Femmes traumatisées (6) : Les nuits de la mésentente

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    Bien des drames surgissent et s’aggravent du fait que la bonne parole n’a pas été dite au bon moment. Le plus souvent, ce sont les hommes qui se trouvent en faute.

    Je ne pourrai pas me rappeler le nombre de fois où des femmes m’ont dit que le manque de communication était le principal obstacle, qu’elles rencontraient dans leur vie de ménage. Lorsqu’elles parlent de manque de communication, mes interlocutrices n’évoquent pas ces situations où leur conjoint les boude ou les dédaigne. Elles ont à l’esprit le manque de franchise, l’absence de courage, le déficit de sincérité dont leur compagnon fait preuve. Il arrive à tous les ménages de traverser des passes difficiles. Dans ces cas là, il faut avoir la lucidité de s’asseoir et de faire le point. Une bonne vérité bien dite peut parfois neutraliser une crise. Mais combien d’hommes savent se plier à ce genre d’exercice ? D’habitude, quand les choses vont mal et que les torts sont de son côté, l’homme préfère se mettre en colère et il choisit alors la solution qui lui semble la plus virile. Il règle la situation à sa convenance et demande à sa compagne d’accepter le fait accompli. Mais il ignore la somme de souffrances et de frustrations que son arbitraire peut créer. Il croit avoir arrangé la situation au mieux, alors qu’en fait il a seulement créé des complications nouvelles. Très souvent, nous les hommes, nous ne savons même plus écouter celle qui partage notre vie. Toutes ces réflexions m’étaient venues à l’esprit, un soir que je conversais avec mon amie Mâh et un groupe de femmes venues lui rendre visite. Toutes abondèrent dans mon sens et quelques-unes dirent que pour la première fois de leur existence elles rencontraient un mâle capable d’admettre qu’il avait tort. Le commentaire n’était pas flatteur et je fis savoir à mes interlocutrices que je pouvais très facilement leur donner le nom d’une vingtaine de dames, qui s’étaient montrées très peu sincères avec leur époux ou leur compagnon. Un flot de protestations indignées accueillit ma proposition et Mâh qui sentait qu’un orage allait se déclencher proposa à son amie Kady de raconter une mésaventure qui lui était arrivée bien des années plus tôt avec un homme qu’elle aimait bien pourtant. « Inutile de revenir en détail sur mon premier mariage, commença Kady, et sur les raisons qui m’ont poussé au divorce. Mais sachez que je n’aimais pas mon mari qui m’avait été imposé par mes parents. Je le supportais néanmoins et même je commençais à l’aimer jusqu’au moment où il se mit à boire. Un jour je lui demandais pourquoi il faisait « ça » (sans l’accuser explicitement d’ivrognerie). Il me rabroua vertement en me disant primo : que je ne savais même pas de quoi je parlais, secundo : que même si je ne me trompais pas, il était libre de faire ce qu’il voulait. Il s’échauffa ainsi tout seul et je le laissais s’égosiller. En fait si je m’étais enquis de son vice, ce n’était pas par affection pour lui. Mais je ressentais par avance une grande humiliation rien qu’à l’idée que dans mon dos les gens se mettent à chuchoter que le mari de Kady s’était mis à l’alcool.

    Honneur terni. Cette nuit-là dans mon lit je pleurais en pensant à mon honneur terni par un homme qui me dégoûtait à présent. J’eus à ce moment précis la conviction que j’allais divorcer de cet homme, et c’est ce qui se réalisa un plus tard. Je sais qu’on raconte bien des choses sur les soi-disant prouesses sexuelles dont seraient capables les buveurs. Mais d’expérience (car mon second homme avait lui aussi le gosier en pente), je puis vous assurer que c’est une légende pure et simple. Rien que l’odeur dégagée par l’homme en état d’ébriété supprime tout élément excitant dans vos étreintes. Cette gêne, je ne la connus pas lors de premiers mois de ma liaison avec Cheick, un important businessman. Il était un amant plein d’attentions, je prenais beaucoup de plaisir à être avec lui. En outre il me comblait matériellement en me donnant tout ce que je demandais. Je fus cependant cruellement désillusionnée une nuit à Lomé, où nous nous trouvions logés dans la suite d’un palace. Cheick rentra complètement ivre et se mit aussitôt à me traiter de tous les noms. C’était la première fois qu’il s’adressait ainsi à moi et mon sang s’était glacé. Cheick ne s’arrêta pas à cette agression verbale. Il me tomba dessus avec brutalité et me fit l’amour en exigeant de moi des postures humiliantes. Il ne remarqua même pas que j’étais morte de colère, et que je me laissais faire passivement. Je quittai l’hôtel bien avant l’aube et allais m’installer ailleurs avant de prendre mon avion et de regagner Bamako. Deux semaines après cette nuit pénible, Penda, une de mes amies vint me trouver pour me narrer ce qui était arrivé à Cheick. Sa réussite financière, fondée sur des procédés pas très orthodoxes, avait fait des jaloux qui l’avaient dénoncé aux autorités portuaires. Les douaniers avaient donc saisi ses marchandises d’une valeur de trois cent millions environ. Assommé par ce coup du sort, mon amant se paya une bonne cuite avant de venir s’en prendre à moi. Je vais vous étonner, mais je repartis le lendemain pour Lomé où je parvins à débloquer la situation grâce à quelques relations que je m’étais faites au gré de mes voyages là-bas. Je devais bien cela à cet homme qui, sur le plan matériel, m’avait réellement gâtée. Cheick, tout honteux de son acte, s’entoura d’une délégation pour venir me remercier. Quand nous restâmes seuls, il voulut que la réconciliation se fasse dans le lit. Ce que je refusais catégoriquement. Il m’offrit une somme énorme dont le montant me laissa de glace. Pour moi Cheick était mort la nuit où il m’avait humiliée. » Kady s’arrêta un instant, le visage durci au souvenir des mauvais traitements qu’elle avait subis. Mâh en profita pour prendre l’assistance à témoin : « Qu’est-ce qui aurait coûté à Cheick de venir expliquer ses ennuis à sa maîtresse au lieu d’aller s’enivrer et venir passer sa déconvenue sur elle ? Je vais vous le dire : c’est son satané orgueil de mâle, sa fierté mal placée. Il ne concevait pas que lui le puissant businessman puisse aller s’épancher sur l’épaule d’une femme qu’il entretenait de surcroît. Son attitude n’est pas étonnante, elle est celle d’une majorité d’hommes. Dès qu’ils subviennent à vos besoins, ils vous traitent en femme-objet. Cheick, lui, en tout cas n’a rien perdu pour attendre et pendant deux ans il ne cessa d’envoyer des gens supplier son amante. Il divorça même pour lui montrer qu’il tenait à elle, mais Kady ne daigna jamais répondre aux envoyés. Elle préférait subir son époux plutôt que de revenir à un homme qui l’avait humiliée. A quelque chose malheur est bon puisque depuis cette déception, elle a trouvé l’équilibre que vous lui connaissez actuellement et qui lui permet de savoir ce qu’elle veut dans la vie. C’est mon amie et je sais que si son amant avait trouvé les mots juste pour exprimer son repentir, elle aurait craqué à un moment ou à un autre, tellement elle l’avait dans ses fibres intimes. Cheick avait été l’homme le plus prévenant qu’elle ait rencontré avant leur rupture, et cela il faut bien le lui concéder. »

    Insultes grossières. Mais Mâh était contre les moments d’attendrissement prolongés et comme elle voyait un léger voile de nostalgie envelopper le regard de Kady, elle passa illico presto au cas suivant qu’elle se chargea de raconter. « Le couple que formait Koro (une de nos amies de Ségou) avec son amant Adama n’était pas banal. Voilà deux personnes qui ressentaient une passion charnelle incroyable l’une pour l’autre. Ils ont vécu pendant trois ans comme des amants inséparables sans jamais se disputer. La chambre de Koro, meublée avec goût, était leur nid d’amour, mais elle servait aussi de « Grin » pour notre groupe. La conclusion logique de l’idylle ne pouvait être que le mariage et pourtant je le déconseillais à Koro. Certes, Adama avait déjà une épouse, mais ce n’était pas là, la raison principale du danger du mariage. J’étais convaincue (et je le suis toujours) que certaines situations de concubinage valent mieux que le mariage, surtout quand la liaison a duré entre deux personnes. Dans notre jargon populaire on dit « Kanu kadi ni furu yé » (L’idylle est préférable à l’union). Mais mon opinion fut vivement combattue par toutes mes autres amies. Adama et Koro se marièrent donc. Trois mois plus tard les premiers signes de mésentente nous parvinrent. Pourtant Koro avait la chance de ne pas vivre sous le même toit que sa coépouse. Mais elle se plaignait de ce que Adama lui consacrait trop peu de son temps. Ils ne se parlaient plus comme avant, et chaque fois qu’elle faisait une remarque son époux le prenait en mal. Le jour où elle lui demanda de l’accompagner dans sa famille pour saluer sa belle-sœur qui avait accouché, il s’échauffa à tel point qu’il termina par des insultes grossières. Le mariage ne tint pas au-delà de six mois et Koro effondrée revint me donner raison. Il lui était devenu pratiquement impossible de communiquer avec son mari. Elle mit d’abord cette volte-face au compte des soucis matériels de Adama. Puis elle pensa à une manœuvre de maraboutage de sa coépouse. Finalement elle comprit que de l’amant à l’époux, il y avait un gouffre dans le comportement. Autant le premier avait été agréable à vivre, autant le deuxième révélait des tendances autoritaires des plus déplaisantes. Que voulez-vous, dès que l’homme se met une femme à domicile, il se dispense du moindre effort pour la traiter en amie. Il met les rapports entre sa femme et lui sur le plan dominateur-dominé. Koro fut traumatisée par ce changement d’attitude au point de devenir frigide à force de se surveiller pour ne pas s’attirer la colère de son époux. Aujourd’hui elle est remariée et a eu des enfants, mais Adama a brisé pour toujours en elle un ressort. » L’auditoire approuva bruyamment la fin du récit. Je demandais à Mâh ce qu’elle avait proposé à Koro avant qu’elle ne se marie avec Adama. « Je lui avais conseillé de rompre en douceur avec lui et de se chercher un autre homme, surtout que les prétendants ne lui manquaient pas. Pour moi, le meilleur mari est celui avec lequel une femme a eu assez peu de relations sexuelles avant les noces. Or pour qui connaissait le rythme effréné qu’a maintenu trois longues années durant le couple Koro/Adama, il était impossible que leur union résiste aux vicissitudes de la vie en ménage. En effet l’homme fait toujours plus d’efforts en tant qu’amant qu’en tant que mari. Un jour viendra où il se demandera pourquoi il a épousé « cette femme-là ». Il se mettra alors à trouver à son épouse tous les défauts du monde, et inventera des motifs pour se quereller avec elle. Je vous donne le cas de mon cousin Issa, qui passa quatre longues années à surveiller sa fiancée Oumou qu’il savait vierge. A l’époque les deux jeunes gens passaient pour être inséparables et pourtant Dieu seul sait qu’Issa était un homme à femmes. Mais il éconduisit toutes ses conquêtes pour limiter son univers à Oumou. Deux ans après le mariage et la naissance du premier garçon, mon cousin semblait un homme rangé pour de bon. Je dois avouer que Oumou était une femme d’une qualité rare et que, chose étonnante, c’était elle qui apaisait les relations tumultueuses que son mari entretenait avec ses propres parents.

    Suspicion obsessionnelle. Un jour, un cousin de Oumou vint lui faire une commission de sa famille. Il avait pris soin de saluer Issa avant de se mettre de côté avec sa parente. Après son départ, Oumou eu d’ailleurs la délicatesse d’informer son époux sur ce qu’elle venait d’apprendre. Mais mon cousin se désintéressa ostensiblement de ce compte-rendu et à partir de ce jour il traita sa femme différemment. Pour lui, Oumou et son cousin étaient trop complices pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche. On eut beau lui expliquer, il restait sourd à la raison et s’enfonçait dans sa suspicion obsessionnelle. Alors commença une lente descente aux enfers pour la petite. Un an après, Issa prit une seconde épouse, Awa, et commença à imposer à Oumou le martyre de l’indifférence. Toute la famille était du côté de la première femme et le vieux lui-même demanda à Issa de loger la seconde épouse ailleurs que sous son toit. Mais l’opposition de la famille contribuait à raidir davantage la position de mon cousin. J’usais de mon côté de toute ma force de persuasion pour remonter le moral à ma belle-sœur. Un jour elle me confia qu’à force de subir les comportements et les commentaires désobligeants de son mari, elle ne ressentait plus rien pour Issa. Ni au lit, ni hors du lit. Pour elle celui qui avait été l’homme de sa vie était devenu un parfait étranger. Et comme elle avait cessé de l’aimer, elle voyait clairement ses défauts. Elle me révéla aussi qu’au bout d’une petite enquête, elle avait découvert la duplicité de Issa. La querelle qu’il avait soulevée à propos de son cousin n’avait été en fait qu’un prétexte, pour jouer au jaloux et légaliser ses relations cachées avec Awa. Il fréquentait cette dernière avant leur mariage et n’avait jamais entièrement rompu avec elle. Issa, lui, sentant la réprobation générale s’intensifier contre lui, jouait aux hommes fiers. Il affirmait partout que s’il avait épousé une seconde femme, c’était pour ramener à la raison Oumou devenue trop collante. Il jurait que lui Issa ne serait jamais un : « muso mogo » (un homme dominé par une femme) et il tenait à s’affirmer comme le chef de famille libre de ses décisions. Toutes ces vantardises étaient ridicules, et déconsidéraient un peu plus l’homme aux yeux de ceux qui l’estimaient encore. Avec Oumou la rupture devenait de plus en plus évidente. Lorsque Awa exigea de s’installer sous le même toit que la première épouse, Issa comprit que c’était lui qui avait été piégé par une femme qui voulait à tout prix se faire marier pour récupérer son homme et en imposer à sa « rivale ». Il se sépara d’elle, mais c’était trop tard et le mal était fait. Issa, après le divorce d’avec Awa, vécut pratiquement terré à la maison ne sachant plus très bien que faire pour reconquérir le « dinè » (la bonne humeur) de Oumou. Il avait beau prendre de bonnes résolutions, il est incapable d’exprimer la sincérité de son repentir. Oumou, de son côté, veut bien y mettre du sien. Mais elle non plus ne parvient pas à se libérer vraiment devant un homme qui l’a si profondément blessée. Pour moi il suffit d’une toute petite étincelle pour que leur couple reparte, mais je commence à trouver le temps long ». Kady n’était pas du même avis que Mâh. Elle connaissait bien le ménage. Elle savait Oumou très sensible, mais le mari était à ses yeux le parfait prototype de l’asocial doublé d’un prétentieux. A la place de Mâh, dit-elle, elle aurait suggéré à Oumou de demander le divorce et cela aurait suffi à faire prendre conscience à Issa que dans la vie à deux, la communication occupe une place essentielle. Pour Kady, Oumou aurait dû se comporter comme une autre de leurs connaissances, une nommée Dalla. Comme je ne cachai pas ma perplexité devant une histoire que je ne connaissais pas, Mâh en tant que « narratrice en chef » se fit un plaisir de me la raconter. « Pour être brève, commença-t-elle, Dalla est beaucoup plus jeune que nous. Son mari Yacou et elle s’étaient mariés contre le gré de leurs parents respectifs. Pendant cinq bonnes années, ils assumèrent courageusement leur choix, surtout grâce à la complicité profonde qui les liait. Le couple parvint même à une aisance matérielle qui retourna certains parents en sa faveur. Mais brutalement un jour tout sembla s’effondrer. La crise (il faut l’appeler ainsi) partit d’un fait mineur. Yacou reprocha à Dalla de s’être endettée pour assumer les charges du baptême d’un de ses neveux. La femme lui rétorqua qu’elle l’avait fait pour que le nom de son mari garde son prestige. Sèchement Yacou lui fit remarquer que le neveu se situait de son côté à elle. « De notre côté à tous les deux », insista Dalla, vexée de se voir rappelée ainsi au bon sens. Yacou, exaspéré par sa mauvaise foi, la gifla. La jeune femme alla pleurer dans sa chambre, et quand son mari la rejoignit, elle essuya ses larmes et lui demanda pardon à genoux, les mains derrière le dos. Il ne daigna même pas lui répondre. Il s’habilla, sortit et ne rentra qu’aux aurores. Dalla lui fit la remarque de sa longue absence qui l’avait, dit-elle, plongée dans l’angoisse. Yacou l’envoya paître sans ménagement et lui demanda de s’interdire de lui poser de pareilles questions à l’avenir. Dalla, qui sentait l’orage ne s’était pas calmé, se débrouilla pour payer sa dette dans les quarante-huit heures qui suivirent l’incident en prenant une avance de solde. Elle en informa Yacou en lui jurant que ce genre de choses ne se répéterait plus. Pour toute réponse elle reçut une paire de claques retentissantes. Cette fois elle ne versa pas de larmes. Le lendemain elle demanda à son époux si sa faute bien vite réparée valait un tel traitement. L’interrogation ralluma le brasier, l’atmosphère vira de nouveau aux coups et Dalla dut plier ses bagages sur l’injonction de son mari. Plutôt que de retourner chez elle, notre amie loua une maison et s’y installa. Yacou alla vite en besogne. Il demanda et obtint le divorce grâce à un de ses cousins magistrat qui accéléra la procédure. Deux mois plus tard, ceux qui avaient été étonnés du rythme auquel avait galopé la séparation découvrirent que Yacou s’était en fait détourné de sa femme sur un quiproquo. Le jour du baptême en question, il avait entendu en passant deux copines de Dalla parler d’une femme qui s’endettait constamment pour jouer à la grande dame. Il avait cru qu’il s’agissait de son épouse et quand Dalla eu toute innocence lui avoua qu’elle avait contracté une petite dette pour une circonstance exceptionnelle, il prit l’aveu pour la confirmation de ses soupçons. Dalla eut beau dire que c’était la première fois que cela lui arrivait, rien à faire. Pour Yacou, sa femme était une « nangaraba » (mélangeuse à forte tête) qui avait su bien cacher lui son jeu, et le dégoût qu’elle lui inspirait l’avait poussé à l’agresser physiquement. Yacou, quand je l’éclairai sur son erreur, fit des pieds et des mains avec mon aide pour récupérer son ex-femme. Mais celle-ci ne voulait plus revenir. Elle avait ressenti son divorce comme une humiliation que rien ne pourrait réparer. Elle haïssait son ex-époux de l’avoir « vidée » sans lui donner ne serait ce que la plus petite chance de s’expliquer. Elle le maudissait encore plus fort en se rappelant qu’à cause de lui elle avait rompu sans hésitation avec sa famille. Depuis deux ans, j’essaie de recoller les morceaux, mais comment trouver le ton juste devant la détresse de Dalla ? A chaque fois que je la presse, elle me pose une question à laquelle je ne peux pas répondre : est-ce que je voulais qu’elle meurt pour un homme qui n’a pas eu la patience de lui accorder seulement une ou deux minutes d’explication ? Je n’ai rien à opposer à cet argument. Effectivement rien ne me garantit que Yacou ne répétera pas son geste. En outre le courage avec lequel Dalla élève son enfant m’impressionne. Elle n’accepte d’aide de personne et elle est en train de retrouver son équilibre. Alors faut-il la remettre dans une situation qui peut à nouveau dégénérer ? La fierté de Dalla est telle qu’un nouveau mauvais coup la rendrait folle, ou l’amènerait au suicide. Mais je ne désespère pas, de faire renaître cette jeune femme de trente-quatre ans à la vie ». Un silence pesant avait accueilli la fin de la narration, et (fait rare) Mâh écrasa une larme avant de se retirer dans sa chambre et de revenir deux minutes plus tard. Personne n’avait osé rompre le silence pendant cette courte absence. Quand elle se réinstalla, Kady lui suggéra de terminer notre causerie par le cas d’une personne très connue dans la sphère bamakoise, BB. Une bonne partie du gratin de la capitale sait que son époux Mouké était un homme certes fortuné, mais d’un caractère réputé difficile, voire mesquin. Pour épouser B.B. qui était une « konkaransi muso » (femme très courtisée), il avait fait un effort pour dépasser sa vraie nature. Il savait que celle qu’il convoitait était une âme sensible. Aussi pour se placer, Mouké s’était plié en quatre, se montrant gentil, avenant, serviable. Il joua à l’homme désintéressé en débloquant certaines situations financières difficiles des parents ou proches de BB tout en disant aux bénéficiaires de ne pas ébruiter son geste. La campagne de séduction marcha fort bien et on poussa littéralement BB dans les bras de l’homme. Le mariage fit grand bruit et pendant deux mois on ne voyait pas Mouké la nuit sans sa femme. On aurait dit qu’il voulait l’exhiber partout pour afficher son triomphe.

    Toutes sortes d’affaires. Au fur et à mesure que la fortune de Mouké croissait, BB devenait de plus en plus discrète, mais elle gardait son influence sur son mari. Tout le monde savait que pour entrer dans les bonnes grâces de l’homme, il fallait d’abord bénéficier de la faveur de son épouse. BB avait fait de son salon une sorte d’officine dans laquelle se traitaient toutes sortes d’affaires. Un soir Mouké débarqua chez lui et trouva que son épouse avait reçu un membre influent de l’ancien parti unique venu plaider pour une dame qui ne tenait pas à ce que son nom apparaisse. Après le départ de « l’envoyé spécial », Mouké fit le reproche à son épouse d’avoir accueilli le VIP. BB lui rétorqua qu’elle aurait pu difficilement faire autrement, vu la position de l’individu. Son mari l’admit, mais il demanda à son épouse d’arrêter ce genre de rencontre, car lui tenait à garder sa fortune libre des jeux politiques. Mouké avait peut-être raison dans le fond, mais il sous-estimait l’influence des gens dont il voulait s’écarter. Son intransigeance lui attira les représailles immédiates des personnages bien placés, il se vit enlever un nombre important de gros marchés et ses affaires s’en ressentirent durement. C’était chaque soir un époux amer que BB s’efforçait de consoler du mieux qu’elle le pouvait. Voyant que Mouké était incapable de remonter seul la pente, elle prit l’initiative d’aller frapper à certaines portes pour aider son mari. La situation s’améliora. L’homme d’affaires s’en réjouit sans se douter de la part qu’avait prise sa femme dans le redressement de la conjoncture. BB garda de son côté le silence, le monde sait qu’une femme qui monte ainsi au créneau ne s’en vante pas auprès de son époux. Un jour, une âme bien intentionnée vint dire à Mouké que l’on avait vu sa femme quitter au volant de sa voiture le haut lieu politique de l’époque. Le businessman en conçut de l’amertume, mais il se garda d’en parler à BB. Il la fit filer et apprit ainsi qu’elle fréquentait les bureaux d’un officier supérieur connu pour sa tendance à tomber les épouses d’autrui. Pour Mouké l’affaire était jugée et au lieu d’une franche explication avec son épouse, il s’enferma dans un mutisme total. Devant cette froideur, B.B. s’alarma, mais ses questions rebondirent sur un mur de silence. L’atmosphère se dégrada lentement et un jour pour une peccadille, Mouké explosa. Sa femme abasourdie subit toutes sortes de grossièretés et s’entendit accuser d’infidélité. Elle fut profondément blessée par la méchanceté gratuite qu’elle percevait dans le ton d’un mari qui se croyait cocu. Elle ramassa le lendemain ses bagages et regagna le domicile de ses parents. Elle se contenta en partant de conseiller à Mouké de n’avoir aucun regret le jour où il apprendrait la vérité. Cette vérité éclata peu de temps après quand Mouké apprit par certaines indiscrétions que l’officier en question s’était plaint de n’avoir obtenu aucune faveur d’une femme à qui il avait accordé de grosses concessions. La vérité fut comme une brutale révélation pour Mouké. Il vint se jeter littéralement aux pieds de BB pour implorer son pardon. Elle, en femme de caractère, prit la précaution de le faire languir un mois, puis deux, avant de l’autoriser à lui refaire la cour. Les affaires de Mouké périclitaient, mais il s’en moquait. Pour BB, certaines situations avaient besoin d’une clarification définitive. Aussi décida-t-elle d’attendre que l’atmosphère se calme, et que son époux se fasse une idée précise sur son comportement afin qu’ils repartent de bon pied. Lorsqu’elle jugea le moment enfin venu, la révolution de Mars 91 était déjà vieille de cinq mois. BB exigea de Mouké de venir redemander sa main et tint à ce qu’on recélèbre leur mariage religieux avant qu’elle ne réintègre le domicile conjugal. Sa fermeté lui valut d’être célèbre, mais la blessure intime qu’elle portait en elle mit du temps à se cicatriser. Il y a seulement deux ans que la vraie normale est revenue et qu’elle a recommencé à aimer sans réserve son mari. Mouké avait été dompté depuis longtemps. Ses affaires étaient bien reparties, et il traitait sa femme avec une considération nouvelle, allant jusqu’à l’appeler “M’Bâ” comme le faisaient leurs deux enfants. BB m’a dit avoir eu de la chance, car après coup elle admet qu’elle n’aurait pas du cacher ses initiatives à Mouké, surtout après qu’elles aient abouti. Vous savez, j’ai eu pas mal de détails sur leur histoire car Mouké m’avait choisi comme ambassadrice pour plaider sa cause auprès de sa femme. Lorsqu’il reconquit celle-ci, il eut une réflexion politico-sentimentale originale. Il me dit que lui saluerait à jamais la chute de l’ancien régime. « Non pas parce qu’il était un partisan de la démocratie, mais parce que Mars 1991 avait éradiqué des hommes qui auraient pu compromettre son bonheur ». Il y a donc des situations où la Grande histoire des peuples donne la solution des petites histoires des couples. Il y a aussi des situations où l’homme reconnaît ses erreurs et au lieu de s’enfermer dans un orgueil imbécile, va vers sa femme. Ces cas ne font pas hélas légion, mais il était quand même réconfortant de refermer sur l’un d’eux notre série sur les femmes traumatisées.

    Fin

    TIÉMOGOBA

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