REPORTAGE – Un des rares pays parmi les anciennes colonies françaises à avoir réussi sa transition démocratique après l’indépendance, le Mali ne parvient pourtant pas à décoller sur le plan économique.
La France coloniale compte encore au moins un crocodile dans le marigot africain. Légué par un administrateur métropolitain, le reptile règne sur le bassin des jardins de la préfecture de Kidal, une bourgade touareg du Sahara. La localité est surtout connue pour son bagne. Des générations de rebelles laissèrent, sous l’empire comme après l’indépendance, leur peau dans ce fortin. Hammadoum Dicko, l’une des figures de l’histoire contemporaine du Mali, y mourut en 1964 pour s’être opposé à Modibo Keita, le père de la nation. Membre de la SFIO, ce parlementaire de la IVe République siégea au Palais-Bourbon et fut sous-secrétaire d’État au Commerce et à l’Industrie dans le gouvernement de Guy Mollet.
Ironie de l’histoire, son fils, Oumar, préside aujourd’hui aux destinées de la commission d’organisation du Cinquantenaire de l’indépendance. «Mon père a été fusillé par le régime communiste de l’époque. Ses assassins ont été, à leur tour, passés par les armes après le coup d’État militaire de 1968», précise le grand ordonnateur des festivités du 22 septembre, la date anniversaire de la proclamation dans le dortoir du collège technique de Bamako de l’indépendance du Soudan français. «Nous revenons de loin. Nous sommes passés par des périodes d’ombre et de lumière pour sortir de la chape de plomb du parti unique et vivre dans la liberté et la démocratie», rappelle-t-il.
C’est que le Mali est un cas à part en Afrique francophone où le pouvoir s’exerce de préférence à vie, et devient, lorsque les circonstances s’y prêtent, héréditaire. Depuis une vingtaine d’années, les relèves politiques s’effectuent, cahin-caha, par les urnes. Élu en 1992, le président Alpha Oumar Konaré, un ethnologue de formation, a tenu parole : il a quitté le pouvoir au bout de deux mandats. Son successeur Amadou Toumani Touré dit ATT, un général, semble décidé à suivre son exemple. Il a renoncé à modifier la Constitution pour pouvoir briguer la présidence une troisième fois en 2012. Ce chef d’État atypique assure, en privé, qu’il quittera sans regret son palais de la colline de Koulouba pour cultiver l’art d’être grand père dans sa bonne ville de Mopti, la «Venise malienne».
Les collines du pouvoir et du savoir
À Bamako, la colline Koulouba est surnommée la «colline du pouvoir». Elle domine une ville campagnarde passée de 100 000 à 1 800 000 habitants en un demi-siècle. Depuis les vérandas de la résidence du président, on aperçoit, de l’autre côté du fleuve Niger, la colline Balada, appelée la «colline du savoir».
D’une altitude beaucoup plus modeste, la butte abrite la cité universitaire et ses étudiants désœuvrés. Privés de cours par une grève des professeurs, ils tournent en rond sur le campus depuis plusieurs mois. «On fête nos cinquante ans d’indépendance et de développement. Mais quel développement et quelle indépendance ? Nos parents allaient à l’école primaire des Blancs. Nous allons à l’université, mais nous maîtrisons mal notre langue officielle, le français», constate Soumaïla, un étudiant en droit.
«L’université nous apprend surtout à devenir des corrompus et des voleurs. Les profs sont comme nos dirigeants : les bons résultats s’achètent ou s’obtiennent par complaisance. Il y a aussi les notes sexuellement transmissibles, les NST, pour les filles», poursuit-il. Ses amis éclatent de rire. Bitnou, une étudiante en gestion, hausse les épaules. «On n’a fait que de petites choses pendant ces cinquante ans», tranche-t-elle pour revenir au sujet. L’avenir ? «Il est incertain. Les diplômes vont servir à décorer les murs. On est dans l’impasse, alors les commémorations on s’en fiche», tranche la jeune fille.
«C’est une erreur de ne pas célébrer son anniversaire», insiste Oumar Dicko en réponse aux cohortes de mécontents qui, comme Bitnou, retiennent des dernières décades l’absence de décollage économique, la misère et l’ignorance chroniques.
Plongé dans le marasme, le pays dépend, pour une grande part, de l’aide extérieure qui représente 30 % des dépenses courantes de l’État. Poussés par les difficultés, quatre millions de Maliens vivent à l’étranger, en Afrique et en Europe. Quant à la corruption, elle se développe à une vitesse galopante en toute impunité malgré les rapports édifiants du bureau du Vérificateur général, un organisme de contrôle.
Un mirifique projet de cité internationale
«Que voulez-vous fêter alors que la population n’a pas de visibilité financière à plus de quinze jours ?», se demande, de son côté, l’ancienne ministre de la Culture et du Tourisme, Aminata Traoré, reconvertie en militante altermondialiste et en hôtelière avisée. «Établir un diagnostic ? Pourquoi pas ? À condition de remettre en cause les vieux schémas.» Mais un sentiment de gêne domine lorsqu’il est question de bilan. «Il faut s’interroger sur nos choix et nos erreurs. Nous ne devons pas rejeter sur les autres nos propres turpitudes», assure, pourtant, l’ex-premier ministre Ibrahim Boubacar Keita. Il ajoute : «Je ne crois pas qu’une partie du monde est douée pour le développement et une autre vouée aux limbes de l’assistance.»
En attendant, le débat sur l’inventaire, une autre Arlésienne se profile. En dépit des caisses vides, le comité du Cinquantaine a dans ses cartons un mirifique projet de cité internationale. Le complexe serait édifié par des entreprises chinoises sur Koulimani, une des collines encore vierge de la capitale. S’il voit le jour, il ne reste plus aux Bamakois qu’à lui trouver un surnom.
Par Thierry Oberlé – lefigaro.fr (28/05/2010 | Mise à jour : 21:52)