Le géo-politologue Aymeric Chauprade dans le «Point Afrique» : “Le Maroc d’aujourd’hui est un Maroc multipolaire”

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À quelques jours de la célébration du 20e anniversaire de l’accession au trône du roi Mohammed VI, le géo-politologue Aymeric Chauprade, qui publie “Géopolitique d’un roi”, s’est confié au Point Afrique.

Parmi les pays de l’émergence africaine, le Maroc occupe une place de tout premier plan. D’un royaume plus perçu comme un espace politique, le Maroc est passé à un espace économique d’envergure qui s’intègre de manière avantageuse dans la chaîne de valeur mondiale autour, entre autres, de la production automobile, de l’activité portuaire, des nouvelles technologies, des énergies renouvelables, etc. Sur les plans politique, social et sociétal, le royaume chérifien a procédé à des réaménagements qui lui ont permis de vivre autrement le fameux Printemps arabe, dans l’évolution et pas dans la révolution. Sur les questions de mobilité des populations, de pays d’émigration puis de passage vers l’Europe, il est devenu espace d’immigration avec la régularisation de nombre de migrants subsahariens. Confronté à l’islamisme, le Maroc a développé une stratégie aussi bien préventive que répressive qui lui permet d’anticiper les actes malveillants et de construire un islam du milieu. Autant de points qui en font un pays à scruter. C’est ce qu’a fait Aymeric Chauprade, dans son ouvrage Géopolitique d’un roi*. Sur le Maroc, sa situation interne, sa place en Afrique, ses relations avec l’Europe et le destin qu’il s’est construit depuis le début du règne de Mohammed VI, ce géo-politologue s’est confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : Pourquoi avoir choisi ce titre de “Géopolitique d’un Roi” plutôt que “Géopolitique du Maroc” ?

Aymeric Chauprade : J’ai posé le pied au Maroc, pour la première fois de ma vie, il y a vingt ans, l’année même de l’avènement du roi Mohammed VI, alors que j’enseignais la géopolitique, dans le cadre de la coopération militaire entre la France et le Maroc. Depuis, j’ai suivi de près, sur place, mais aussi jusque dans les institutions européennes à Bruxelles, les transformations du royaume. Bien évidemment, c’est tout un peuple qui a accompli cette modernisation, mais celle-ci s’est faite sous l’impulsion et par la volonté constante d’un homme, d’un roi. La personnification de mon analyse (donc du titre de cet essai) procède tout simplement du lien de cause à effet qui existe entre ces transformations et la légitimité forte d’un souverain. Si l’on ne comprend pas cela, on ne comprend rien à ce qui se passe au Maroc depuis vingt ans. Par exemple, j’explique dans mon livre pour quelles raisons des printemps arabes ont pu dans certains pays abattre les régimes et au Maroc, au contraire, consolider le souverain dans son lien avec la nation.

Les vingt années de règne du roi Mohammed VI ont révélé un Maroc créatif et ambitieux sur les plans politique, économique, social et culturel. Il reste pourtant un défi majeur, celui d’une meilleure inclusion d’une grande partie de la jeunesse confrontée à des obstacles dans son éducation, sa formation et ses opportunités de travail. Quel regard posez-vous sur la manière dont cela est pris en compte par le gouvernement marocain, par le roi Mohammed VI ?

J’analyse toujours l’évolution d’une société avec le regard de l’historien du temps long, pas avec la myopie du temps court occidental. Notre problème, en Europe de l’Ouest en particulier, c’est le “court-termisme” et la tentation idéologique plutôt que le respect du réel. Comme des enfants gâtés, nous voulons tout, et tout de suite, sans nous rendre compte que toute société a une élasticité propre qui fait qu’on ne change pas un pays en quelques années ! Les jeunes constituent au Maroc près d’un tiers de la population, soit environ 11,7 millions de personnes ! Bien sûr que le chômage des jeunes est encore massif, que ceux qui travaillent ont encore des salaires trop bas, que la couverture sociale est encore bien trop faible… Mais posons-nous la question de savoir ce qui est plus scandaleux entre un chômage des jeunes à 25 % dans un pays développé comme la France et un chômage des jeunes à plus de 60 % dans un pays entré très récemment dans la modernisation et la mondialisation…

Dans mon livre, je mets le projecteur aussi sur les transformations qui sont en cours dans la formation des jeunes et je démontre à quel point toute la société marocaine et son élite sont mobilisées pour réussir cette modernisation sociale et économique. Le Maroc, comme les sociétés européennes, est intégré dans la mondialisation et connaît donc le même défi que nos sociétés européennes : le risque de fracture entre gagnants de la mondialisation et perdants de la mondialisation.

La diplomatie religieuse impulsée par le roi Mohammed VI promouvant l’islam du milieu constitue incontestablement une digue face aux extrémismes et à l’islam politique. Quelles initiatives doivent être prises aujourd’hui pour en renforcer les résultats, car, en face, les moyens financiers déployés par les pays de l’islam littéral (Arabie saoudite, Qatar, etc.) sont de plus en plus importants ?

L’une des forces du roi du Maroc, c’est qu’il est commandeur des croyants. Cela ajoute à sa légitimité politique une légitimité religieuse d’autant plus essentielle en terre d’islam. Sa vision est fort heureusement celle d’un islam modéré et il refuse les lectures radicales de la religion de son peuple, lectures qui aujourd’hui font tant de mal dans le monde entier. L’Institut Mohammed-VI de formation des imams, inauguré en mars 2014 à Rabat, caractérise aujourd’hui sans doute le mieux l’engagement doctrinal de la personne du roi en faveur de cet “islam du juste milieu”, contre la propagation d’un “islam radical”. Il y a bien d’autres manifestations de cette volonté dont je parle dans un chapitre consacré à ce sujet. Et ce n’est pas qu’un problème financier, car ce qui est essentiel, c’est que la “tête” porte un discours fort et clair. C’est cette absence de clarté au plus haut niveau qui fait parfois défaut dans certains pays du Golfe.

Sur le plan social, la Moudawana n’a pas réglé tous les problèmes des femmes. Je pense aux droits liés à l’héritage, entre autres. Qu’est-ce qui vous fait penser que la dynamique impulsée par le roi Mohammed VI est toujours forte alors que des forces traditionalistes et conservatrices travaillent en coulisses pour freiner cette ouverture perçue comme trop libérale ?

Soyons clairs, ce que nous appelons modernisation sociétale n’est qu’une forme d’occidentalisation sociétale, laquelle entre forcément en contradiction avec une certaine tradition islamique. Or, la démocratisation de la société marocaine permet aussi l’expression de forces contradictoires, certaines traditionalistes et conservatrices, qui peuvent s’appuyer sur une majorité élective. La vision modernisatrice du roi s’avère donc être d’autant plus décisive dans l’évolution du pays ; c’est fort de son incontestable légitimité spirituelle, que le roi parvient, malgré ces forces contraires, à faire avancer le Maroc vers la modernité. Forcément, les choses prennent un peu de temps puisque les évolutions ne sont pas autoritaires, qu’elles résultent de discussions, de compromis démocratiques.

La fulgurance des réalisations des deux décennies de règne de Mohammed VI ont mis au jour d’énormes disparités économiques et sociales au sein du royaume, entre les instruits et les illettrés nombreux, les urbains et les ruraux, ceux formés dans un moule teinté d’Occident et les autres. Quels sont les signes émis par le Maroc, le roi et le gouvernement, qui vous font penser que ce défi est en train d’être relevé ?

D’abord, un chiffre essentiel. En quinze ans, le Maroc est passé d’un taux d’alphabétisation des adultes de 50 % à près de 80 %. Une politique déterminée de lutte contre la pauvreté, d’accès à la santé, des programmes d’appui social accompagnant la croissance économique ont porté leurs fruits, même si, c’est vrai, et je crois en faire le constat objectif dans mon livre, beaucoup de problèmes subsistent. Il faut bien comprendre que l’on n’arrive pas à l’égalité entre les hommes et les femmes, à la liberté religieuse, aux droits de toutes les minorités, en quelques années ! Si l’on respecte l’identité d’une société, on respecte aussi le temps qu’elle met à évoluer. Encore une fois, ce qui compte, c’est la direction prise, et celle voulue par le roi est incontestablement celle de la modernité, mais sans la négation non plus de l’identité islamique du pays, de ses traditions…

Sur les champs politique et économique, le Maroc sous Mohammed VI a réaffirmé sa dimension africaine, illustrant sa volonté de ne pas se laisser enfermer dans un univers exclusivement arabe. En quoi, cela a-t-il été le bon choix ?

Le Maroc a réintégré l’Union africaine, il est redevenu ce qu’il a toujours été durant sa longue histoire, une puissance africaine, avec son extension saharienne qui le lie historiquement à l’Afrique subsaharienne. Le continent africain comptera, en 2050, trois Africains de moins de vingt-cinq ans, pour un Européen proche de la cinquantaine. L’influence du Maroc en Afrique va se révéler très utile aux Européens dans leur relation avec ce continent jeune, en pleine explosion démographique, et avec les défis migratoires que nous connaissons, et qui, s’ils continuent à ne pas être traités en Europe, aboutiront un jour à une fermeture brutale de l’Europe à son voisinage africain et méditerranéen. C’est justement parce que je suis un géo-politologue lucide sur l’aggravation du choc des civilisations que je souligne ici l’importance d’un Maroc allié de l’Europe face au double défi de la radicalité islamique et de la démographie africaine !

Partenaire privilégié des États-Unis et de l’Europe, le Maroc est l’un des principaux remparts contre le terrorisme international qu’il démantèle régulièrement par l’efficacité de ses services de renseignements. Avec l’importance qu’il accorde à la coopération Sud-Sud, le Maroc est-il la nouvelle puissance émergente du monde ?

Durant la guerre froide, le Maroc était dans le camp occidental face aux régimes socialistes, et il en paye encore le prix dans la question du Sahara occidental, corseté dans un héritage onusien aujourd’hui dépassé.

Le Maroc d’aujourd’hui est un Maroc multipolaire, proche de la France, des États-Unis, mais qui entretient aussi de bonnes relations avec la Russie, et discute avec Pékin des étapes des routes de la soie dans le Maghreb. Je le répète, face à tous les défis qu’affronte l’Europe, défis identitaires, démographiques, climatiques, le Maroc est un partenaire fiable et stable pour la France et, au-delà, pour les Européens.

Propos recueillis par Malick Diawara

 

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Bonnes feuilles de “Géopolitique d’un Roi”:

Le Maroc à la croisée des défis de la modernité

Il faut dire que l’Europe, l’Afrique, le monde sont confrontés à des défis majeurs et que le Maroc, nouveau leader africain, est à la croisée de tous ces défis, migratoires, politiques, religieux, économiques, et, pour être plus précis, migratoires et démographiques, terroristes et doctrinaux, de développement et de justice. Si le Maroc tient son rang dans le concert des nations, c’est en raison du pari de la modernité qu’a voulue, pour son pays comme pour son peuple, le Roi Mohammed VI, depuis son accès au trône, il y a vingt ans déjà. Cette modernité a nourri et renforcé la place stratégique du Maroc en Afrique et dans le monde.

La modernité d’un Roi a construit une géopolitique qui rend le Royaume chérifien incontournable, à la croisée des plaques d’une tectonique internationale multipolaire.

Les défis sont majeurs et le Maroc contribue à les relever :

– l’aggravation de ce que d’aucuns appellent le choc des civilisations entre le monde judéo-chrétien et l’Islam, entre les États du Nord et du Sud de la Méditerranée, mais aussi au sein même des sociétés occidentales dans lesquelles la question de l’intégration des immigrés de culture non européenne soulève des débats de plus en plus intenses ;

– la relation future avec un continent africain qui comptera en 2050 trois Africains dans la fleur de l’âge, de moins de vingt-cinq ans, pour un Européen proche de la cinquantaine ;

– les défis du changement climatique avec le risque d’une aggravation des flux migratoires de l’Afrique vers l’Union européenne ;

– le choc d’une américano-mondialisation défiée par la sino-mondialisation qui se profile : où se placeront l’Afrique et l’Europe dans ce grand jeu ?

Or, sur tous ces sujets, le Maroc apparaît comme un partenaire précieux pour l’Europe. Il aide déjà les Européens (en particulier les Français et les Belges) à gérer la double question du fondamentalisme islamiste, qu’il arrive lui-même à contenir, et de l’incompréhension croissante de l’Islam dans un Occident majoritairement chrétien, juif, athée, libéral.

Par sa grande politique africaine en plein essor – son retour dans l’Union africaine en est la marque -, le Maroc est déjà et sera un intermédiaire précieux entre l’Europe et l’Afrique.

 

 

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