Mars 1991 a été une surprise totale pour l’écrasante majorité de nos concitoyens quant aux capacités de mobilisation et d’action de la jeunesse malienne. Deux décennies d’embrigadement par le régime militaire n’avaient laissé d’autres espaces d’expression que les grins de thé et les associations de ressortissants en passant par les clubs cultures genre club Unesco. Le vent de la démocratisation verra naître l’AJDP, la JLD, l’ADIDE et l’AEEM dans le flot des associations démocratiques. Les choses iront dès lors très vite et l’on connaît la suite des événements et le rôle déterminant que joueront les jeunes (à travers l’AEEM surtout) dans le processus insurrectionnel qui abattra le régime de Moussa Traoré.
Mais quelle mouche avait-elle piqué cette jeunesse indolente pour qu’elle se réveille aussi brutalement en lionne ? La réponse est simple : en réalité, elle ne dormait que d’un œil, la jeunesse. Une profonde mutation s’était enclenchée depuis la fin des années 60, ressemblant à bien des égards aux phénomènes sociaux qui avaient été à l’origine de mai 68 en France. Cette mutation est en plein marche aujourd’hui encore et elle s’appuie essentiellement sur les éléments suivants :
La démographie : la population malienne s’élevait à 4 millions d’habitants dans les années 60. Dans les années 80, elle en comptait déjà le double et les prévisions démographiques sont formelles : dans 20 ans, nous passerons de 15 millions d’habitants aujourd’hui à 20 millions, à cause de notre taux de croissance naturelle de 3 % et de notre taux de fécondité qui est l’un des plus élevés de la planète. Les jeunes sont devenus de très loin la frange la plus importante de la population malienne, et les choses ne font que commencer.
L’effritement de nos valeurs sociétables :
les répercussions de la récession économique mondiale, l’exode massif consécutif aux grands cycles de la sécheresse, la libération de l’économie (avec l’apparition de la compétition entre citoyens), la monétisation croissante des rapports sociaux sous toutes leurs formes, se sont conjugués pour transformer la société de façon spectaculaire : la famille, la communauté, la collectivité ont peu à peu perdu de leur importance pour faire place à l’affirmation de l’individu, voire même à sa primauté sur le groupe.
L’acculturation croissante de notre société elle, est due non seulement à l’affaissement de nos propres valeurs, mais aussi à l’agression culturelle permanente à laquelle nous sommes confrontés de la part de pays riches et puissants qui ont les moyens de créer des modèles et de communiquer ces modèles aux autres.
Ces trois phénomènes ont conflué pour sécréter à bas bruit une nouvelle jeunesse malienne qui ressemble sous bien des aspects à celle de mai 68 en France :
c’est une jeunesse qui tente de se forger une identité propre, qui veut exister par elle-même, sans référence à la hiérarchie de l’âge. Plusieurs éléments témoignent de cette évolution, dont la méfiance, voire l’hostilité manifestée en maintes occasions à l’endroit de l’establishment gérontocratique.
C’est une jeunesse de consommation : (consommation culturelle (musicale, chorégraphique, vestimentaire, etc), consommation scolaire (le nombre des étudiants a été multiplié par 10 en moins de 25 ans). Cette consommation va entraîner d’une part une rupture avec l’existant culturel à cause de l’impréparation de la société et des pouvoirs publics et une pression accrue sur l’économie nationale, d’autre part, source de tensions sociales.
Mais, il y a aussi des différences de taille avec le mouvement français de 68 et c’est là que les choses se cassent davantage et deviennent plus difficiles à gérer :
C’est une jeunesse sans leader charismatique, sans penseur, sans idéologue. L’épopée de mars 91 a été gérée par certains leaders sur la base d’un mécontentement général contre l’UDPM et à partir d’un discours mobilisateur dont la crédibilité s’appuyait également sur ce mécontentement. Mais, en aucun moment l’on n’a pu définir un projet pour la jeunesse (dans sa globalité s’entend). Nous n’avons jamais eu de Daniel Cohn-Bendit ni de Rudy- le rouge.
C’est une jeunesse disparate, cloisonnée, où les revendications catégorielles prennent le pas sur toute autre considération. En aucun moment, la jeunesse scolaire n’a cru devoir prendre en compte les problèmes de la jeunesse rurale ou ouvrière. Sous cet aspect, l’on peut affirmer qu’il n’y a pas une jeunesse malienne, mais plusieurs jeunesses maliennes.
C’est enfin la jeunesse d’une société pauvre. Bien sûr, le baby boom des années 60 en France a entraîné elle aussi une pression démographique sur les structures universitaire. Mais l’Etat français avait quelques moyens pour faire face.
L’Université de Nanterre a été construite à la hâte, en préfabriqué, mais elle a été construite tout de même. En outre, la société française avait des modèles à proposer (c’était l’époque des Johnny, Sylvie et autres Richard Anthony) et de l’argent à faire dépenser par ses gosses.
C’est cette mutation silencieuse de la jeunesse malienne, ajoutée au fait qu’elle se soit roulée dans une société démunie, sur la défensive culturelle, qui a entraîné sa marginalisation par rapport au monde de ses aînés. Après le chanteur québécois Pierre Bertrand, nous disons qu’un monde se meurt, un autre émerge. Et pour la première fois dans notre histoire au Mali, les liens qui existent entre ces deux mondes sont des plus minces. Notre société pourra-t-elle, à temps se rendre à l’évidence et fortifier suffisamment ces liens pour que le Mali de demain ressemble encore à celui d’aujourd’hui par autre chose que la couleur de la peau et le plat de riz ?
Une telle gageure passe nécessairement par l’émergence d’une éducation de type nouveau.
La nouvelle école malienne : une mission de génération
Compte tenu des considérations ci-dessus étayées, c’est dans le recentrage global de l’évolution actuelle de la jeunesse malienne que se situe le remodelage de notre école.
Il ne s’agit plus d’embrigader cette jeunesse. L’époque même ne s’y prête plus.
Ce serait un combat de Don Quichotte. Il ne s’agit pas de la condamner pour le fait qu’elle se soit donnée (avec notre complicité ou passivité) d’autres repères ou valeurs que ceux que nous voudrions lui laisser en héritage. Il ne s’agit pas non plus de la laisser dériver à vau-l’eau selon le sacro-saint principe de la permissivité et de l’auto-éducation qu’Alexander Neill a soutenu dans “Enfants libres de Summerhill”. Et, c’est là que toute la société (les jeunes y compris) est interpellée.
Véritablement, nous avons tous là une mission de génération que nous ne pouvons qu’assumer ou trahir. Une répartition des tâches s’impose à propos de laquelle nous proposons quelques suggestions :
Le rôle de la classe politique
D’emblée, nos propos vont à l’endroit des hommes politiques véritables (toutes tendances confondues) en excluant délibérément ceux qui dîneraient volontiers avec Lucifer lui-même pour peu que cela leur permette de glaner quelques voix de plus. Pouvoir et opposition doivent donc faire chorus pour gérer la question de la jeunesse et de l’école. Aucune considération partisane ne devrait en travers cela. Quels pourraient être les grands axes d’action ?
-Primo, s’informer sur les jeunes. Qui sont-ils aujourd’hui ? Que veulent-ils ? Où vont-ils ? Aucune étude sérieuse d’envergure nationale n’a été entreprise dans ce pays par les pouvoirs publics pour cerner la typologie de la jeunesse d’aujourd’hui.
Secundo, définir une véritable stratégie d’approche de la jeunesse : comment l’informer, comment la soigner, comment d’éduquer ? Quelles filières de formation ? Quels loisirs ?
Il est évident nombre de ces points sont fortement intriqués et font appel à une approche pluridisciplinaire. Par exemple, l’éducation implique la famille, la communauté, l’école, les médias, et dans le domaine médiatique, elle peut faire appel aussi bien à l’information qu’aux divertissements.
Tertio, quant au problème spécifique de l’école, l’on se doit, évidemment d’avancer sur l’élargissement de la base éducationnelle pour atteindre rapidement la masse critique d’alphabètes indispensables au décollage économique. Mais, l’on doit également cultiver l’excellence au plus haut point car la survie passera par une compétition impitoyable.
A titre d’exemple, le chirurgien cardio-vasculaire est rare au Mali ainsi que le neurochirurgien le chirurgien plasticien, le chirurgien infantile, le virologue digne de ce nom. Et pourtant certains soutiennent que nous sommes excellents ! Il est largement temps de dépasser ces auto-satisfecits de bas étage, d’explorer les filières les plus porteuses pour y envoyer nos jeunes les plus capables. C’est comme cela aussi que l’on peut bâtir une école, c’est-à-dire acquérir une capacité de conceptualisation et de discernement propre à soi.
Que peut la société civile ?
Les associations de tous genres doivent s’atteler au renforcement de la famille, du groupe, à la redéfinition de nos grands concepts culturels, en remodelage des mentalités.
A ce sujet, un effort important doit être entrepris pour que chaque famille élabore un véritable planning scolaire et universitaire pour ses enfants. Que l’épargne familiale ne soit plus mobilisée pour les seuls baptêmes et mariages (véritables dépenses de consommation), mais également pour une meilleure qualité de l’éducation des enfants (véritables dépenses d’investissement).
Si le Japon a réussi, c’est à ses matières grises qu’il le doit. Mais comment cette communauté scientifique japonaise a-t-elle émergé ? Grâce aux choix politiques d’une part, mais aussi aux sacrifices que les ménages japonais ont consenti pour financer les études de leurs enfants dans les universités les plus performantes.
Que dire enfin aux jeunes eux-mêmes ?
Que l’on ne peut jamais tricher avec le savoir. Maintenant moins que jamais. Ils seront aux commandes de l’Etat et de la société dans 10-15 ans. Et dans un monde de plus en plus impitoyable, aucune excuse ne leur sera accordée par les autres, en cas de carence. Il n’y aura aucune justification qui tienne. Il n’y aura que les performances qui compteront. Dans cette perspective, qu’ils sachent que chaque jour de perdu pour quelque raison que ce soit est gagné par les autres en termes d’acquisition du savoir. Qui fera le poids ? Les autres, assurément. Il n’est pas trop tard pour éviter un tel scénario-catastrophe. Mais peu s’en faut…
Une leçon tout de même à retenir par la jeunesse malienne : “la différence entre le politicien et l’homme d’Etat est la suivante : le premier pense aux prochaines élections, le second à la prochaine génération”.