C’est à la faveur de la parution d’un livre sur le président de la république, Amadou Toumani Touré, sa famille et certains de ses proches, que les Maliens ont pour la première fois entendu le nom du Directeur général des Editions L’Harmattan. Denis Bernard Désiré Pryen, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est au centre de l’actualité nationale depuis qu’une plainte a été déposée au parquet de Paris par un entrepreneur ivoirien installé dans notre pays. Pour aider les Maliens à se faire une idée sur l’homme, et la ligne éditoriale de la maison qu’il dirige, nous avons sorti un entretien qu’il a accordé à un journaliste européen. C’était en novembre 2001 publié le 10 octobre 2004. Lisez plutôt
Quels sont aujourd’hui les chiffres de L’Harmattan ?
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Nous sommes en 72ème position sur le millier d’éditeurs français en terme de chiffre d’affaires mais en 1ère position en nombre de titres. Cela montre que nous n’hésitons pas à publier des ouvrages très pointus, par exemple sur des langues dont on sait qu’elles sont en voie de disparition. Nous sommes spécialisés en sciences humaines et publions des livres notamment universitaires dont nous savons qu’ils répondent à un besoin de connaissance mais ne peuvent atteindre un public large. Nous publions ainsi près de 1500 titres par an, ce qui représente 16 à 18 % de la production en sciences humaines en France. Nous publions ainsi environ 200 titres par an écrits par des chercheurs francophones, français ou africains. Je souhaiterais qu’une autre maison d’édition se mette en place qui complète notre travail car nous ne pourrons pas passer au-delà de 1500 titres par an. Loin d’être un concurrent, elle permettrait sur les petits tirages de permettre à toute cette production d’exister. On voit tous les jours des clients à la librairie, qui cherchent des livres qui n’existent pas : la francophonie a besoin de livres sur tous les thèmes, donc d’auteurs et d’éditeurs !
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La logique économique de l’ensemble reste un mystère pour beaucoup de monde.
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Un chiffre d’affaires de 35 millions de francs, en train de passer à 40 millions, est important. Nous vendons en moyenne 700 000 livres par an. Malgré la difficulté des titres que nous prenons, nous restons dans la moyenne nationale pour les ventes de ce genre de livres. Le succès de l’Harmattan tient surtout à un mode de production de masse permettant de tenir là où les autres ne passent pas. Il est plus aisé de faire 400 titres que 100. Le coût de production par livre diminue, tant au niveau de la fabrication à l’éditeur qu’à l’impression. Je vois Actes Sud en perte de 4,5 millions cette année. Il leur faudra faire une augmentation de capital qui demain sera mangée par autre chose. Nous ne travaillons pas comme ça. La force de l’Harmattan est bien sûr les 55 salariés internes et sa motivation, mais aussi les 175 directeurs de collection qui sont universitaires, chercheurs, critiques littéraires etc et qui par leur profession sont des carrefours, transdisciplinaires, connaissant bien leur secteur. On dit que l’Harmattan ne choisit pas ses titres : c’est faux. Nous ne retenons qu’une faible partie des 6000 manuscrits qui nous sont proposés par an. Par contre, si un document est proposé à la suite d’un bon colloque organisé par une équipe de chercheurs, nous n’allons pas mettre en doute la parole de ces spécialistes. La recherche existe et justifie un nombre élevé de publications.
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Le paradoxe n’est-il pas que les réactions soient si fortes au sein du Syndicat de l’édition alors que l’Harmattan représente un modèle économique dans un secteur en crise ?
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Je ne sais pas ce que recouvre le mot crise dans l’édition en sciences humaines. L’an 2000 n’a pas vu diminuer les ventes. J’ai toujours entendu parler de crise depuis que je travaille dans ce secteur ! Nous voyons les difficultés des PUF dont le chiffre d’affaires est en baisse de 30 % l’année dernière, le rachat de La Découverte par Vivendi, etc. On ne fait plus un livre comme il y a 15 ans : les technologies permettent de baisser les coûts et les structures doivent s’adapter en terme d’organisation et de motivation. La crise de l’édition est davantage un manque d’adaptabilité à l’éclatement de la demande. Le chiffre d’affaires de l’édition est resté constant, en légère progression, mais sur davantage de produits divers. Le cinéma et la télévision, aujourd’hui internet, sont aussi des moyens de culture et qui font concurrence en terme de temps au livre. Une production difficile comme la nôtre bénéficie de l’actualité. Après les attentats du 11 septembre, la demande a augmenté en terme de réflexion sur le terrorisme international et l’attitude des Etats-Unis : nous avons plus de 30 titres sur ces thèmes. Nous venions de sortir une étude de 500 pages sur le terrorisme international dont personne ne voulait, des livres sur les Talibans, l’Afghanistan. Cette recherche existe et nous la publions. Les journalistes se précipitent dessus aujourd’hui, d’ailleurs souvent sans y faire référence dans leurs écrits ! Nous publions des livres pour enfants multilangues, c’est-à-dire aussi dans la langue d’origine (bambara, chinois, bamiléké, coréen etc.) : nous étudions des tirages à faible coût pour que ces livres puissent se vendre dans les circuits Tati ou dans les lieux où vivent ces enfants et où ils n’ont pas accès au livre. La culture est riche : c’est aux éditeurs d’adapter leur train de vie et de couper dans leurs dépenses de prestige !
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Au fond, qui l’Harmattan dérange-t-il et en quoi ?
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D’abord une certaine édition parisienne. On a beaucoup parlé d’un procès orchestré par la Société des gens de lettres et par le Syndicat national des auteurs-compositeurs dramatiques. Ils ont réussi à trouver un auteur sur 11 000 qui n’avait pas lu son contrat. La clause de 0 % de droits d’auteur sur les 1000 premiers exemplaires vendus était inscrite dans le contrat mais le tribunal a estimé qu’il ne l’avait pas forcément lue. Nous avons eu tort de ne pas aller en appel. Nous avons dorénavant prévu dans le contrat une clause que l’auteur signe spécifiquement et par laquelle il renonce à ses droits sur les 500 premiers exemplaires vendus. Le SNAC nous attaque à nouveau en demandant que nous fassions plutôt des contrats à compte d’auteur ou des contrats à demi, ce que nous n’avons jamais fait. Nous ne ferons jamais payer la moitié de l’édition à l’auteur en lui faisant croire qu’il sera remboursé sur les ventes, ni le compte d’auteur qui lui fait entièrement payer l’édition. Les auteurs savent lire un contrat et y trouvent leur intérêt. Il y va du droit de l’auteur à être édité et à participer pour cela aux conditions difficiles induites par un sujet pointu. 1500 auteurs de l’Harmattan ont signé un manifeste et sont prêts à se porter partie civile dans tous les procès qui attaqueront leur image d’auteur.
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N’y a-t-il pas aussi une tradition du rapport au livre bien établie dans l’édition française et que la méthode Harmattan vient remettre en cause ?
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Je ne sais pas ce que l’Harmattan remet en cause. Nous n’avions pas prévu le succès que nous connaissons. L’image de marque de l’Harmattan a été très marquée par «le carrefour des cultures» : nous avons permis à nombre de livres d’auteurs du Sud, notamment africains et maghrébins, d’exister, que ce soit en littérature ou en sciences humaines. Nos auteurs qui sont maintenant reconnus sont repris par Le Seuil, Le Serpent à Plumes, Actes Sud etc dans des collections spécifiques. Il en reste beaucoup à faire découvrir. Ce sont ceux-là même qui nous critiquent qui viennent nous prendre nos auteurs : nous sommes donc ratifiés dans notre démarche d’édition ! Les professeurs en sciences humaines des universités africaines ne sont par contre pas courtisés, leurs ouvrages étant difficiles à vendre : le propre réseau de l’auteur et la faiblesse du marché ne laissent souvent espérer que 300 à 350 ventes. Les éditeurs ne se précipitent pas ! Si par contre, un président de la République veut redorer son blason par une publication, les grands noms de l’édition française sont toujours prêts.
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C’est la visibilité de l’Afrique qui est en cause.
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Il y a à Paris une Maison de l’Amérique latine, un Institut du monde arabe, mais pas de Maison de l’Afrique noire. La Société des gens de lettres occupe à elle seule le très bel hôtel Masa. Je souhaite que ce haut lieu soit plutôt consacré à l’Afrique.
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Il y a eu multiplication de maisons d’édition à partir de personnes qui étaient ensemble au départ : Robert Agenau a créé Karthala et Patrick Mérand Sépia en sortant de l’Harmattan. Quelles divergences ont motivé cet éclatement ?
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Robert Agenau était co-gérant de l’Harmattan et Patrick Mérand s’occupait de la littérature africaine. En 1981, nous avons constaté une divergence d’engagement sur des questions très concrètes, notamment celle du Sahara occidental. Je défendais l’autodétermination des peuples et donc la publication de livres sur celle des Sahraouis. Même divergence sur le Timor. Cela impliquait une différence dans le rapport au monde de l’édition et aux pouvoirs. L’Harmattan ne demande aucun soutien aux institutions et conserve ainsi son économie. La Coopération française ne publie pas à l’Harmattan, ni les Centres culturels français ! Nous ne serions plus libres si nous devions nous lier avec ceux qui font une partie de la politique de l’Afrique. Nous avons ainsi publié nombre d’ouvrages dérangeants, notamment sur le Rwanda, les Congos etc. Ces ouvrages n’auraient pas pu voir le jour dans des maisons qui doivent demander des aides. Nous avons publié de nombreux livres des oppositions africaines. Où étaient édités les pouvoirs dans l’histoire africaine ? La plus vieille maison d’édition africaine était-elle libre de publier des opposants à Senghor lorsqu’il était au pouvoir ? Nous avons publié trois livres de Laurent Gbagbo avant qu’il n’accède au pouvoir. Nous sommes aujourd’hui libres de publier des auteurs qui s’opposent à lui. Nous sommes indépendants face à tous les pouvoirs. Jamais un livre ne sera refusé pour des questions d’argent ou bien parce qu’il va à l’encontre d’une plate-forme institutionnelle.
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L’Harmattan publie des livres très pointus sur l’Afrique. Quelle en est l’économie ?
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Nous faisons une surremise de 20 % pour l’Afrique, en plus de la remise libraire normale, ce qui signifie que nos livres partent avec plus de 50 % de remise vers l’Afrique noire. Cela n’est possible que parce que le secteur Afrique noire est adossé à la structure d’ensemble. Je souhaiterais que des maisons d’éditions en Afrique noire soient en mesure de faire avec nous des coéditions, mais nous n’avons jamais vu des structures se créer autour du livre qui permettent à long terme à l’édition africaine d’exister vraiment. Elle reste squelettique et profite d’un saupoudrage de subventions sur tel ou tel titre au lieu d’une aide à la construction de véritables maisons d’édition. L’opération «Etonnants voyageurs» au Mali, dotée de beaucoup d’argent pour déplacer des auteurs qui vont faire du tourisme culturel, n’a aucun rapport avec les vrais besoins de l’Afrique. La majorité des opérations ainsi montées représentent des sommes énormes en subventions qui se perdent dans les sables. L’Harmattan qui a fait plus de 2000 titres en 20 ans n’a jamais été consulté dans les instances officielles. Elles cherchent à maintenir le monde africain dans la dépendance culturelle. La comparaison avec l’édition en Afrique anglophone est instructive, où l’on trouve de vraies maisons d’édition. Tant que l’on continuera de subventionner des attachés-cases qui se baladent de colloque en rencontres au lieu d’être sur place pour faire des ventes, tant que ces maisons d’édition ne seront pas elles-mêmes libraires, rien n’est jouable. Si on veut vraiment aider le livre en Afrique, il suffirait d’étudier la baisse du prix du transport, que ce soit en négociant avec le poste ou en profitant de la valise diplomatique. Quel est le coût du transport des armes pour l’Afrique et qui le paye ? Quel est le coût du transport du livre et qui le paye ?
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Entre les éditeurs africains et les éditeurs français publiant sur l’Afrique, la concurrence est rude. Une évolution est-elle possible ?
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Je souhaite que cela évolue et c’est pour cela que j’appelle des coéditions de mes vœux. Un premier roman d’un auteur vivant au Sénégal ne sera tiré chez nous qu’à 500 ! On en vendra 150 aux universités américaines ou européennes, et 200 sur Dakar si les libraires acceptent de jouer le jeu. On en fait pas vivre une structure sur de tels tirages. La production locale en Afrique en est restée à ce que nous faisions autrefois : on tire à 1500 ou 2000 alors que le marché ne digérera que 200 la première année ! La coédition permettrait de faire 200 ou 300 pour le marché local, la même chose pour le marché du Nord. Le problème est qu’il est plus facile de vendre un livre aux Etats-Unis à partir de Paris que de Dakar. Quand je fais venir un livre des NEAS ou des NEI, les frais de port par avion sont plus chers que les livres ! L’handicap est évident : la coédition permettrait un investissement financier moins fort au titre et une diffusion mieux gérée. Là encore, il faudrait réviser la question des subventions qui refuse de jouer pour 300 ou 400 exemplaires, empêchant ainsi la recherche d’être publiée. Ce n’est pas un livre qu’il faut aider, mais un éditeur dans les investissements qui lui sont nécessaires. Plutôt que de subventionner un auteur qui profite de ses bonnes relations avec les pouvoirs, c’est l’éditeur qu’il faudrait aider. Les 150 000 F attribués à une revue grand format couleur pour faire Djibouti auraient pu financer un éditeur local sur plusieurs années !
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Comment expliquer les difficultés du livre sur l’Afrique dans la France actuelle ?
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La Coopération ayant largement arrêté l’envoi de professeurs en Afrique, la demande a baissé, cette catégorie sociale ayant été très consommatrice de livres. Les Africains qui vivent en France ne s’intéressent pas forcément à l’Afrique, en dehors de leur pays d’origine. Cela représente donc des micromarchés. Mais les études africaines sont encore demandées : je vois le secteur Afrique de la librairie L’Harmattan mieux fonctionner que les autres secteurs. Cela peut tenir à notre image, d’autres continents étant aussi couverts par d’autres librairies, mais cela reste un bon baromètre et je tiens pour cela à conserver mon lieu de travail au milieu de la librairie, ce qui me permet d’entendre où se situent les demandes et les recherches.
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Propos recueillis par Olivier Barlet novembre 2001 publié le 04/10/2002 (Source Africultures, cultures)
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