Dans notre parution n°299 du 26 mai 2015, nous révélions, les premiers, le danger qui planait sur la saison agricole 2015-2016 du fait de l’introduction de plusieurs tonnes d’engrais frelaté sur le territoire national. Depuis la publication de cet article, l’affaire des engrais frelatés a fait couler et fait encore couler beaucoup d’encre et de salive.
Rappel des faits
Depuis plusieurs années, le gouvernement du Mali accorde 14,48% du budget national au secteur de l’agriculture et injecte 60 à 70 milliards de FCFA dans la subvention des intrants. A coté des traditionnels fournisseurs d’engrais, qui ont toujours bien fait leur boulot, de nouveaux fournisseurs sont entrés par effraction dans le secteur. Ils ont fait entrer sur le territoire national des engrais de mauvaise qualité. Ces engrais avaient été, dans un premier temps, commandés par le Burkina Faso auprès d’une société de droit malien.
Lorsque que le navire qui transporte les engrais accoste au port d’Abidjan, une odeur nauséabonde s’en dégage. Paniquées, les autorités ivoiriennes croient à l’arrivée d’un nouveau bateau pollueur du genre “Probo Koala”, qui avait déversé, en septembre 2006, des déchets toxiques dans la capitale ivoirienne, faisant plusieurs morts. Une délégation ministérielle ivoirienne se rend immédiatement au port d’Abidjan pour en avoir davantage sur le bateau suspect. Elle constate que les odeurs proviennent d’un bateau chargé d’engrais. Un échantillon d’engrais est vite analysé. Les résultats sont sans appel: les engrais sont frelatés. Il ressort des analyses qu’ils sont à base d’une roche phosphatée non réglementaire. Le taux de calcium est trop élevé (15-35ppm). Quant au taux de plomb, il est également élevé (10-20ppm). Pour ce qui est du taux de chrome, l’on note 120-160ppm, largement au-delà des standards. Ces données attestent que les produits sont non seulement mauvais mais en outre hautement dangereux.
Le ministre ivoirien de l’agriculture en informe, par correspondance, son homologue du Burkina Faso. Celui-ci annule la commande au moment où, plusieurs camions de 60 tonnes, chargés des dangereux intrants agricoles, quittent le Port Autonome d’Abidjan en direction du Burkina. Les camions, une fois à la frontière burkinabé, font demi-tour pour se diriger vers la frontière malienne.Le ministre ivoirien avait informé son homologue malien, Bocary Téréta, de la possibilité que les engrais soient introduits au Mali. En vain.
Les réactions
Le 25 mai, lors du Conseil supérieur de l’Agriculture, le premier à réagir à l’affaire d’engrais révélée par votre journal est le président Ibrahim Boubacar Kéita lui-même. L’hôte de Koulouba se déclare très vigilant et promet de suivre tout le processus de livraison des intrants aux paysans maliens. Il promet des poursuites contre toute personne qui livrerait des engrais frelatés. Ce discours ressemble, hélas!, à celui du médecin après la mort car à la date du 25 mai, les engrais frelatés sont au Mali et sont même livrés à certains paysans.
Le Premier Ministre Modibo Kéita, lors de sa Déclaration de Politique Générale devant les députés le 11 juin 2015, est interpellé sur la question des engrais frelatés. Il reconnaît qu’une importante quantité d’engrais frelatés a été importée. Selon lui, l’affaire est d’intérêt national et mérite une attention particulière. Il promet que les coupables seront punis : “Il n’y aura aucune impunité !”. Il annonce l’ouverture d’une enquête pour démasquer les réseaux mafieux impliqués dans le trafic.
Interpellé par le député Bakary Koné, élu à Koutiala, le ministre du Développement rural, Bocary Téréta, se défend tant bien que mal. Il dira avoir été informé de la présence des engrais par la Direction Nationale de l’Agriculture à travers un rapport relatif aux analyses chimiques d’échantillons réalisées par le laboratoire “Sol-Eau-Plante” de Sotuba en mars 2015 et des laboratoires internationaux saisis par ses soins.Le ministre reconnaît que 163 échantillons d’engrais prélevés en zones CMDT/OHVN, il a été révélé que 3 404 tonnes, soit 37% des échantillons, sont hors norme. “Un engrais hors norme ne répond pas aux critères de qualité réquis.Il n’est pas d’assez bonne qualité pour corriger les carences des sols en vue d’assurer une nutrition équilibrée des cultures. Cependant, toute formule d’engrais chimique est mise au point en fonction de la composition agro-chimique des sols et des besoins des plantes. De ce fait, un engrais peut être de mauvaise qualité pour un type de sol, mais bon pour un autre type”, précise Téréta. La déficience en éléments nutritifs par rapport aux normes fixées par les textes ne veut pas dire que les engrais sont périmés ou frelatés, comme on le dit dans certains médias de la place ou dans certains relais de groupes d’intérêt ou de pression. Ils ne sont pas non plus toxiques comme certains ont eu à le dire”. Cependant, Téréta reconnaît que la qualité de ces engrais peut influer négativement sur l’atteinte des objectifs de production du fait que les plantes ne bénéficieront pas des quantités d’éléments nutritifs nécessaires pour développer tout leur potentiel. Téréta confirme nos informations sur la lettre d’avertissement du ministre ivoirien sur la possibilité d’entrée des engrais de mauvaise qualité au Mali: “J’ai tenu, par souci de transparence, à organiser une rencontre avec tous les acteurs concernés pour leur restituer les résultats et les tenir informés de la teneur de la lettre de mon homologue de Côte d’Ivoire, qui attirait mon attention sur l’importation et la commercialisation en Côte d’Ivoire et dans la sous-région d’engrais non conformes. Cette lettre nous demandait aussi de prendre des dispositions pour protéger les producteurs qui sont les utilisateurs finaux de ces engrais”.
La seule autorité malienne à nier la présence d’engrais frelatés au Mali reste le PDG de la CMDT, Kalifa Sanogo. En deux sorties médiatiques, le PDG dira haut et fort qu’il n’existe d’engrais frelatés au Mali. Pour lui, les engrais fournis au Mali sont plutôt “hors normes” en raison du déséquilibre de certaines composantes: “Le terme “frelaté ne s’applique qu’aux liquides: il y a de l’huile frelatée, de l’alcool frelaté, mais le mot ne s’applique pas aux corps solides”. Aux dires du docte PDG, l’enjeu est ailleurs : le Mali doit parvenir à fabriquer ses propres produits pour ses paysans. Depuis la restructuration de la CMDT, celle-ci est, selon son patron, mise à l’écart dans le processus d’achat et de distribution des intrants. Ce volet est confié à la Coopérative des producteurs de coton présidée par Bakary Togola. Pour la campagne 2015-2016, la Coopérative a commandé 224 000 tonnes d’engrais reparties comme suit : Afrique-Auto (4000 t), Agro Tropic (400 t), Ciwara (1500 t), OPA (11 000 t), GDCM (17 325 t), Mamadou Simpara (2 396 t), Partenaire Agricole (4 000 t), SAD (1 500 t), Sangoye (1060 t), Satracom (600 t), SMIAS (500 t), Sogefert (5 569 t), SOMADECO (21 000 t), Sapam (500 t), Souad distribution (2 340 t) et Toguna Agro-industries (25 310 t). Seules 50 000 tonnes ont été livrées. “Les échantillons prélevés l’ont été sur les 50 000 tonnes. Les engrais de mauvaise qualité étaient de 3404 tonnes, soit moins de 2% du total analysé”, révèle le PDG.
Le PARENA accuse IBK
Le PARENA, parti dirigé par Tièbilé Dramé, se saisit du dossier en menant sa propre enquête. De cette enquête, il ressort que l’ affaire est plus grave que tous les autres scandales que le Mali a connus. Selon le PARENA, le marché de l’engrais et des pesticides est la poule aux œufs d’or de certains dirigeants au Mali. Bon an, mal an, il leur rapporte des dizaines de milliards de FCFA. Pour la campagne agricole 2015-2016, le magot atteint plus de 60 milliards pour les engrais et 20 milliards pour les pesticides. Le rapport accuse : “Les protagonistes du scandale en cours sont les deux fournisseurs: le président du syndicat des producteurs de coton, le GIE qu’il préside, le ministre du Développement rural et le président de la République. Les victimes sont : le paysan, le contribuable, le consommateur et l’Etat maliens“. Le Parena d’ajouter que Toguna, créée en 2008, s’est imposée très vite comme un opérateur majeur du marché des engrais. “Adjudicataire, à l’issue du dépouillement du 4 octobre 2014, de 136 .000 tonnes sur les 247.000 tonnes (mises en compétition), Toguna a saisi officiellement le gouvernement, en novembre 2014, de la qualité douteuse des engrais fournis par la société Somadeco, le principal fournisseur. Après plusieurs semaines d’atermoiements, les autorités ont fini par ordonner des analyses en laboratoire. Pour vérifier la qualité des engrais livrés, des échantillons ont été prélevés chez tous les fournisseurs sur un total de 9.000 tonnes livrées. Les résultats provisoires, communiqués, le 8 avril, par la Direction nationale de l’Agriculture, ont démontré que 37% des 9.000 tonnes ne correspondent pas aux normes de la Cédéao car déficitaires en phosphate, azote, potasse et autres éléments nutritifs…“. Le PARENA estime que rien ne permet de penser que le président de la République n’était pas au courant de cette ténébreuse affaire connue de plusieurs ministres et du Premier ministre depuis le début. Le président IBK, selon le parti, a reçu, le 2 mars 2015 au Palais de Koulouba, le Collectif des producteurs de coton pour la défense de la bonne gouvernance qui l’a longuement entretenu des fonctionnements de l’Union des Coopératives, de la fin du mandat de Bakary Togola depuis 2013, de la violation des textes régissant les sociétés coopératives et de la mauvaise gouvernance des organisations paysannes. Le président IBK a promis aux cotonniers rencontrés qu’il allait s’occuper de l’affaire… Plusieurs mois auparavant, le 4 octobre 2014, IBK avait, selon le PARENA, reçu à Sébénicoro Bakary Togola venu lui soumettre les résultats de l’attribution des marchés d’engrais. Après s’être rassuré que les heureux bénéficiaires des contrats de milliards sont des opérateurs économiques amis, le chef de l’Etat a, toujours selon le parti du bélier blanc, validé les résultats du dépouillement fait par l’équipe de Bakary Togola. Ces mêmes résultats avaient été préalablement approuvés par le ministre du Développement rural, Téréta. Aux anges, Bakary Togola quitta la résidence de Sébénicoro, escorté par deux motards de la sécurité présidentielle qui l’ont conduit à son bureau. Au regard de ces faits, le PARENA exige la démission de ministre du développement rural, Bocary Tréta, celle de Bakary Togola, ainsi que la dissolution du GIE que ce dernier dirige. Les accusations du PARENA ne doivent, peut-être pas être prises pour argent comptant puisque le parti est encarté à l’opposition; cependant, il convient que le chef de l’Etat réagisse pour mieux édifier les Maliens.
Les procureurs se prononcent
Dans un communiqué rendu public le 22 juin, l’Association Malienne des Procureurs et Poursuivants (AMPP) s’est dit suivre avec attention l’affaire des engrais. L’AMPP exige des poursuites judicaires contre les auteurs de ce trafic et marque sa défiance envers toute enquête parlementaire.
Abdoulaye Guindo