A Bamako, les autorités ont cédé à la crise foi de certains musulmans contre les bars clandestins. Et demain, les bars tout court ? (De Bamako) Dans une rue caillouteuse et mal éclairée traversée par des rigoles d’eaux usées, un discret lampion rouge annonce l’Hôtel Mandarin dans la nuit bamakoise. Un établissement presque caché, à l’image des quelque cent autres « bars chinois » de la capitale malienne où l’on vient boire de l’alcool ou louer une chambre avec sa copine, sa maîtresse ou une prostituée.
A l’intérieur la poignée d’habitués du soir sont assis dans une salle minuscule plongée dans la pénombre. On distingue à peine leurs visages et les sachets de gin qu’ils versent dans les verres de bières Une décoration chinoise pend au plafond à côté du ventilateur qui disperse les cendres des cigarettes jetées au sol. Du rap français couvre le son de la télévision placée derrière le comptoir. Une soirée comme une autre pour ces hommes à l’abri de l’opprobre qui menace les buveurs comme une pluie d’orage dans ce Mali laïc mais musulman à 90%.
Jusqu’au moment où une dizaine de personnes entrent silencieusement et se dirigent droit vers le comptoir sans saluer. Etrange groupe. Des hommes âgés en tenue religieuse, des hommes en uniforme militaire, d’autres en vêtements de ville, une ou deux femmes. Le gérant chinois sort de nulle part, inquiet, et leur présente ses autorisations. Ils repartent. Ce sont des représentants du Haut Conseil islamique (HCI), de la société civile, de la mairie, de l’Office du tourisme et de l’hôtellerie (Omatho) et des forces de sécurité.
Depuis le mois de mai, des délégations similaires effectuent des descentes inopinées dans les établissements hôteliers des six communes de la capitale à fin de contrôler leurs autorisations. Une tournée des bars sans lever le coude décidée au ministère de l’Administration territoriale après la crise de foi d’une communauté musulmane.
« On caresse les islamistes dans le sens du poil »
A l’origine de cette affaire : le Flamboyant. Un bar-hôtel ouvert en 1996 par un député malien dans un quartier de la commune V, au sud du fleuve Niger. Au début des années 2000, la communauté musulmane locale bâtit une mosquée sur un terrain proche. Dès lors les fidèles n’auront de cesse de se plaindre de la proximité de ce gênant voisin où l’on consomme alcool et femmes. Deux rapports de l’Omatho – qui délivre les agréments – ont conclu que la coexistence ne posait pas de problème.
« La mosquée est venue après l’hôtel et les deux édifices sont distants d’une centaine de mètres », indique Moussa Martin Tessougue, responsable du district de Bamako. Son jugement est délicat. Un décret de 2006 stipule bien qu’« aucun établissement de tourisme ne peut être établi à proximité des lieux de culte », mais aucune distance n’est précisée. « C’est à nous d’apprécier. »
Désavouée, cette communauté de quartier a pourtant obtenu du gouvernement l’organisation du recensement après avoir étendu sa lutte aux bars clandestins. « Le ministère de l’Administration territoriale n’a pas tenu le même langage de fermeté à leur égard que la mairie », rapporte un connaisseur du dossier qui regrette que l’on « caresse les islamistes dans le sens du poil » et que « l’intolérance religieuse s’affirme de plus en plus au Mali ».
« Les wahhabites veulent conquérir l’Etat »
Au-delà de ce combat légitime pour la fermeture des bars qui ne respectent pas la loi, un certain nombre de religieux rêvent tout haut de la disparition pure et simple des lieux de vente d’alcool. Imam d’une mosquée de la commune VI à la barbichette blanche et doux comme un agneau, Saloum Traoré n’en est pas moins vindicatif et sans nuance à l’égard de ceux qui boivent. « Ils ne respectent personne, abandonnent l’école et ne veulent pas travailler », assène-t-il. Il est « à 100% » avec les protestataires de la commune voisine.
De là à imaginer un raz-de-marée humain prohibitionniste, il y a un pas que Gilles Holder ne franchit pas. « On est plutôt sur un enjeu local », analyse le chercheur de l’Institut de recherche pour le développement de Bamako, » même si on constate un empiètement de plus en plus ponctuel du religieux sur les lieux publics ».
La question des bars est loin de faire l’unanimité entre les organisations religieuses musulmanes. « Il y a une compétition interne entre les sunnites réformés [wahhabites, ndlr] qui sont à la tête du HCI et les associations malékites qui prônent un islam modéré, moins arabisé », explique l’anthropologue.
« Ces derniers acceptent l’Etat tel qu’il est alors que les premiers veulent le conquérir. »
A la tête d’Ançar dine, qui n’est pas une conserverie de poissons mais un mouvement religieux populaire, Ousmane Madane Haïdara s’est prononcé contre la fermeture des bars en période de ramadan souhaitée par d’autres. Cette fronde anti-bars, bien que limitée, doit être mise en relation avec l’évolution de la consommation d’alcool au Mali.
Dans la rue, la pub pour la bière moque l’hypocrisie malienne
Dans la rue ou au cinéma les Bamakois n’échappent plus aux publicités pour les différentes marques de bières brassées par Les Brasseries du Mali (Bramali). Derrière des slogans plats tels que « Appréciée au Mali et partout dans le monde », les alcooliers semblent lancer aux Maliens :
« Ne faites pas les hypocrites, on sait que vous buvez ! »
Bramali a organisé en juin la Fête de la musique et sponsorise à tout va jusqu’aux compétitions de pétanque. « L’organisation d’événements progresse d’année en année », rapporte un responsable de Bramali qui tient à son anonymat. « La production augmente aussi », dit-il du bout des lèvres sans donner de chiffres.
« C’est un sujet délicat. »
Néanmoins, le Mali n’est pas l’Occident. « Il existe au Mali des interdits qui ne sont pas interdits pas la loi », sourit le responsable.
« Vous ne verrez jamais une fille dénudée en train de boire une bière sur nos publicités, et la télévision publique s’interdit de diffuser des publicités pour de l’alcool. Il y a autocensure. »
Même les buveurs sont contre la libéralisation de l’alcool
Dans cette société où la consommation d’alcool reste taboue, les bars chinois sont tout indiqués pour aller s’envoyer quelques blondes à l’abri des regards. Ils sont le plus souvent gérés par des Chinois pour le compte de propriétaires maliens. Des ouvriers, des instituteurs, de jeunes diplômés. « Il n’y a pas de profil type, explique Françoise Bourdarias. Les réseaux commerçant maliens étant particulièrement bien installés et influents, ces migrants ont cherché d’autres marchés et ont misé sur ce secteur inexploité ».
Au Mandarin le passage éclair de la délégation a délié les langues. « Mêmes les gens de la mosquée viennent ici ! » s’insurge un militaire à la retraite, client régulier selon qui « tu ne trouveras pas une famille où il n’y a pas un buveur ». Son voisin M.Kanté ne dit à personne qu’il boit « pour l’honneur de ma famille ». « Si on sait que tu bois, tu ne seras plus écouté et aucun père ne te donnera la main de sa fille », explique le militaire.
Aucun d’eux ne souhaite la libéralisation de la consommation d’alcool. Buveurs, ils n’en sont pas moins croyants, pratiquants et attachés aux traditions. M.Kanté veut simplement avoir le droit de se cacher dans « des lieux propres et dignes ».
Source: Rue89.c0m – Par Fabien Offner | Journaliste | 03/07/2011