Quand un mari opte pour le triplé, il y a obligatoirement deux femmes qui s’entendent contre la dernière. Démonstration.
La tête sous le sable – Karim renonça donc à faire partir sa femme. Mais il se dit incapable de rester auprès d’une telle criminelle et déménagea avec armes et bagages chez sa seconde épouse. Comme cette dernière ne pouvait toujours pas lui donner d’enfants, il décida de prendre une troisième femme malgré les conseils de ses amis les plus prudents. Il avait écouté l’avis d’un polygame endurci qui lui avait assuré : “Si vos deux épouses n’arrivent pas à s’entendre, prenez une troisième. Vous verrez que cela réduira les problèmes”. Cette théorie a ses très chauds partisans et nos lecteurs ne l’entendent certainement pas pour la première fois. Pour les tenants de l’escalade matrimoniale, celle-ci est assez facile à défendre. Ces braves hommes vous expliquent que, confronté à deux épouses, vous avez en face de vous des protagonistes défendant chacune obstinément son point de vue et vous obligeant à faire constamment le juge de paix entre elles. Ces théoriciens du « mariage à trois » vous assurent que si vos femmes se retrouvent à trois, il s’instaure entre elles un jeu d’alliances qui amoindrit les frictions entre vous et elles. Il y aura toujours, affirment ces maîtres tacticiens, deux dames qui se mettront d’accord pour neutraliser la troisième. Tous les cas de figure sont imaginables, mais l’expérience montre que deux d’entre ceux-ci sont les plus en usage. Généralement les deux premières se coaliseront contre la dernière, ou la première prendra la dernière sous sa protection et elles se mettront ensemble face à la seconde. Rarement on assistera à un rapprochement entre l’épouse “intermédiaire” et la dernière venue. Mais en quoi les alliances réduisent-elles les tensions ? Là, les partisans de la formule triplée bafouillent carrément et cessent d’être convaincants. Car en fait le foyer à trois épouses est bien plus difficile à tenir, que le foyer à deux et ceux qui se sont lancés dans cette aventure en font chaque jour, la difficile expérience. En fait, celui qui a ajouté une troisième femme aux deux déjà installées est un homme ayant choisi la fuite en avant et qui préfère se mettre la tête sous le sable en se répétant, à lui-même, qu’il a eu raison de faire un tel choix. Ainsi se présentait Dianguina. Et pourtant il y a six ans, il était parmi ceux qui critiquaient Karim. Il lui reprochait d’avoir pris prétexte de la mésentente chronique installée entre ses deux épouses N.K. et Ata pour demander la main de Wassa. Une fille d’à peine dix-sept ans. Avant même que celle-ci n’arrive dans son futur foyer, certains des proches de sa famille manifestèrent leur opposition à ce mariage. L’argumentation principale de leurs réticences se fondait sur la jeunesse de la nouvelle mariée. Ils doutaient que cette jeune fille complètement inexpérimentée puisse soutenir le “sinaya” (guérilla permanente entre coépouses) qu’allaient lui imposer N.K. et Ata. L’âge même de ses “aînées”, plus vieilles qu’elle respectivement de treize et dix ans, militait en sa défaveur, puisque cet écart supposait une expérience supérieure que tous (même les plus favorables à la jeune fille) reconnaissaient. Dans ce concert d’inquiétudes, une seule femme gardait la tête froide. C’était la grand-mère de Wassa. Elle expliqua tranquillement à a petite-fille qu’aujourd’hui il n’y avait pas de ménage à deux – et a fortiori à trois – sans batailles. Donc, à chacune de s’organiser pour ne pas se laisser impressionner par ses rivales. La vieille n’était pas du tout impressionnée par l’expérience des grandes sœurs. Pour elle, il fallait accepter la bagarre, car Wassa avait la chance de trouver en Karim un excellent époux dont la gentillesse était admise par toute la famille. Et ce genre d’homme ne courait pas les rues. “La meilleure arme de Wassa contre ses coépouses sera son mari”, conclut la grand-mère. Cette prise de position décidée de l’ancêtre balaya les dernières hésitations. Toute la famille de la jeune fille se rallia à l’opinion qui disait que : « si c’est au pied du mur qu’on juge le bon maçon », la bonne épouse se reconnaîtrait par sa manière de tenir son ménage et là, l’âge n’était absolument pas prépondérant.
“Entre nous, femmes” – L’avenir donna raison aux optimistes. Les premiers mois du mariage de Wassa, au cours desquels le dépit impuissant de N.K. et Ata ne passa pas inaperçu, se déroulèrent sans heurts. Ce fut quand la jeune fille tomba en état de grossesse que les hostilités se déclenchèrent. N.K. qui n’avait pas eu d’enfants après huit ans de mariage bondit hors de sa tanière. Elle prit prétexte des linges étalés au séchoir par sa nouvelle coépouse pour déclencher un raffut terrible en disant que la dernière occupante ne laissait plus de place à la lessive des autres. La petite ne se laissa pas faire. Excédée, elle répliqua sans ciller qu’elle gênait peut-être sa grande sœur pour étaler ses vêtements. Mais que dans tous les cas, ce n’était pas elle qui avait empêché quiconque d’avoir un enfant. Et comme leur mari à toutes deux avait démontré qu’il était encore capable d’ensemencer, il faudrait peut-être que le vrai responsable se pose les bonnes questions. Calmement expédiée, son argumentation fut comme un coup de fusil, qui étala pour le compte la furie de l’autre. N.K. alla s’enfermer dans sa chambre, résolue à en parler avec Karim qui devait passer la nuit chez elle. Les voisins qui avaient assisté à l’accrochage racontèrent le lendemain que N.K., dans son apostrophe contre sa coépouse avait dépassé les bornes en proférant des injures d’une grossièreté rarement atteinte. Tout y était passé, Wassa avait été traitée de “petite catin” et de “roulure des bilakoro”. N.K. avait été intarissable pendant près d’une heure et cela en dépit des appels, à la pondération, faits par ceux qui s’interposaient. On eut dit que la foule de plus en plus nombreuse l’excitait et la poussait encore plus loin dans la grossièreté. Comme deux phases de Wassa avaient suffi pour la faire taire, ce fut tout juste si les badauds n’applaudirent pas. Quand Karim rentra le soir du chantier où il travaillait, on dressa l’oreille dans le voisinage, croyant à une reprise des hostilités. Le calme plat intrigua ceux qui attendaient le scandale. Mais le lendemain ils eurent un début de réponse, ou tout du moins ils supputèrent sur la conclusion de ce qui avait pu se passer la nuit passée entre l’époux et sa seconde femme. En voyant que N.K. s’était habillée avec une élégance particulière pour aller au travail, Wassa fit, comme à mi-voix mais de manière assez forte pour que tous puissent l’entendre, ce commentaire venimeux : “La roulure se désigne d’elle-même par ses balancements de hanches”. Sa coépouse ne pipa mot. Alors le mari, qui assistait à la scène, voulut imposer sa loi. Il dit à Wassa qu’elle ne devait pas s’autoriser de telles réflexions sur sa « grande sœur ». « Je ne fais ces réflexions qu’à l’endroit de quelqu’un qui ne se respecte pas, répliqua Wassa. La nuit que ta femme t’a procurée a dû embrumer ton cerveau pour que tu prennes partie pour elle après les injures qu’elle m’a lancées. Laisse-nous, de grâce, régler ce différend entre nous ». Jouant les maris outragés, furieux d’être apostrophé ainsi en public, Karim voulut foncer sur sa “petite femme”. Mais Ata, jusque-là restée à l’écart, le retint en lui disant : « Elle a raison, ne te mêle pas de ça ». Le jeu d’alliance devenait clair désormais pour tout le monde. Wassa était soutenue par la première épouse. Alors commença une descente aux enfers pour N.K. Au moindre prétexte, la nouvelle coalition l’attaquait. Celle-ci voulait démontrer à l’époux que “l’intellectuelle” était plus ordurière qu’elle ne le laissait apparaître et qu’elle avait un comportement à couvrir de honte un mari bien éduqué. Les événements vinrent ajouter de l’eau au moulin des alliées le jour où Karim, qui était dans le voisinage de sa maison entendit des éclats de voix de sa deuxième femme. Il fut très surpris, car il ne croyait pas N.K. capable de proférer de telles insanités. Juste au moment où il entrait dans la concession, il fut touché par un commentaire qui lui fit l’effet d’une balle au milieu du front. En effet N.K., qui ne l’avait pas vu venir, s’était lancée dans une longue et virulente tirade où elle accusait son mari d’être “un homme soumis et guidé par ses impulsions sexuelles”. Elle ajouta que “l’objet pour lequel elles étaient toutes dans cette maison ne pouvait certes pas parler, mais savait où se trouvait le meilleur refuge pour lui”.
L’épouse “marabouteuse” – On eut dit que la terre se dérobait sous les pieds de l’homme, qui se voyait diminué ainsi au grand jour aux yeux de ses autres épouses. Comment un chef de famille pouvait-il se laisser traiter d’obsédé sexuel sans réagir ? La dignité de Karim en prit donc un coup et il répudia publiquement N.K. qu’il pria de quitter illico presto son toit. La coupable partie, Karim reconnut devant des amis plus tard qu’il ne savait pas que sa femme répudiée pouvait aller aussi loin dans l’escalade verbale. “Devant moi, elle n’élevait jamais la voix”, jura-t-il pour convaincre son entourage. Mais cette phrase était ambiguë. Ceux qui connaissaient l’homme sentaient qu’il regrettait déjà sa décision radicale. En effet dans son intonation, il y avait plus une amertume désolée que la ferme résolution de rester sur ses positions. L’homme avait sa deuxième épouse dans la peau et il ne pouvait pas se passer de leurs ébats passionnés. Deux mois après, les parents arrangèrent donc très facilement les choses et N.K. put réintégrer le foyer conjugal. Assurée de l’ascendant physique que sa nature généreuse lui assurait sur son mari, elle eut quand même la sagesse de se tenir tranquille pendant de longs mois. Elle évitait de s’énerver devant les provocations de l’une ou de l’autre coépouse tout en n’oubliant pas de traiter avec mépris les “deux ménagères” comme elle aimait à les appeler devant ses copines de bureau qui lui rendaient souvent visite. “L’intellectuelle” que prétendait être N.K. prenait ainsi de la hauteur. Mais sous cette réserve, elle continuait de bouillonner. Wassa avait accouché d’un garçon, le troisième de la famille et N.K. quelle que soit son influence sur son époux n’acceptait pas de gaieté de cœur d’être la seule stérile des trois femmes. Le vague-à-l’âme la poussait à se laisser conduire, par ses collègues de travail, chez toute sorte de marabouts et de devins des environs de la capitale et même plus loin. Son manège ne passait pas inaperçu et elle se fit rapidement une réputation d’épouse qui “maraboutait” consciencieusement son mari. Selon ses rivales, c’était par ses manœuvres auprès des spécialistes des sciences occultes que s’expliquait le penchant particulier de Karim à son égard. La coalition se résolut, elle aussi, à entreprendre des démarches de ce côté-ci pour conforter ses positions. Hasard des choses ou efficacité des féticheurs consultés ? En tous les cas, au moment où l’enfant de Wassa commença à marcher, un revirement à quatre-vingt dix degrés dans les préférences du mari s’opéra. Ce changement d’attitude n’était pas fortuit. La dernière épouse s’épanouissait physiquement à vue d’œil, concurrençant sur le plan des atouts N.K. sur laquelle elle avait en outre l’avantage de la jeunesse. Dans le même temps, Ata tombait enceinte de son troisième enfant. Karim visiblement était tout en joie quand Wassa était de nuitée. N.K. en conçut une profonde aigreur, elle qui se vantait d’être physiquement bien en chair et au goût de son mari. Comme elle n’avait plus ce monopole et que tout l’entourage s’accordait à reconnaître plus d’attraits à Wassa désormais, elle perdit à nouveau son self-control. Elle provoqua une violente dispute à propos du fils aîné de Ata et de fil en aiguille, elle finit par s’en prendre à ses deux coépouses en même temps. Froidement, Wassa, désormais assurée de son avantage, lui lança à la figure “C’est parce que tu as trop de fourmis là ou je pense que tu dérailles ainsi”. C’était là un véritable coup de canon qui atteignit parfaitement son objectif puisque ce jour-là pour la première fois N.K. craqua en public et pleura toutes les larmes de son corps. Surtout que Ata en profita pour ajouter méchamment que seule la conception pouvait fertiliser l’endroit en question pour l’empêcher de se dessécher. La défaite de la deuxième épouse se transforma en débâcle dans la soirée. Quand Karim revint à la maison, pour la première fois il donna raison à Wassa et trouva que N.K. était décidément “trop grossière”. Il ajouta qu’elle n’avait rien compris aux avertissements des anciens et que cela pouvait lui coûter cher. Ayant rendu sa sentence, l’époux alla d’un pas manifestement joyeux chez “sa petite femme” où il prenait ses quartiers ce jour-là. Le désaveu qu’elle avait subi publiquement agit sur N.K. comme un mauvais virus. Il se mit à ravager physiquement la seconde épouse. Celle-ci perdit encore plus de terrain au profit d’une Wassa de plus en plus rayonnante. “L’intellectuelle” rentra dans sa coquille et une relative accalmie s’installa dans la famille de Karim. Elle dure jusqu’à présent, car Ata et Wassa ont maintenu entre elles leur pacte de non agression, trop heureuses qu’elles étaient d’avoir réduit à néant leur rivale prétentieuse.
La volonté de régenter – Venons-en maintenant au cas de notre ami Dianguina. Dans notre « grin », c’était lui qui avait critiqué le plus férocement le manque de caractère de Karim face à ses épouses. Or, il venait lui aussi de prendre une troisième épouse. Y avait-il été poussé par la trêve survenue dans le foyer de son ami, personne ne le sait. Mais nous nous doutions que cet événement lui avait surtout servi d’alibi pour se justifier devant les autres membres du « grin ». En outre, Dianguina jura que la troisième femme lui avait été imposée, par la coépouse de sa mère qui l’avait élevé et à qui il ne pouvait rien refuser. Toutes ces explications s’avéraient très peu convaincantes. Nous étions unanimes à dire à notre ami qu’il avait tort de se lancer dans une telle aventure. D’autant plus qu’il n’avait même pas l’excuse d’une mésentente entre ses deux premières femmes, Saran et Kady que liait une complicité presque parfaite. Dans son ménage à trois femmes, il devint clair pour tout le monde que la paix ne régnerait plus après les noces. Saran et Kady étaient arrivées à un tel niveau d’entente que la nouvelle venue (de surcroît jeune veuve sans enfant) serait traitée inévitablement comme une intruse. Là, il n’y eut pas de round d’observation puisque qu’on avait à peine fini de déballer les affaires de Korotoumou, la nouvelle mariée, que l’atmosphère se pollua. Il faut reconnaître que ce fut la troisième épouse qui ouvrit les hostilités. La différence d’âge entre la nouvelle venue et les deux premières était infime, mais sûre de son charme physique Koro tenta d’entrée de jeu de régenter la famille. Cela commença par des ordres clairs donnés à haute voix aux deux domestiques de la maison, qui se trouvaient au service de toutes les femmes du ménage. Koro ne se contentait pas de donner des instructions. Au passage, elle critiquait la façon de faire la cuisine, de laver le linge et de tenir propre la cour. Tout cela ne pouvait pas ne pas être ressenti comme des reproches indirects formulés contre Saran et Kady. La première réagit un beau jour devant une agression plus directe. Elle se sentit insultée à travers le jugement porté par Koro. Celle-ci avait dit à l’une des servantes qu’elle ne pouvait pas lui en vouloir de ses piètres prestations puisque sa maîtresse lui avait mal appris à laver le linge. La troisième poussa même plus loin son commentaire en se disant qu’elle n’était pas surprise de cette carence de ses « grandes sœurs » puisqu’elle avait pu voir comment étaient entretenus les locaux de ces dernières. L’intention de blesser était trop flagrante et l’agression trop ouverte pour que Saran se taise. Elle répliqua en disant que ce ne serait pas “une ancienne traînée venue des camps militaires” (Koro était veuve d’un sous-officier) qui viendrait dicter ici sa loi. La propreté extérieure n’est que de la poudre aux yeux, poursuivit Saran. Il faut être propre de l’intérieur et sur ce plan cette famille l’avait toujours été, comme pouvait en témoigner le voisinage. La première épouse expliqua donc qu’elle n’entendait pas recevoir de leçons d’une “dévoreuse de maris”. Cette dernière remarque lancée avec la perfidie nécessaire, et qui faisait allusion directement à la condition de veuve de Korotoumou, atteignit sa cible car visiblement elle sembla refroidie. Cette mitraille verbale désarçonna Koro, qui ne se doutait pas que sa « grande sœur » puisse être aussi virulente et surtout aussi méchante. La nouvelle venue garda donc sur le coup un profil bas. Elle passa toute une nuit à réfléchir à la forme que devrait revêtir sa contre-offensive. Sa nature belliqueuse la poussa à revenir quelques temps après la charge. Visiblement elle avait en tête de passer de l’affrontement verbal au pugilat. Se ceignant la taille d’un foulard elle vint, le lendemain devant la porte de la chambre de Saran, pour lui demander de répéter ce qu’elle lui avait dit le jour d’auparavant. Mais Koro ne s’attendait certainement pas à la tournure qu’allaient prendre les événements. Avant qu’elle ne comprenne ce qui lui arrivait, ce fut Kady qui, jusque là avait gardé le silence et avait encaissé sans broncher les provocations qui la touchaient elle aussi, fondit sur sa petite sœur, la projeta à terre et lui flanqua une correction exemplaire. Rouée de coups par sa coépouse, Koro ne put se relever que quand les voisins vinrent s’interposer. Comme nous l’avions dit, c’était une incorrigible bagarreuse. Au lieu de se retirer dans sa chambre et attendre le retour de son époux, comme le lui conseillaient les vieilles personnes, elle se mit aussitôt à la recherche d’une arme. Elle se saisit d’un pilon et se précipita sur son adversaire. Mais, fort heureusement, une vigoureuse voisine s’interposa et lui retira l’objet. Les voisins purent faire revenir, à grande peine, le calme et mirent chacune des protagonistes dans son tort.
(à suivre)
TIÉMOGOBA