de contrôle à la sortie de Kaolack, à Mbour et Diamniadio, à l’entrée de Dakar. « Diamniadio, c’est le dernier enfer des Maliens ! » ajoute-t-il ? Ne vaut-il pas mieux arrêter ce cirque et permettre aux gens de passer à autre chose ? A quoi servent tous les textes votés et les lois ? Personne ne croit à l’intégration et les milliards s’envolent par les fenêtres dans des structures bureaucratiques.
Les passagers sont fatigués, éreintés, las. Les arrêts, fouilles et harcèlements se multiplient. Chaque petit chef fait de son mieux pour montrer son petit pouvoir. Cependant, nous aurons du baume au cœur en constatant au moins que les Sénégalais respectent leurs compatriotes et respectent l’autorité. Car, à Kaolack, un lieutenant de la police sénégalaise embarquera avec nous. Sur les presque
200 km que nous allons parcourir jusqu’à Dakar, aucun agent de la force publique n’est venu nous enquiquiner. A chacun de la dizaine de postes en route, le lieutenant de police, confortablement assis en avant, de se contenter de lever le bras et nous avions ordre de continuer. Le chauffeur me fait une confidence : « Ce que j’aime chez les Sénégalais, c’est qu’il y a encore du respect entre détenteurs de l’autorité publique. Je me souviens avoir pris une fois un colonel malien de Kayes à Bamako. Crois-le ou pas, de petits policiers sans galons prenaient nos cahiers et nous demandaient de l’argent. Vous ne verrez jamais des choses pareilles au Sénégal. »
Je me tourne vers une malienne d’un certain âge pour connaître ses états d’âmes après cette odyssée. Elle est fataliste : « Mon fils, j’ai fait le train pendant 20 ans et depuis 2002 je suis sur la route. Dieu sait que ces porteurs d’uniforme postés çà et là et leur famille vivent sur du haram. Tout ce qu’ils m’ont pris dans la vie, je demande à Dieu de leur demander compte demain. Ntè yafa abada ! Nous sommes des miskine et ils en profitent. Qu’ils profitent aujourd’hui et Allah nous rendra justice demain. Je ne peux pas laisser cette route, sinon comment vais-je survivre ? »
1352 km (selon l’odomètre du car) soit un maximum de 45 km par heure ! Nous sommes fatigués, épuisés. Mais au-delà de la fatigue physique, nous avons mesuré tout le mépris, le manque de considération de la part des porteurs d’uniforme envers le citoyen lambda. On a l’impression qu’une fois investis de l’autorité de l’Etat, ces hommes et femmes oublient ce qu’ils sont et d’où ils viennent : voler, harceler, racketter, humilier et faire souffrir de pauvres citoyens, ils se réveillent tous les matins en pensant ainsi. C’est leur plaisir quotidien. Et c’est triste pour deux peuples aussi imbriqués. Car, il faut le dire clairement, au niveau des peuples, les Maliens et les Sénégalais ont atteint un niveau de brassage et de tolérance rarement vu en Afrique. Des milliers de famille se sont intégrées au Mali et d’autres au Sénégal sans heurts. Malheureusement, la cupidité et la vénalité de certains individus risquent de tout détruire.
Il est midi quand le car de Gana Transport se gare derrière le stade de l’Amitié, la place que leur a octroyée le président Abdoulaye Wade pour calmer la grogne des syndicats sénégalais contre les transporteurs maliens. Nous avons passé exactement 30 heures sur la route pour parcourir
OPTION
Dans le prochain épisode, nous verrons que les Maliens qui reviennent du Sénégal sont encore plus abjectement traités par les douaniers maliens que les douaniers sénégalais. Pourquoi ? Parce que cela se passe dans leur propre pays, là où ils sont censés être respectés et en sécurité