Pour la quatrième année consécutive dans la mise en œuvre de "L’initiative Riz" les campagnes se suivent et se ressemblent. Elles pèchent toutes par l’opacité qui entoure le dispositif mis en place dans la fourniture des engrais.
Lors de la toute première campagne de 2008-2009, sous le prétexte que celle-ci a été improvisée, et qu’il fallait donc parer au plus pressé, l’Etat, avec la bénédiction du président de la République lui-même, a offert un marché de gré à gré de plus de 12 milliards et demi de francs CFA à la société Toguna-Agro-industrie, flanquée d’une entité dénommée "Partenaires agricoles" dont peu de gens soupçonnaient l’existence jusque-là. Ce qui constitue une première violation flagrante par l’Etat lui-même de ses propres dispositions relatives à l’attribution des marchés publics.
Mieux ou plutôt pire, le même Etat a ouvert aux fournisseurs d’engrais ci-dessous cités une véritable tontine à ciel ouvert, en apportant sa caution à un pool bancaire local pour que les douze milliards six cents millions FCFA (pour être précis) du marché leur soient payés en espèces sonnantes et trébuchantes avant que la marchandise ne soit livrée. Ce qui représente une deuxième violation grave de la loi établie en la matière.
Résultat de la course : après les investigations menées par le Bureau du Vérificateur général (BVG) dont le rapport a été transmis à la justice par la Cellule d’Appui aux Structures de contrôle de l’Administration (CASCA) l’Etat se retrouve en contentieux judiciaire avec l’un de ces fournisseurs, Toguna-Agro-industrie SA, auquel il réclame un trop perçu d’environ 4 milliards FCFA.
Pas d’avis de manifestation d’intérêt
Pour la campagne 2009-2010, il n’y a pas eu lieu d’improviser. Devant le succès mitigé de la précédente (la production rizicole a augmenté en dépit des errements de gestion financière) le gouvernement Modibo Sidibé s’est vu instruire par le président de la République de remettre ça. En lieu et place du gré à gré de la campagne 2008-2009, le marché a été ouvert à tous "les opérateurs économiques fournisseurs d’engrais ".
Toutefois, première curiosité, aucun avis de manifestation d’intérêt n’est diffusé par voie de presse. Un fournisseur nous explique : " Tout se passe dans la plus grande discrétion. Les gens sont contactés par les services du ministère de l’Agriculture en charge du dossier ou informés par le téléphone arabe, c’est-à-dire le bouche-à-oreille. Ils se déplacent alors auprès desdits services pour s’entendre dire, s’ils ont chance d’être écoutés, qu’ils doivent figurer sur une liste de prestataires, condition préalable à leur participation à l’exécution du marché".
On imagine alors les dérives qu’autorise une telle opacité. Tout est entrepris pour figurer sur la fameuse liste, surtout lorsqu’on sait qu’elle rapporte plusieurs milliards de nos francs. On assure que l’argent coule à flot sous la table, que des parcelles d’habitation sont distribuées, même qu’une villa de très haut standing est en train d’être construite dans une capitale régionale pour un responsable très haut placé.
C’est par simple courrier signé du secrétaire général pour le compte du ministre de l’Agriculture que l’opérateur postulant apprend que ses efforts corrupteurs ont été récompensés. Le même document l’informe des besoins d’engrais pour la campagne, de leur répartition entre les régions et le district de Bamako, des prix de cession des différents types d’engrais (DAP, Urée, NPK) des modalités de paiement, des points de dépôt.
Foire d’empoigne
Il n’y a donc ni appel d’offres ni contrat. La livraison se fait contre une caution technique livrée par le Directeur régional de l’Agriculture (DRA), l’Office du Niger, l’Office Riz ou la CMDT. En effet, selon la lettre circulaire n° 0721/MA-SG-DNA du 15 avril 2010 adressée par le ministre de l’Agriculture aux fournisseurs: "L’engrais subventionné est livré aux producteurs au vu de la caution technique en bonne et due forme délivrée par les agents d’appui conseil (des DRA, Offices et CMDT)". En l’absence d’une quelconque précision de quota, les fournisseurs retenus se livrent à une véritable foire d’empoigne, chacun cherchant à livrer le maximum de quantités. L’essentiel étant de recevoir une caution technique en bonne et due forme et de faire attester la livraison par le Directeur régional de l’Agriculture, conformément aux directives du ministre de l’Agriculture.
C’est sur cette base qu’après vérification des dossiers présentés par les différents fournisseurs, le Directeur des Finances et du Matériel (généralement appelé DAF) du ministère de l’Agriculture a saisi le Directeur Général du Budget, par lettre n° 0088/MA-DFM du 18 février 2011, pour lui demander de payer la subvention au titre de la campagne agricole 2010/2011 aux différents fournisseurs d’engrais qui ont participé à ladite campagne. Selon la lettre en question, il s’agit de la société Arc en ciel Sarl qui a droit à 483 268 980 F CFA, SOMADECO 358 473 294 F CFA et Gnoumani-Sa 3 434 065 251 F CFA. Il y avait, jointe à cette lettre de demande de paiement, les situations de la subvention d’engrais livrés ainsi que les pièces administratives et les factures y afférentes, conformément aux exigences de la gestion des finances publiques.
Opposition au mandatement du ministre des Finances
Suite à cela, par décision n° 11/MEF/DGB/SDEO/DEO du 29 mars 2011, le ministre de l’Economie et des finances a autorisé "le mandatement de la somme de quatre milliards sept cent cinq millions sept cent trente deux mille quatre cent neuf mille (4 705 732 449) FCFA destinée à la prise en charge de certaines factures relatives à la subvention des engrais et semences, campagne 2010-2011". La même décision précise que "le montant de la dépense imputable au Budget d’Etat 2011…sera mandaté aux noms des sociétés concernées". On ne peut être plus clair.
Mais, contre toute attente, l’ex-DAF du ministère de l’Agriculture se présente devant le Trésor public pour s’opposer au paiement des sommes dues à Gnoumani-SA. Prétexte avancé : certains montants inscrits au compte de Gnoumani-SA le seraient par erreur. Ils seraient dus, selon lui, à un commerçant dont il était flanqué ce jour-là. Naturellement, une fin de non-recevoir lui est poliment mais fermement opposée. Les cadres dû Trésor exigeant une réclamation écrite, c’est-à-dire une rectification de la décision de mandatement du ministre des Finances. Ce qui ne verra pas le jour car le DAF en question sera démis de ses fonctions, deux jours après, emporté par la vague de radiations de tous les DAF par le Conseil des ministres.
Guerre contre Gnoumani-SA
Mais ce qui devait être un simple contentieux entre Gnoumani-SA et un commerçant – s’il y en avait un réellement – se transformera en une véritable guerre contre Gnoumani-SA. Non seulement cette société ne sera pas payée par le Trésor public, mais elle sera finalement exclue de la présente campagne (2011-2012). En effet, le ministre de l’Agriculture est monté au créneau pour s’opposer au paiement des sommes dues à Gnoumani-SA, arguant que "de graves irrégularités ont été constatées dans le but de bénéficier au maximum du paiement de la subvention sur les engrais". Pour étayer cette thèse, il ajoute que: "314 cautions sont fictives (les bénéficiaires inscrits sur les cautions n’existent pas dans les villages cités, le fournisseur Gnoumani-Sa n’est même pas connu dans ces villages). La quantité portée sur ces cautions incriminées s’élève à 21 125 tonnes ".
Zones d’ombre
Mais alors qui a délivré les cautions qui ont motivé la livraison desdites quantités ? A notre avis, à ce jour, aucun agent ou cadre du ministère ou encore personne d’autre n’a été poursuivi pour faux et usage de faux. En plus, pourquoi la Direction Régionale de l’Agriculture concernée a-t-elle attesté le service fait si les cautions techniques ne provenaient pas de ses services ? Pourquoi aussi le DAF du ministère de l’Agriculture qui avait demandé le paiement des sommes dues à Gnoumani-SA n’avait pas remis en cause les montants, mais prétendait seulement que certains d’entre eux revenaient à un commerçant de la place ? Autant de zones d’ombre qui jettent le doute sur la bonne foi de ceux qui ont décidé d’abattre Gnoumani-SA. Peut-être ont-ils d’autres raisons inavouées.
A supposer que les livraisons effectuées par Gnoumani-SA soient tombées entre les mains d’un réseau de revendeurs en lieu et place des vrais bénéficiaires, la faute en reviendrait entièrement à ceux qui ont décidé de subordonner la fourniture d’engrais au simple vu d’une caution technique. En réalité, le système mis en place par le ministère de l’Agriculture est très léger. Il est évident, comme le disent si bien les juristes, que nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude.
Il y a eu des dysfonctionnements dans la fourniture d’engrais et il convient de les corriger, affirmait le Secrétaire général du ministère de l’Agriculture lors d’une récente rencontre avec les fournisseurs d’engrais, à l’orée du lancement de la campagne 2010-2011. Mais de corrections, il n’y en aura point. Pas d’appel d’offres, encore moins d’avis de manifestation d’intérêt. Le même scénario a été reconduit et la lettre circulaire du 31 mai 2011, qui rend publique la liste de fournisseurs retenus, est une pâle copie de celle de la campagne écoulée. Seuls changements notables qui devraient faire bondir ATT de son fauteuil tant convoité : les prix ont été revus à la hausse (le Trésor public sera saigné davantage) ; Gnoumani-Sa et SOMADECO (cette dernière n’a pas été aussi payée) ont été éliminées et le nombre de fournisseurs est passé de 15 à 32. Parmi lesquels, seuls quatre sont reconnus comme de vrais fournisseurs. Ils sont, par ordre d’importance: Yara West Africa (une succursale d’une firme internationale) dirigée par le colonel Moussa Diabaté qui fut ministre de l’Administration territoriale sous la Transition ; Toguna Agro-industrie SA ; SOMADECO ; Société Faso Djigui (SFD). Gnoumani-Sa devrait venir en troisième rang, mais le ministre Agatham Ag Alassane en a décidé autrement. A voir de très près la liste qui vient d’être publiée, on ne peut s’empêcher de penser qu’on se sert du marché des engrais pour se faire une clientèle politique ou plaire à des amis et parents.
Les détaillants et coxeurs en grand nombre
En effet, la plupart de ceux qui figurent sur la liste n’ont qu’un lointain rapport avec l’engrais. Des détaillants, voire des "coxeurs" y figurent, alors que l’Etat, dans ce cas-là, ne doit traiter qu’avec des producteurs ou importateurs agréés en tant que tels. Une autre curiosité est que la société SFD est inscrite à trois reprises sur ladite liste. Pour quelles raisons ? Mystère et boule de gomme. En tout cas, il est clair que la volonté de lever l’opacité qui entoure aujourd’hui le marché de fourniture des engrais est ce qui manque le plus. En effet, pour assainir ce secteur, l’Etat peut et doit lancer un appel d’offres avec un cahier de charges bien élaboré. Comme cela se fait à l’Office du Niger, l’Office du Riz Ségou et à la CMDT. Ce qui a l’avantage d’être conforme à la loi et aux dispositions communautaires en vigueur, notamment dans le domaine des marchés publics.
Où sont la DGMP et l’ARMP ?
C’est aussi le lieu de se demander pourquoi le ministère de l’Agriculture continue de gérer et d’attribuer des marchés d’engrais de plusieurs milliards F CFA, en ignorant royalement la Direction Générale des Marchés Publics (DGMP) et en violation flagrante et récurrente de la loi. Que peut alors bien représenter l’Agence de Régulation des Marchés Publics (ARMP) si, depuis trois ans, la maffia des engrais agit et saigne le Trésor public impunément? Il appartient aux plus hautes autorités de l’Etat, qui ont fait de la lutte contre la corruption et la délinquance financière leur refrain favori, d’apprécier la gravité de la situation.
Amadou Bamba NIANG