Triomphale. Ce serait le qualificatif qui conviendrait le mieux au retour de l’Egypte au sein de l’Union africaine. Le président nouvellement élu, Abdel Fatah El-Sissi, a recueilli à deux reprises les applaudissements plus que chaleureux des participants sur ses prises de position. La première fois lorsqu’en évoquant le renversement de l’ancien président Morsi, il déclara que ce n’était pas le peuple qui avait rejoint l’armée, mais l’inverse et que cette intervention avait évité à son pays des soubresauts qui avaient notablement affaibli des Etats voisins. La seconde fois quand il souligna la nécessité de mener une lutte ferme et sans relâche contre le terrorisme qui menace de gangrener le continent. D’ailleurs, pour souligner l’implication de l’Egypte dans la résolution des crises africaines, El-Sissi annonça la participation de contingents de son armée à la MINUSMA et à la Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC) mise en place en 2013.
Les habitués des sommets de l’organisation panafricaine avaient d’excellentes raisons d’être séduits par l’attitude et les propos du nouveau Raïs. Tout d’abord, parce qu’au cours des dernières années, même si elle ne s’était jamais mise totalement en retrait des affaires africaines, l’Egypte manifestait une ardeur modérée à s’impliquer dans les grandes entreprises lancées. Elle était même allée jusqu’à adopter des positions paradoxales comme la condamnation par le président Morsi de l’intervention française au Mali. Ensuite, parce que le président El-Sissi a, sans complexe, abordé un questionnement qui tourne en boucle aussi bien au sein des élites politiques et intellectuelles du continent qu’au niveau du citoyen lambda. Cette interrogation est celle du prix à payer pour l’instauration de la démocratie et dans sa forme la plus récente, elle a été amenée principalement par la survenue de ce qui a été dénommé par une facilité journalistique « le printemps arabe ». Les événements se situant à cette période avaient été lors de leur déclenchement explicitement encouragés par la plupart des dirigeants du Nord qui avaient salué sans restriction le soulèvement des populations contre un autoritarisme devenu insupportable.
AVEC SCEPTICISME ET APPRÉHENSION. L’appréciation sommaire du phénomène occultait un fait essentiel, le flou de l’avenir que se donneraient ces pays, une fois la victoire des révoltés acquise. Deux caractéristiques partagées par les Etats concernés auraient dû pourtant nourrir une légitime inquiétude : la très relative implantation populaire des forces alternatives « libérales » que leur activisme dans les réseaux sociaux avait largement « surcotées » et la quasi absence d’expérience de gouvernement chez les organisations populistes appréciées des couches les plus modestes pour leur action sociale. En Egypte, les Frères musulmans, qui se pensaient pourtant préparés à gérer l’Etat, ont littéralement implosé lorsqu’ils ont été soumis à l’épreuve de l’exercice du pouvoir. En quelques mois, ils ont amené le pays au bord du précipice politique (en se focalisant sur l’accaparement des institutions) et économique (en se montrant impuissants à conquérir la confiance des partenaires et à imaginer la relance). De graves défaillances qui ont parfois atteint des dimensions catastrophiques se sont constatées chez les forces victorieuses en Libye et l’évolution de la situation intérieure s’y fait hors de tout contrôle. Seule la Tunisie, après avoir elle aussi traversé une séquence extrêmement inquiétante, a trouvé la capacité interne de réduire les contradictions libérées par la chute de Ben Ali et de revenir vers la normalité tout en restant dans l’incertitude sur le plan économique.
Il faut remarquer que le printemps arabe bien que né en Afrique n’a eu aucun effet de contagion sur le reste du continent. Sûrement parce que les populations subsahariennes sont revenues depuis longtemps aussi bien des promesses mirifiques prodiguées à l’époque du fameux vent d’Est que des miracles qu’était supposée apporter l’ouverture démocratique. Ces populations ont connu leur « printemps » à elles au tout début des années 1990 et, depuis, elles se sont délestées en chemin de bien des mirages. Car elles ont appris que les révolutions n’amenaient presque jamais le bouleversement recherché, mais préludaient infailliblement à une douloureuse mise à l’épreuve. C’est en surmontant victorieusement cette dernière qu’il était possible d’avancer. Forte donc d’une expérience vieille de vingt ans, l’écrasante majorité des Africains avaient donc suivi avec scepticisme et souvent avec appréhension ce qui avait été annoncé comme un changement radical et bienfaisant au Nord du continent.
A Malabo, lorsqu’il partageait avec les délégués du sommet l’expérience égyptienne, le président El-Sissi prêchait en fait des convertis. Sur notre continent en matière de démocratie, une nette préférence se dégage désormais pour l’évolution par opposition à l’aventure. Surtout que cette évolution a permis l’alternance dans plusieurs pays et qu’elle ne nuit pas à la vitalité du débat politique dans d’autres. A rebours (et nous sortons du cadre africain pour étayer la comparaison), les transformations financées à des hauteurs pharaoniques par les Etats occidentaux en Irak et en Afghanistan ont laissé dans le premier pays une élite politique sectaire et dont la survie est aujourd’hui menacée par une conquête djihadiste ; et dans le second, une totale incertitude quant à la capacité du futur pouvoir à tenir le pays sans l’appui des troupes d’intervention. C’est pourquoi la remise en ordre à laquelle continue de procéder le chef de l’Etat égyptien et qui prend parfois des raccourcis musclés ne s’attire pas la contestation de la majorité silencieuse attachée à un impératif premier, le retour à la normalité.
UNE AUDACIEUSE MANŒUVRE. L’engagement ferme du président El-Sissi contre le terrorisme a, lui aussi, été accepté à juste valeur. Car la menace déstabilise véritablement l’Afrique qui en perçoit la montée, en pressent le risque de contagion, mais recherche toujours la meilleure parade au fléau. L’ennemi paraît insaisissable, tant il change de visage et exploite tous les avantages que lui confère le caractère asymétrique de son affrontement avec l’Etat. Au Mali, les terroristes avaient subi des pertes importantes parce qu’ils avaient commis la triple erreur d’avoir procédé à une concentration inhabituellement forte de leurs troupes pour lancer un assaut décisif contre les villes du Sud ; d’avoir voulu défendre les positions que certains de leurs détachements détenaient à Gao et à Tombouctou ; et de n’avoir jamais imaginé que les troupes spéciales de Serval oseraient une audacieuse et épuisante manœuvre pour prendre à revers les positions de repli éparpillées dans l’Adrar des Ifoghas. Depuis, les Français n’ont jamais faibli dans la traque des djihadistes encore installés sur le territoire malien, ni dans la vigilance démontrée à l’égard de nouveaux éléments en provenance du Sud de la Libye.
Le schéma malien n’est donc pas susceptible d’être reproduit au Nigéria contre Boko Haram, ni au Kénya où les Chebabs ont entamé une campagne de représailles contre ce pays pour le punir de son intervention contre les bandes armées en Somalie. Dans le premier pays, il y a quelque chose de proprement traumatisant à constater l’impuissance de la première puissance économique africaine à contenir la nuisance d’une secte. Depuis un mois et demi, Boko Haram défie les autorités en alignant des initiatives toujours plus révoltantes, toujours plus sanglantes et constamment concentrées sur les populations civiles.
L’assistance en moyens de surveillance et en techniques d’investigation apportée par certains pays du Nord n’a produit aucun résultat et on n’imagine pas les Etats occidentaux s’engager au-delà des limites de leur coopération actuelle. Faut-il aux autorités nigérianes qui ont vérifié l’échec de la solution militaire, miser sur la négociation ? Mais alors comment s’assurer de la fiabilité d’un interlocuteur qui se trouve indéniablement en position de force et qui multipliera les exigences inexécutables sans forcément s’acquitter des engagements pris ? Aujourd’hui, l’impasse paraît totale au Nigéria et un réconfort relatif serait à chercher chez le Cameroun voisin où les forces de sécurité ont obtenu quelques résultats remarqués contre la secte dont elles contrarient les tentatives de se replier sur le territoire camerounais.
Pour sa part, le cas kényan illustre malheureusement toute la difficulté qu’aurait n’importe quel Etat du continent à neutraliser un ennemi venu importer une violence gratuite et dévastatrice. La question qui se poserait en toute logique serait en effet la suivante : quelles autorités africaines qui se verraient aujourd’hui déstabilisées par une telle menace seraient en mesure de faire mieux que le pouvoir kényan ? Aucune.
L’Afrique se voit dans l’obligation de réussir un apprentissage accéléré là où des nations mieux nanties ont atteint l’efficacité à travers une longue adaptation. La lutte contre le terrorisme a, en effet, été pour les pays industrialisés un investissement opiniâtre dans la quête des renseignements, dans l’échange d’informations, dans le remodelage de l’appareil sécuritaire et dans l’adaptation de l’arsenal judiciaire. Autant de démarches que l’Afrique entame à peine avec un inquiétant déficit de ressources humaines et un évident manque de moyens financiers.
SUR UNE UNANIMITÉ FACTICE. Un constat alarmant peut être aussi dressé en ce qui concerne le traitement des crises dont souffre le continent. On se rappelle que l’an passé, l’impossibilité objective pour l’Union africaine d’intervenir militairement au Mali avait ressuscité le dossier de la Force africaine en attente (FAA), entité susceptible de secourir les Etats africains en difficulté et dont la création est épisodiquement évoquée sans avoir cependant amené une prise de décision concrète. En attendant que le projet – très lourd – trouve un début d’exécution, la présidente de la Commission avait suggéré la mise en place de la CARIC avec la participation volontaire des pays désireux d’y envoyer un contingent.
Un délai très court avait été souhaité pour que la Capacité africaine devienne opérationnelle. Mais le dernier sommet de l’UA a dû se résoudre à dresser un constat de quasi immobilisme. Les pays volontaires se sont bien annoncés, mais la CARIC souffre toujours du désintérêt des Etats africains qui souhaitent ne mobiliser leurs ressources que dans le cadre d’une initiative sous-régionale. Comme celle mise en route à Malabo par la Communauté des Etats membres de la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC). Ou encore l’East africain stand-by force qui rassemblerait des éléments fournis par les gouvernements de l’Afrique de l’est.
Mais tant qu’il n’y aura pas une véritable doctrine unique sur la constitution d’une force africaine, les problèmes essentiels subsisteront dont celui du financement des opérations. Rappelons que la MISOM, mission de l’Union africaine en Somalie, est soutenue par des contributions extérieures au continent qui fournissent les 500 millions de dollars annuels nécessaires à son fonctionnement. L’Afrique adopte donc une posture ambiguë en ce qui concerne ses problèmes de sécurité. D’un côté, elle s’est défait progressivement de ce qui a longtemps constitué une de ses faiblesses majeures, la tendance à imaginer des solutions prétendument globales, reposant sur une unanimité factice et impossibles à mettre en œuvre.
De l’autre, l’approche pragmatique qu’elle s’efforce d’adopter encourage des solutions régionales proposant des solutions ponctuelles et parcellaires. Le risque de voir s’installer sur le continent une sécurisation à deux vitesses est donc réel. Ce n’est pas le constat le plus réconfortant qui puisse être fait au moment où les tensions s’aggravent, comme le confirment les attentats d’hier au Caire et les exactions de Boko Haram dimanche dernier. Nkosazana Dlamini-Zuma, la présidente de la Commission de l’UA, avait indiqué que la promotion de l’agriculture et de la sécurité en Afrique nécessitait qu’on fasse « taire les armes d’ici 2020 ». La question est de savoir s’il s’agit là d’une projection. Ou d’une adjuration.
G. DRABO