À Bamako, c’est un chemin de croix de pouvoir utiliser un billet de banque qui a subi une quelconque forme de détérioration. Certains commerçants refusent catégoriquement de le prendre. Tout comme des clients
Visage attristé et tout couvert de poussière, Moussa est venu acheter du haricot chez une vendeuse au quartier Djicoroni-Coura, dans la Commune du Mandé. C’est un lundi du mois de janvier. Il est presque 21 heures. L’inquiétude se lit sur la face du jeune client. Il n’est pas certain que la vendeuse de nourriture prendra son billet de 2.000 Fcfa abimé. Plusieurs boutiquiers l’ont rejeté durant la même soirée. «Si je savais que ce billet allait me créer des soucis pareils, je n’allais pas le prendre avec une vendeuse ambulante que je ne connais même pas», dixit-il d’un air désespéré en se jetant sur le banc des clients.
La vendeuse Assan dit être confrontée aux mêmes problèmes ces derniers temps. «Des clients viennent avec des billets abîmés. Si je leur retourne ces mêmes billets, ils refusent. Souvent, je n’arrive même plus à vendre suffisamment à cause de ce problème», ajoute la vendeuse du quartier qui a finalement pris les 2.000 Fcfa de Moussa pour lui offrir à manger. La commerçante espère dépenser cet argent chez un pompiste. En effet, les employés des stations d’essence amassent des billets de banque abîmés. Parfois, les clients refusent ces sous. Un gérant d’une station d’essence explique que ce phénomène a toujours existé.
Selon lui, il s’est empiré, il y a une année. Souleymane Bamba souligne que certains clients attendent que le pompiste les serve avant de faire sortir un billet tout dégradé. Dans de cas pareil, ils n’ont d’autre choix que de le prendre, car poursuit-il, le client dira qu’il ne possède que de ce billet. Il arrive des jours où notre pompiste recense plus de 150.000 Fcfa de billets abîmés. Lors de notre arrivée sur le lieu, Bamba dit avoir parcouru plus de trois banques pour la même cause. À l’en croire, certaines banques refusent ces billets lors des versements. Elles font le tri. «J’ai passé des heures à parcourir les banques pour qu’elles acceptent ces billets. Par finir, c’est une banque de la place n’ayant pas suffisamment de clients qui les a accepté, mais en diminuant la valeur de chaque billet», raconte-t-il.
Pour vaincre ce fléau, il suggère que tout le monde refuse de faire circuler les billets chiffonnés ou que les banques acceptent de les prendre lors des versements. Un commerçant grossiste de produits de première nécessité au Grand marché de Bamako n’épouse pas l’idée de Bamba : «Si l’on refuse les billets sous prétexte qu’ils sont abimés, on risque de ne plus vendre, car il y en a trop qui circulent en ville présentement», dit-il. Il propose plutôt d’aller échanger tous les vieux billets auprès des cambistes. «Là au moins, les gens n’en sortiront pas les mains vides», affirme-t-il. Ces propos semblent être une solution pour bon nombre de personnes.
En ce mardi matin, il est 10 heures quand nous rencontrons un cambiste dans une des rues de la Commune IV du District de Bamako. Micro en main, sac au dos, celui qui a requis l’anonymat sous prétexte qu’il est très connu, crie au micro «jeton chilen, ani wari billet koro» (littéralement en français : les pièces usées et les billets abîmés). Depuis des années, il dit pratiquer ce métier tous les jours pour faire débarrasser les gens de ces billets. Lors de nos échanges, une cliente a entendu la voix du cambiste et l’a approché. Elle a 5.000 Fcfa qu’elle souhaiterait échanger. Le cambiste lui propose en retour 4.500 Fcfa, soit une réduction de 500 Fcfa. Sans discussion, la dame accepte, car selon elle, cela fait deux semaines qu’aucune personne ne veut de cet argent.
Depuis 2020, les cambistes n’ont plus accès à la Bceao pour faire l’échange des billetsDes gens comme cette cliente sont nombreux, confie le vendeur qui peut faire l’échange de près de 500.000 Fcfa par jour après discussions du prix. «J’ai des clients commerçants grossistes qui m’appellent juste pour ça, parce qu’ils n’ont pas le temps d’aller échanger ces billets», dit-il
Mais, ce business devient de plus en plus difficile, selon plusieurs cambistes. Nombre d’entre eux risquent d’arrêter de faire l’échange très bientôt et de laisser écouler par terre ces billets abimés. Le processus a même commencé, car si «on refuse l’argent, certaines personnes les déchirent sur place et s’en vont», confie-t-ils.
Billet mutilÉ- L’expression consacrée pour désigner un billet en mauvais état sur la Foire aux questions de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bceao) est «billet mutilé». Selon cet outil virtuel automatique répondant aux questions des usagers, il s’agit d’un billet incomplet, très fortement abîmé notamment par l’eau ou par le feu ou qui a subi d’autres formes de détérioration. Il est généralement trop endommagé ou friable pour servir de moyen de paiement, ou son état est tel que l’on doit recourir à un examen spécial pour en déterminer la valeur.
En effet, la Bceao offrait un service d’échange pour de tels billets à ses guichets. Elle rembourse, sous certaines conditions, les billets de l’espèce. Certains échanges peuvent toutefois être différés en fonction de la dégradation du billet présenté. Pour pouvoir bénéficier de ce service, la demande de remboursement ou d’échange s’effectuait obligatoirement au guichet de la Bceao en présence du titulaire qui doit être muni d’une pièce d’identité. L’échange était gratuit, sauf dans des cas très particuliers.
Aux dires de nos interlocuteurs, avant la pandémie du coronavirus, ils avaient accès à l’échange des billets à la Bceao et ce, peu importe la somme. Une seule personne pouvait faire plusieurs opérations au niveau des guichets qui servaient les gens à l’époque. Après, les responsables de l’institution financière autorisaient seulement l’échange de 50 billets par personne alors que certains pouvaient avoir plus d’une centaine en leur possession. En plus, il n’y avait qu’un seul guichet.
Et depuis 2020, racontent nos interlocuteurs, les cambistes n’ont plus accès à la Bceao et il faut négocier un agent de cette structure avec une somme à l’appui pour faire l’échange des billets à l’intérieur. «En un mot, on peut dire que la Bceao a tout simplement arrêté de changer les billets abimés. Et si c’est le cas, la circulation de l’argent sera difficile dans la ville de Bamako, voire dans le pays», déclarent certains cambistes.
Nos tentatives auprès de l’agence principale de la Bceao pour avoir plus d’explications sur le sujet, sont restées vaines.
Fadi CISSE