Femmes traumatisées (4) : Les nuits de la contrainte

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    Données en mariage très jeunes et sans leur consentement, elles voient souvent leur vie brisée avant d’avoir même commencé. Histoire de filles mariées malgré elles.

    On pourrait appeler cela les tragédies silencieuses dans le pays profond, là où les mariages de convenance abondent encore, nombre de femmes se retrouvent avec des époux qu’elles n’ont pas voulu et qu’elles n’aimeront peut-être jamais. Souvent elles sont données très jeunes en mariage et l’épreuve de la nuit de noces reste le traumatisme le plus durable de leur vie. Avec mon amie Mâh, je voudrai vous parler de ces jeunes rurales, victimes de l’arbitraire des familles et de la brutalité des époux. L’un de ces cas me fut présentée par Mâh. La dame s’appelait Koïra et la première fois que je la vis, j’eus beaucoup de peine à m’imaginer qu’elle soit une victime de pratique rétrograde. C’était une femme au visage fin, au sourire éclatant et à la silhouette longiligne et charmeuse. Elle avait tout de la citadine bien dans sa peau, mais un fond triste dans le regard et deux fines lignes de part et d’autre de ses lèvres trahissaient une amertume que le temps avait atténuée sans la faire disparaître. Mâh s’était aperçu de mon scepticisme et se lança aussitôt dans le récit de la destinée de son amie : “Koïra que tu vois là est venue du Sahel, d’une région où sont encore courantes les violences subies par les jeunes épouses dont l’âge et encore moins le physique ne préparent guère à une entrée au statut de femme. Les malheureuses en ressortent si traumatisées que généralement elles ne retrouvent plus leur équilibre sexuel et perdent pour toujours l’aptitude au plaisir. Pour se donner bonne conscience d’avoir pris pratiquement au berceau ces jeunes filles, les hommes de là-bas ont fabriqué leur vérité qui dit que : “pour éduquer et façonner sa future épouse à sa convenance, il faut la prendre très jeune afin de pouvoir mieux la modeler”. Koïra est passée par là et à onze ans à peine, la violence qu’elle a subie lors de sa première nuit de noce fut si insoutenable qu’elle en resta pendant longtemps au bord de la démence. Elle s’évanouit sous la brutalité et la vigueur des assauts de son futur époux qui était à vingt-trois ans un bel étalon plein d’énergie. Les vieilles guérisseuses du coin durent user de tout leur savoir cette nuit-là pour d’abord la ranimer et ensuite stopper l’hémorragie. Il fallut d’ailleurs veiller la petite fille les deux jours suivants pour la tranquilliser, parce qu’elle demeurait sujette à des brusques crises de nerfs. Les marabouts entrèrent à leur tour en scène et firent lire des versets du Coran, sensés ramener un peu de sérénité dans le jeune esprit perturbé. Quand tout sembla entrer dans l’ordre, on remit ensemble les deux époux. Koïra, mue par l’instinct de survie, lacéra à coups d’ongles, le corps de son tourmenteur, mais son acte ne troubla pas son entourage où on prit cette résistance pour une marque de caractère. Son mari neutralisa rapidement la dérisoire opposition et la maîtrisa pour en faire sa femme. L’annonce de l’événement faite le lendemain mit en joie la nombreuse troupe mobilisée pour le mariage.

    une sorte de quarantaine- L’hémorragie de Koïra s’était à nouveau déclenchée, mais elle ne fut pas abondante. Pendant que les tam-tams et les hommes de caste relayaient la bonne nouvelle, notre amie revigorée par un bain qu’on lui fit prendre aux alentours de midi, regagna sa place sous la moustiquaire. Son mari, à peine vêtu, dormait repu après le déjeuner copieux qu’on lui avait offert pour s’être comporté en homme. La haine aveugla alors Koïra en voyant son bourreau tranquillement assoupi. Elle empoigna donc le membre de l’homme et le mordit jusqu’au sang. Les hurlements de l’époux sonnèrent le signal d’une ruée générale et devant la gravité des faits, les familles tinrent longuement conciliabule avant d’aboutir à l’annulation pure et simple du mariage. Koïra se crut ainsi sauvée, mais le pire l’attendait. En plus de la meurtrissure subie dans sa chair elle fut soumise à une sorte de quarantaine. Pendant sept longues années, les candidats éventuels au mariage se défilaient sans demander leur reste dès qu’ils étaient mis au courant de son histoire. Cela ne gênait pas outre mesure l’adolescente, mais ses parents et en particulier sa mère souffraient cruellement des conséquences de son acte. Comme à leur tour ils ne rataient jamais une occasion de lui faire le reproche de les déshonorer, Koïra ne pouvait s’empêcher de culpabiliser. Au bout de la septième année, son ancien mari qui s’était exilé dans un pays voisin revint et tint à la reprendre. Koïra crut devenir folle en l’apprenant. Le traumatisme subi sept ans auparavant revenait à la surface, elle avait la nausée rien qu’à l’idée de revoir celui qui avait causé son malheur. Pourtant les familles se mirent d’accord en secret et reconstituèrent le couple. Koïra dut donc plier et subir. Physiquement elle était moins meurtrie qu’à sa première expérience, mais la hantise de se retrouver chaque fois dans le lit conjugal avec son mari finit par déclencher en elle des accès de violence qu’on ne tarda pas assimiler à la folie. Au bout de trois mois, les parents durent à leur grand dam interrompre encore une fois l’expérience matrimoniale. On envoya Koïra pendant près de deux ans en traitement dans un village lointain chez un grand marabout. A son retour tout semblait aller pour le mieux et pour qu’elle ne perde pas définitivement le peu d’équilibre recouvré, son oncle prit la décision de la faire partir dans la capitale chez un de ses cousins. Là Koïra s’épanouit, mais durant quinze longues années elle repoussa tous les prétendants qui finirent par répandre la rumeur selon laquelle la jeune femme vivait avec un djinn mâle particulièrement jaloux ! Ce ne fut qu’à sa trente-quatrième année que Koïra se décida à céder à un candidat d’une incroyable ténacité. Mais son passé ne l’avait pas entièrement lâché, puisqu’elle dut subir d’abord une petite intervention chirurgicale pour que son époux, d’abord impuissant à la “redéflorer”, consomme totalement l’union. Koïra, à quarante-cinq ans révolus, n’a jamais eu d’enfant et n’en aura probablement plus bien qu’elle en éprouve maintenant le besoin. Il est aisé de comprendre pourquoi. Deux viols particulièrement traumatisants, une opération chirurgicale humiliante, voilà résumée la triste destinée d’une femme sacrifiée à l’âge de dix ans”.

    LA PLUS BELLE ADOLESCENTE- Après avoir entendu ce récit, je compris pourquoi l’ombre de tristesse ne pouvait quitter les yeux de Koïra. Mais j’avais à peine le temps de m’apitoyer que déjà Mâh enchaînait sur le destin encore plus triste de Siyan, originaire de la 4è Région, d’un lieu où tout est fait pour magnifier le culte des jeunes adolescents qui entament leur vie d’homme. Cela vient sans doute de ce que, dans les temps anciens, ces jeunes se distinguaient souvent par leur témérité et leur bravoure dans les nombreuses guerres que la contrée a subie. La hiérarchie à l’intérieur des groupes d’adolescents s’établissait d’ailleurs selon la force physique de chacun et le meilleur, c’est-à-dire le plus vigoureux, avait le privilège de choisir avant les autres celle qui il voulait prendre pour épouse. “C’est ainsi, expliqua Mâh, que Siyan, qui était la plus belle adolescente du village, fut choisie à douze ans par un malabar de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, nommé Bouadian. Les exploits herculéens de ce jeune costaud de vingt et un hivernages lui avaient procuré une popularité dépassant largement les limites de la contrée. Cette popularité allait donner une grande audience aux noces qui étaient organisées de manière collective, comme il était de coutume pour les groupes de jeunes. Pendant toute la fête, Siyan fut au centre d’une multitude de conversations chuchotées. Les raisons étaient faciles à deviner : la première nuit des jeunes époux s’assimilait aussi à une épreuve de vigueur réalisée dans une position particulière dont je t’épargnerai la description. La performance était arbitrée par des juges choisis dans les classes d’âge supérieures. Siyan, étant toute jeune, en sortit forcément plus meurtrie que les autres. A l’annonce de la nouvelle de l’exploit de son époux, une longue clameur se propagea dans le village. Ce qui aviva encore plus les souffrances de Siyan. Elle avait beau pleurer toutes les larmes de son corps et crier à se décrocher la mâchoire, rien n’y fit. Elle y passa de la manière plus brutale. Le pire était que ses cris étaient accueillis par l’auditoire à l’écoute comme un hymne à la gloire de Bouadian. Dire que de telles méthodes avaient cours encore dans notre pays au début des années 60. Rien que d’y penser, on en frémit. Durant un mois, Siyan ne pouvait même pas marcher. Il s’était produit au niveau de sa ceinture pelvienne une espèce de déchirure musculaire qu’il fallut soigner à la traditionnelle de manière intensive pour qu’elle recouvre lentement l’usage de ses jambes. Dans certaines de nos communautés, un tel dommage physique ne serait pas arrivé, car on y fait pratiquer à la jeune fille des exercices de nature à rendre souples les muscles vaginaux. Siyan n’avait pas subi cet “entraînement” et elle traîna pendant longtemps les séquelles de l’assaut mené sans ménagement par son époux. Elle marchait pratiquement les jambes écartées jusqu’à sa quatrième maternité après laquelle son handicap devint moins perceptible. Aujourd’hui encore malgré ses treize maternités elle avoue que c’est toujours avec appréhension qu’elle subit ses rapports conjugaux. Certes la gloire ancienne de son mari et sa nombreuse progéniture lui attirent le respect de ses consœurs villageoises, mais depuis plus de trente ans qu’elle vit sa vie de ménage elle n’a jamais pu faire face avec sérénité aux sollicitations de son époux. Le souvenir de sa première nuit de noce est encore vivace dans son esprit”. Notre petit groupe observa un silence pesant avant que Koïra ne précise que les mésaventures de ce genre n’arrivaient pas seulement aux “broussardes”, mais aussi aux citadines comme sa nièce qui fut mariée de force au milieu des années 70. “La petite, raconta Koïra, avait quatorze ans à peine à l’époque et travaillait bien à l’école. Mais nos gens, doués pour le commerce, n’avaient cure des études. Pour eux, ma nièce, Ineïssa en savait suffisamment assez et devait impérativement être casée. Sachant qu’ils étaient pressés de placer la petite, je n’éprouvais aucun scrupule à faire traîner les choses, en espérant qu’entretemps Ineïssa décrocherait son DEF et s’épanouirait mieux physiquement. Hélas, je ne pus aller au-delà de juin 1974 et comme Ineïssa échoua à son examen, les choses se précipitèrent. Quand tout fut décidé, la petite était encore sous le choc de son échec scolaire. Aussi il est facile de comprendre que, mise au courant de ce qui l’attendait, elle s’enfuit carrément de la grande famille pour trouver refuge chez un ami de son père dans un autre quartier. Les parents allèrent l’y chercher pour la mettre pratiquement en chambre prénuptiale. Ce qu’on ignorait, c’était qu’elle n’avait pas mangé pendant les quatre jours qu’avait duré sa fugue. Pratiquer les rites prénuptiaux (konoboliso) sur une personne aussi affaiblie relevait de l’inhumain. Cependant une seule “den ba” (marraine de l’épouse) releva l’état de Ineïssa qui lui paraissait plus maigre que la normale. Les autres qui avaient hâte de conclure eurent vite fait de balayer sa réflexion, et de mettre la mauvaise mine de l’adolescente au compte du stress que vivent toutes les futures jeunes mariées.

    DES VA-ET-VIENT INCESSANTS- Les conséquences de cette précipitation se manifestèrent à l’entame de la première nuit de noce. Les assistantes firent à nouveau fi des signaux d’alarme. Ineïssa connut un premier évanouissement au crépuscule dans les toilettes où on lui faisait ses dernières ablutions de jeune fille, mais cela ne fit tiquer personne. La nuit, la fille, dont la virginité ne laissait place à aucun doute, tant elle paraissait sérieuse et bien éduquée, poussa des râles de mourante avant de s’évanouir pour de bon. Son époux se précipita hors de la chambre et donna l’alerte. Après de grands conciliabules et des va-et-vient incessants, on fit venir un médecin qui logeait dans le voisinage. Celui-ci recommanda qu’on la transporte d’urgence à l’hôpital. Il se dévoua même pour l’accompagner et aida à trouver du sang pour qu’on la place aussitôt sous perfusion. D’après lui, son pouls filait et il fallait le rattraper avant que l’irréparable se produise. L’hémorragie avait été en effet plus abondante que de coutume. Ce fut ainsi qu’elle fut sauvée. Mais elle avait eu la chance d’être une citadine et d’avoir un docteur logé non loin de sa chambre nuptiale. Une paysanne serait morte dans la même situation”. Koïra s’arrêta avec des larmes plein les yeux. Aucun d’entre nous n’osa demander ce qu’était devenue Ineïssa. Mais de toute vraisemblance, elle devait être restée dans les liens de ce mariage forcé. Mâh confirma qu’effectivement les petites rurales étaient des victimes beaucoup plus exposées. “Le premier cas dont je vais vous parler, dit-elle, est celui d’une bonne, Ténin, qui a travaillé dans ma famille paternelle. Elle était à l’époque de cinq ans mon aînée, mais je m’étais prise d’amitié pour elle au point que mes parents me la donnèrent comme une sorte de dame de compagnie. C’est elle qui m’aida à faire le “denba tiguiya” de mes deux premiers enfants. Pour moi elle représentait plus une grande sœur qu’une bonne à tout faire. A l’époque je croyais qu’elle avait échoué chez nous au terme d’une simple fugue, mais la réalité était différente. Son père était un devin assez réputé qui aida le mien dans la conduite de sa carrière. Ils se prirent d’amitié l’un pour l’autre avant que l’homme de sciences occultes ne meure. Depuis, mon père envoyait régulièrement de l’argent à son petit frère, qui assumait le rôle de chef de famille après avoir repris les deux épouses du défunt. Ténin, que son oncle avait pris en aversion, on ne sait d’ailleurs pourquoi, fut donnée à une cinquantenaire d’un village voisin. Elle avait alors à peine douze ans. Son futur mari avait déjà sept épouses et plus de trente enfants, selon ses dires. Une bonne moitié de la progéniture de son époux était d’ailleurs plus âgé qu’elle. Le jour de ses noces, il n’y eu ni tam-tam, ni balafon. Aucune réjouissance et quand on vint la chercher au crépuscule à vélo pour un voyage de dix kilomètres environ, elle eut l’impression d’aller à l’abattoir. On avait d’ailleurs réduit au strict minimum l’assistance, qui lui était apportée puisque une seule de ses tantes paternelles l’avait précédée chez son époux. En fait de mari, elle découvrit un féodal imbu de sa virilité. Un coup de fusil avait salué l’entrée de l’adolescente dans la vaste concession, au milieu de laquelle était construite la grande case du maître des lieux. Tous les membres de la famille avaient regagné presque à la hâte leur case, au moment où Ténin franchissait le seuil de la chambre nuptiale. Elle était littéralement paralysée par la peur.

    L’ANTRE DU FAUVE- On dut la pousser à aller trouver son futur époux déjà installé, tandis que sa tante restait assise dehors près du pas de la porte sur un escabeau après avoir tiré la porte. Pareille à une biche tombée dans l’antre d’un fauve. Ténin ferma les yeux et attendit son calvaire. Elle eut beau hurler personne ne vint à son secours. Tout ce dont elle se rappela après son immense douleur, c’est qu’on la débarbouillait dans les toilettes. Sa tante s’affairait aidée d’une autre vieille. Elles chuchotaient des mots inaudibles pour elle. La pauvre fille arrivait à peine à marcher tenue par les bras en pleine nuit par les deux femmes. On la réinstalla dans la chambre après avoir changé les couvre-tara. Son mari la reprit malgré une brève résistance. Une grande nausée tenailla ses entrailles pendant qu’elle ressentait comme des brûlures entre ses cuisses. Elle voulut crier, mais ce fut de la vomissure qui jaillit de sa bouche. Une fois encore les vieilles durent l’amener aux toilettes avant de la ramener sur une couche propre. L’homme revint à l’assaut et Ténin à bout de force perdit connaissance. Elle se réveilla au petit matin, voulut se lever, mais à peine eut-elle posé le pied sur le sol qu’elle s’écroula les bras en croix. Lorsque tout commença à mieux aller pour elle vers midi, elle n’eut qu’une idée, fuir au plus vite. Au coucher du soleil elle prétexta un besoin naturel, escalada un petit muret, puis un second et s’évanouit dans la nature. Une vieille femme la cacha quelques jours, l’aida à soigner une infection qui s’était déclarée et trouva un costaud qui l’amena à vélo au chef-lieu d’arrondissement. De là, elle gagna la capitale et vint se mettre sous la protection de mon père. Traumatisée par ce qu’elle a vécu, elle refusa pendant plusieurs années de se remarier et mon père eut la sagesse de la laisser maîtresse de son destin”. Mâh reprit son souffle, nous proposa des boissons fraîches avant d’entamer le second cas. “Le destin de Nana, originaire de la quatrième région, est un peu spécial puisqu’elle ne trouva un mari qu’une bonne dizaine d’années après le mariage de l’avant-dernière fille de leur groupe. En fait les prétendants se décourageaient dès qu’une mauvaise langue leur laissait entendre que Nana était une fille à “Téré” (porte malheur), non seulement à cause de la forme particulière de la plante de ses pieds, mais aussi parce que son cou semblait la tirer de l’avant. Ce fut presque à vingt-cinq ans qu’un voyageur la remarqua. Il faut avouer qu’elle avait une poitrine orgueilleuse et qu’elle était harmonieusement bâtie. Le nouveau prétendant n’eut cure des mises en garde. Quand il promis de revenir pour l’épouser, Nana ressentit un très grand soulagement. L’idée de s’être trouvée un époux suffisait à la rendre radieuse. L’homme tint parole. Il revint deux mois après avec la dot et demanda qu’on célèbre rapidement les fiançailles avant qu’il ne fasse un aller-retour pour les besoins de son commerce. Une année entière s’écoula sans qu’il revienne, et un beau jour Nana apprit qu’il était décédé des suites d’une longue maladie. Son univers s’écroulait, elle et sa mère durent se terrer à la maison pour éviter d’entendre les ragots. Quatre longues années passèrent et cette fois la chance sembla sourire pour de bon à Nana. Un jeune d’un village voisin, cultivateur saisonnier au Sénégal, épousa Nana contre l’avis de ses parents en se promettant de l’amener s’installer à Kaolack. Mais il se présenta une difficulté inattendue lors de la première nuit de noce. Le jeune homme malgré sa vigueur ne parvint pas à déflorer Nana. On mit cela au compte des mauvais esprits avant qu’un devin consulté en urgence ne donne la solution. L’épouse deviendrait femme, mais il fallait attendre que la troisième nuit quand il ferait pleine lune. Le jour fixé, au crépuscule tout le village informé scrutait déjà le ciel clair et suivait la course de l’astre nocturne. Les habitants ne dormirent que d’un œil cette nuit-là et quand un hurlement déchira le silence, ils se précipitèrent sur le pas de leur porte. Nana hurla encore au point que les quolibets chuchotés se muèrent en inquiétude. Le silence se réinstalla au bout d’une demi-heure. La nouvelle épouse était devenue femme, mais à quel prix ! Nana saigna une bonne partie de la nuit et passa toute la journée à dormir. Quand elle se réveilla au crépuscule, son apathie n’échappa à personne. Les vieilles durent la masser, lui faire boire des infusions chaudes pour qu’elle soit de nouveau d’attaque pour la nuit suivante. D’après sa belle-sœur qui me raconta l’histoire, elle vécut une seconde nuit plus mouvementée que celle de la veille et une troisième encore plus agitée que les deux précédentes. Quand elle sortit après la semaine nuptiale, Nana lui confia que le “kognoso” (chambre nuptiale) était pour elle la pire des épreuves pour une femme. La belle-sœur lui rétorqua que le premier accouchement serait encore plus éprouvant. Aujourd’hui elle s’en veut d’avoir dit cela à Nana qui n’a pas survécu à l’épreuve”. Mâh eut quelques scrupules pour raconter le troisième cas et elle nous expliqua franchement pourquoi. “Je dois vous avouer, soupira notre amie, qu’il m’est pénible d’évoquer cette aventure au regard de ma complicité dans l’affaire. Fanta est la première fille d’une de mes compagnes de commerce. A la fin des années 70 sa mère qui la voyait dériver dangereusement vers un milieu peu recommandable décida de la forcer au mariage. Fanta avait alors quinze ans (mais cela je l’ignorais) et elle s’était entichée d’un jeune drogué qu’elle suivait partout. Sa mère, Oumou, lasse de lui faire en vain la morale, me confia un jour sa décision de la donner en mariage au fils d’une de ses cousines. Le jeune homme, disait-elle, était amoureux de Fanta et, ce qui ne gâtait rien, il avait une bonne situation dans une société d’Etat.

    LES CRIS DE LA JEUNE VIERGE- Devant le désespoir apparent de Oumou, je me ralliais à sa cause et je me proposais même pour en parler avec sa fille afin de la préparer psychologiquement. Fanta, qui m’aimait bien, me facilita les choses. Elle venait d’être renvoyée de la 7è année qu’elle avait “triplé”, elle savait qu’elle avait beaucoup à se reprocher et après notre entretien, elle donna sa parole de respecter le désir de sa mère. Nous précipitâmes les choses et Oumou s’arrangea pour lui établir un nouvel acte de naissance qui lui donnait dix-huit ans révolus (cela aussi, je ne l’apprendrai que bien plus tard). J’étais animée de bonnes intentions et j’étais persuadée que nous œuvrions au mieux pour l’avenir de la fille. Puis les choses se gâtèrent subitement. A mon grand étonnement Fanta commença d’abord par se rebeller la veille du mariage, sans doute sous la pression de ses amis. Il fallut déployer un trésor d’arguments pour qu’elle mette en veilleuse sa tentative de rébellion. Le futur époux s’était montré prodigue, mais de cela Oumou ne m’en parla pas. Ce fut lors de la première nuit de noces que j’appris certains dessous d’un véritable marché de dupes. Primo, Fanta n’avait pas l’âge que je lui donnais (18 ans) ; secundo, elle était encore vierge alors que sa mère m’avait convaincue du contraire ; tertio, le futur mari pour couper court à toutes les hésitations avait offert à Oumou cinq millions pour qu’elle fasse du commerce. Les cris de la jeune vierge dans la chambre nuptiale éveillèrent mes soupçons et ce n’est que quand tout fut consommé que ma camarade me révéla toute la vérité. Cette nuit-là, je n’ai pas pu trouver le sommeil. Il me fallait libérer ma conscience. Le lendemain je vins trouver la petite dans sa chambre. Elle y était seule et s’effondra en larmes en larmes quand j’entrai. Elle m’expliqua bien des choses et m’avoua pour finir que c’était par respect pour moi qu’elle avait accepté ce mariage. J’étais catastrophée et je piquai une crise de nerfs. Ce furent mes hurlements qui rameutèrent cette fois la foule. On me transporta inconsciente à l’hôpital, puis chez moi. Pendant trois nuits je ne pus fermer l’œil. J’avais mauvaise conscience d’avoir conduit une mineure à faire ce que je voulais éviter à mes propres enfants. Je sais qu’une telle ignominie ne se répare pas, car je connais la souffrance morale et surtout physique de la première nuit. Voilà pourquoi j’usais plus tard de toutes mes astuces et de mon influence pour que le mari de Fanta paie au prix fort une virginité prise sans ménagement. Elle eut des bijoux, une voiture et deux terrains d’habitation en son nom en trois petites années seulement, avant que son mari ne se fasse pincer pour détournement de deniers publics. J’aidai sans aucune hésitation Fanta à obtenir le divorce et comme elle n’avait pas eu d’enfants, ils étaient quittes”. Mâh soupira. “Fanta, comme d’autres victimes dans son cas, s’en tira avec le traumatisme d’une nuit brutale. Je la protégeais comme je le pouvais et lui conseillais de ne plus donner place à un homme dans sa vie avant deux bonnes années, de bien vérifier ses sentiments et surtout de ne pas se remarier avec un homme dont elle serait éperdument amoureuse”. Le conseil était des plus bizarres et me fit sursauter. Ma réaction de surprise amena un sourire cynique de mon amie qui me donna cette prosaïque explication. “Je ne tenais pas à ce qu’après avoir souffert auprès d’un homme qu’elle n’aimait pas du tout, elle souffre auprès d’un homme qu’elle aimerait trop. Tu sais que dans un couple lorsque les rapports d’amour sont déséquilibrés en faveur du mari, c’est la femme qui paie toujours très cher son excès de tendresse”. Je voulus protester. Mais Mâh m’assura qu’elle pourrait me le démontrer.

    (à suivre)

    TIÉMOGOBA

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