En janvier dernier, lors d’une émission sur une télévision française, le Premier ministre français, Manuel Valls, s’est contorsionné l’esprit pour justifier la décision du président de la République française, de déchoir de leur nationalité les terroristes binationaux. Quand on a décidé de tuer et de mourir, c’est sûr que cela fera la différence. Un invité humoriste l’a, en tant que citoyen, pris à partie sur l’inefficacité «technique» d’une telle mesure. Il s’est indigné de l’instrumentalisation politique des morts de Charlie Hebdo, notamment avec à la tête de la marche pour la liberté d’expression, la présence d’Ali Bongo, président du Gabon, selon lui, un dictateur soutenu par la France.
Nous ne reviendrons pas sur l’éloge de M. Valls sur l’élection de notre président, IBK, sous le règne duquel toutes les manifestations qui ne sont pas liées au culte de sa personne, sont interdites, au prétexte de troubles à l’ordre public. Monsieur Valls a également affirmé que la France serait intervenue au Mali où «il n’y a pas un seul intérêt économique français, pas un seul […]», pour libérer ce pays qui allait être sous l’emprise des terroristes. On transmettra aux sociétés françaises installées au Mali. Quand l’humoriste lui demande si la France n’est pas allée au Mali pour défendre ses intérêts dans des pays voisins, Manuel Valls répond fièrement avec cette confession étonnante et détonante : «S’il y a le Niger où il y a un intérêt fondamental, c’est l’uranium pour nos industries dans le nucléaire. Il n’y a aucune honte à le dire», et on parle de la droite décomplexée ! Ah oui, j’oubliais, comme lui a dit d’Ormesson, le gouvernement s’est droitisé.
Ces échanges ont fait écho à un article paru dans Le Monde du 26 novembre 2015. Incontestablement et légitimement choquée par les attentats meurtriers qui ont endeuillé la France le 13 novembre dernier, l’auteur de cet article, Niagalé Bagayoko, y exprime sa «Reconnaissance envers la France». Elle y décrit une France où ses «parents n’ont pas seulement été admis en France à l’issue d’une procédure politico-administrative généreuse ; ils ont aussi été intégrés par l’immense majorité de ces Français que l’on accuse si souvent et si injustement de racisme», et une Afrique où elle se demande «quelles auraient été [leurs] vies si [ils avaient] grandi dans les pays que [leurs] parents ont quittés, car y sévissaient la mortalité infantile, la nécessité de travailler dès le plus jeune âge et l’indigence des conditions d’existence ?»
Cette vision caricaturale d’une France paradisiaque et d’une Afrique infernale, illustre un inconscient collectif français qui fait fi d’une Histoire et d’une prospérité façonnées par la violence. Une violence aux conséquences dramatiques pour ceux qui l’ont subie et continuent de la subir des deux côtés de la rive. L’«assimilation» si chère à la France exige un refoulement de cette violence originelle qui lie les victimes et leur descendance à une France schizophrène qui, tout en prônant les droits de l’homme, n’hésite pas à les lui dénier au nom de ses intérêts, y compris par la guerre. Une violence qui se perpétue aujourd’hui dans une relation France-Afrique faite de dépendances politique, économique et culturelle, pourvoyeuses de misère et de guerres, ne laissant aux populations, pas d’autre choix que la mort ou la migration, de plus en plus souvent, la migration et la mort.
Nier le passé, c’est refuser d’apprendre de ses erreurs et se préparer à affronter des lendemains pour le moins tourmentés. Or, pour apprendre de ses erreurs, il faut d’abord les reconnaître. Pour lutter efficacement contre les dérives terroristes, il faut bien comprendre ce qui a poussé des individus jeunes qui, contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, ne sont pas nés terroristes, à basculer du côté de la «force obscure» en France, mais aussi chez nous, en Afrique. Croire que l’émergence d’un Islam radical et son pouvoir de séduction sur des jeunes sans avenir, où qu’ils se trouvent, est déconnectée des réalités historiques, sociales et économiques, relève d’un aveuglement coupable. C’est se berner que de penser que le terrorisme ne doit rien à une mondialisation libérale qui ne libère que la circulation des capitaux, quasiment sans contrôle grâce aux paradis fiscaux et aux structures de blanchiment d’argent sale. La libre circulation des biens, oui, mais attention, pas dans n’importe quel sens : les matières premières brutes très peu créatrices de valeur ajoutée pour le pays producteur et dont les prix sont déterminés loin, très loin de lui, voyagent des pays pauvres vers les pays riches (l’uranium au Niger par exemple dont la protection de la production justifierait une guerre au Mali).
Quant à la libre circulation des populations, elle est à deux vitesses : les populations jet laguées et «cosmopolitisées», heureux happy few qui vont et viennent à leur guise, tirent des plans sur la comète et préparent la prochaine conquête de l’espace ; et les autres, adeptes, malgré eux du «carpe diem», condamnés à un avenir borné au lendemain pour ceux que la guerre des ressources épargne, candidats boat people africains qui, eux, n’en finissent pas de voir leur monde s’effondrer sous les coups de butoir d’un Occident rattrapé par son système expansionniste : migrations, racisme et violences. Comprendre n’est pas excuser et clamer le contraire, conduit à nier une réalité historique, économique et sociale et à prendre de mauvaises décisions.
Ces malheureux Français que l’on accuse si souvent et si injustement de racisme
L’injustice commence déjà par présenter Niagalé Bagayoko comme «née d’une mère française (sous-entendu blanche et chrétienne) et d’un père français d’origine malienne» (sous-entendu dans l’ordre, devenu Français par naturalisation, noir et musulman). On pense à Achille MBEMBE qui, dans Critique de la raison nègre, écrit que «Tout en prétendant que l’universalisme républicain est aveugle à la race, l’on enferme les non-Blancs dans leurs origines supposées et on ne cesse de multiplier des catégories effectivement racialisées dont la plupart alimentent, au quotidien, l’islamophobie. […] Elle [la race] est ce qui autorise à placer, au sein de catégories abstraites, ceux que l’on cherche à stigmatiser, à disqualifier moralement et, éventuellement, à interner ou à expulser. […] Afin de mieux pratiquer la discrimination, tout en rendant celle-ci conceptuellement impensable, l’on mobilise la «culture» et la «religion» en lieu et place de la «biologie». Race biologisée et idéologisée au XIXè siècle par le Français Gobineau, dans le seul but de justifier la colonisation et ses crimes, au nom d’un expansionnisme lié au besoin de trouver des ressources et des débouchés, encore et toujours. C’est ainsi que Jules Ferry, dans son discours de justification de sa politique coloniale à l’Assemblée nationale, le 28 juillet 1885, expliqua aux députés que ce sont «les considérations qui justifient la politique d’expansion coloniale, au point de vue de ce besoin de plus en plus impérieusement senti par les populations industrielles de l’Europe, et particulièrement, de notre riche et laborieux pays de France, le besoin de débouchés».
Il poursuivit en affirmant : «Plus haut et plus vrai» qu’«il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures». À quoi mena ce «devoir de civiliser les races inférieures ?» À l’assassinat en Algérie de tribus entières : extermination en 1832 de la tribu des Ouffia par le gouvernement du duc de Rovigo ; «enfumade» en 1844 de la tribu des Sbéahs pour obtenir leur reddition par le général Cavaignac, qui vient d’inventer l’ancêtre de la «chambre à gaz». Même méthode utilisée en 1845 par le colonel Pélissier contre les Ouled Riah sur ordre du gouverneur général d’Algérie, le maréchal Bugeaud : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbeah. Fumez-les à outrance comme des renards».
Quelques semaines plus tard, le colonel de Saint-Arnaud fait procéder à l’emmurement d’autres membres de la tribu des Sbéahs et raconte : «Alors, je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne… que moi ne sait qu’il y a là-dessous cinq-cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal simplement, sans poésie terrible ni images». Froid dans le dos ?
À la mort probable de 10 millions de Congolais entre 1885 et 1908, premier meurtre de masse commis par des Européens sur ordre de Léopold II, roi belge, au nom de l’exploitation de l’ivoire et du caoutchouc. Aux premiers camps de concentration créés en Afrique du Sud par les Britanniques pendant la guerre qui les opposa aux colons Boers (1899 – 1902). À la guerre d’extermination raciale des Herero qui se révoltèrent en 1904. L’ordre était ainsi rédigé par le général allemand Lothar von Trotha : «Les Hereros ne sont dorénavant plus sujets allemands […] Tous les Hereros doivent partir ou mourir. S’ils n’acceptent pas, ils y seront contraints par les armes. Tout Herero aperçu à l’intérieur des frontières [namibiennes], avec ou sans arme, sera exécuté. Femmes et enfants seront reconduits hors d’ici – ou seront fusillés […] Nous ne ferons pas de prisonnier mâle ; ils seront fusillés». En quelques semaines, les Hereros moururent par dizaines de milliers de soif et de faim dans le désert. Le chancelier allemand Bülow ordonna d’enfermer les Hereros survivants dans des camps de concentration inspirés de ceux établis par les Britanniques en Afrique du Sud pendant la guerre des Boers : plus de la moitié des prisonniers y moururent. En 1911, 75 à 80% des populations Herero et Nama avaient été massacrés. Les Hereros survivants ne revinrent pas sur leur territoire, ils furent dispersés dans des fermes et contraints de porter au cou un disque de métal où figurait leur numéro de matricule. Cette liste n’est pas exhaustive mais déjà, vous comprenez qu’Hitler n’est pas parti de rien pour penser et exécuter sa folle entreprise. Sans oublier la création de l’état d’urgence en Algérie en 1955 pour lutter contre les indépendantistes «terroristes» du FLN. Que faisaient les Résistants français qui «bombaient» les occupants allemands ?
Idéologisation du racisme, colonisation et Shoah
Le XIXème siècle a été celui d’une colonisation africaine massivement meurtrière, prélude à la Shoah. C’est à partir de ces théories racialistes du XIXème siècle qu’Hitler a «créé» la race aryenne «supérieure» et la race juive «inférieure». Puisque d’après Gobineau, «la chute des civilisations est due à une dégénérescence de la race, ce pourrissement étant causé par un sang mêlé. Cela implique que dans tout mélange, la race inférieure est dominante», il fallait empêcher qu’une seule goutte du sang des Juifs ne souille le sang des Aryens. Pour être sûr de reconnaître le Juif européen qui avait le malheur d’être blanc, il a été marqué, non pas d’un disque de métal comme le Herero, mais d’une étoile jaune. Une fois identifiés, pas d’autre solution que finale pour exterminer les Juifs, les éradiquer du sol allemand et européen, avec la collaboration plus ou moins active des pays occidentaux, dont la France. Pourquoi donc cette indulgence coupable de la part des pays occidentaux ? Pour les mêmes raisons qui ont motivé la colonisation : au nom du capitalisme.
À l’époque, il s’agissait de lutter contre son grand ennemi, le communisme. Et si pour lutter contre le communisme, l’Allemagne nazie devait au passage exterminer une population pogromisée depuis des siècles, soit, c’était le prix à payer. N’est-ce pas Churchill qui écrivait en 1920 qu’«il n’y a pas de raison d’exagérer la part jouée dans la création du Bolchevisme et l’apport réel à la Révolution russe par ces Juifs internationaux et pour la plupart, athées. Elle est certainement très grande ; elle dépasse probablement en importance toutes les autres. À l’exception notable de Lénine, la majorité des personnages dirigeants sont des Juifs. Plus encore, l’inspiration principale et le pouvoir dirigeant viennent des dirigeants juifs». Pour détourner les masses populaires du communisme qui «menaçait» le système capitaliste dans une Allemagne humiliée par le Traité de Versailles de 1918, saignée par les réparations qu’elle devait payer à la France (qui les a reçues jusqu’en 2010), rongée par le chômage et la crise, Hitler, Autrichien fraîchement naturalisé Allemand en 1932, est appelé en janvier 1933 pour former un gouvernement de coalition de droite, soutenu par la classe dirigeante allemande. La machine infernale est officiellement lancée. Si Hitler était né Allemand, l’Histoire de l’Allemagne aurait-elle été différente ? Quelle que soit la réponse que l’on ne connaîtra jamais, ce qui est certain, c’est qu’Hitler, le monstre, n’a inventé ni le génocide, ni le totalitarisme, qu’il a reproduit en Allemagne en perfectionnant les méthodes utilisées dans les colonies pour soumettre les populations rebelles à la colonisation. Ainsi que le souligna Hanna Arendt, «les possessions coloniales africaines offraient le sol le plus fertile à l’épanouissement de ce qui devait devenir l’élite nazie. Les dirigeants nazis avaient vu là, de leurs propres yeux, comment un peuple pouvait être transformé en race et comment, à la seule condition de prendre l’initiative du processus, chacun pouvait élever son propre peuple au rang de race maîtresse». Pas étonnant que publié aux Etats-Unis en 1951, son livre ne soit paru en France qu’en 1972.
Après elle, Aimé Césaire écrira que ce que l’Europe n’a pas pardonné à Hitler, «ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique», car avant d’être victimes du nazisme, «on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens».
En 2005, dans son livre consacré à la colonisation de l’Algérie, l’historien Olivier Le Cour Grandmaison a confirmé les liens entre violences coloniales, violences socio-politiques européennes et violences totalitaires nazies, notamment par l’usage de procédés déshumanisants pour dominer des peuples différents. Aujourd’hui, il est question de «constitutionnaliser» la déchéance de la nationalité et l’état d’urgence, tous deux issus de la colonisation et non du nazisme ou de Vichy. Le passé n’est pas mort, il trace l’origine. Renier cette origine, ravage notre présent et obstrue notre avenir.
Une France amnésique, non comptable de son passé
Le «génocide» (le mot est officialisé avec la Shoah, mais l’acte lui est bien antérieur) des Juifs a été reconnu et a fait l’objet de réparations, même s’il est impossible de «réparer» une telle horreur. La France, elle, a pris son temps pour reconnaître sa collaboration active dans la Shoah. Le 12 septembre 1994, en évoquant l’implication de l’Etat français dans la solution finale, le président François Mitterrand déclarait : «La République n’a rien à voir avec cela et j’estime, moi, en mon âme et conscience, que la France non plus n’en est pas responsable ; que ce sont des minorités activistes qui ont saisi l’occasion de la défaite pour s’emparer du pouvoir, qui sont comptables de ces crimes-là. Pas la République, pas la France ! Donc, je ne ferai pas d’excuses au nom de la France».
L’historien américain Tony Judt avouait alors son trouble devant «la guerre agitée que la France mène avec son passé». Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac, président de la République, bousculera un demi-siècle d’amnésie française en reconnaissant enfin que «la folie criminelle de l’occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, secondée par l’Etat français. Manquant à sa parole, la France livrait ses protégés à leurs bourreaux. Nous conservons [à l’égard des déportés juifs de France] une dette imprescriptible». Mais la France refuse toujours de reconnaître les crimes commis pendant la colonisation, crimes qui ont pourtant servi de référence à Hitler.
Dans son fameux discours de Dakar de juillet 2007, le président Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à affirmer que «nul ne peut demander aux générations d’aujourd’hui d’expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères». Ce n’est pas l’avis du président allemand, Joachim Gauck, qui, en mars 2014, lors de sa visite du village grec martyr de Liguiades, a très officiellement demandé «pardon» aux familles des victimes pour le massacre le 3 octobre 1943 par les nazis de 92 habitants du village dont 34 enfants. Ni celui des banques américaines JP Morgan Chase et Bank of America, qui proposent désormais des bourses d’études aux jeunes des ghettos de Chicago, en réparation de leur implication active dans l’esclavagisme dont les conséquences se répercutent encore aujourd’hui. Reconnaissance et réparations qui, en regard des crimes commis ne peuvent qu’être symboliques, sont un préalable indispensable à un avenir pacifié, à une fabrication d’identité. Ce qu’écrivait Benjamin Stora dans un article paru dans Le Monde en 2012, au sujet de la guerre d’Algérie, est plus que jamais d’actualité : «Les jeunes générations éprouvent le besoin de s’inscrire dans une généalogie, une filiation, de savoir quelle a été l’attitude du père ou du grand-père dans cette guerre. Cette situation-là s’observe dans la jeunesse française avec les enfants d’appelés, d’immigrés ou de harkis qui publient des livres de témoignages, d’interrogations. La visite de l’histoire, et des guerres de décolonisation, apparaît alors comme une activité de fabrication d’identité.» La déchéance de la nationalité de binationaux revient à définir deux catégories de citoyens, à faire subir aux enfants le traumatisme d’une Histoire non soldée et dont ils ne sont pas responsables, à leur faire payer une naissance dont, pas plus que le Corse ou le Malien, ils ne sont responsables. Ce n’est déjà pas simple pour eux de construire leur identité dans un environnement hostile, que se passera-t-il demain, avec Le Pen aux portes du pouvoir dans une France en crise ? Résurgence du fantasme d’une France pure qu’il faudra, à son tour, nettoyer du sang impur qui la menace pour éviter la chute de la civilisation française «due à une dégénérescence de la race, ce pourrissement étant causé par un sang mêlé» ? Un président de la République française qui succède à un franco-hongrois, un président de la République française qui a nommé un Premier ministre espagnol naturalisé français, Manuel Valls, qui, plus royaliste que le roi, veut constitutionnaliser une citoyenneté française à deux vitesses. Nous remarquons que le seul fait d’être blanc condamne les responsables politiques pas plus français de naissance que Niagalé Bagayoko, à un déni d’«origine», sans doute parce que contrairement aux autres Français, eux, sont issus de la cuisse de Jupiter et viennent de nulle part.
L’accusation «ennemi de l’intérieur» vise aujourd’hui des citoyens non blancs et musulmans, dont le faciès, étoile jaune naturelle, indique leur appartenance à une «minorité ethnique». Avant elle, c’est la «race juive» minoritaire qui était questionnée sur son appartenance à la nation française car suspectée de «couver» des sionistes qui entreraient forcément en guerre contre la France pour défendre l’Etat d’Israël. Cette peur de l’autre qui conduit au refus de la part en lui qui est différente n’est pas nouvelle. Elle montre les limites de la politique d’assimilation à la française qui se révèle être, en somme, la négation de la part d’humanité en l’autre qui s’exprime différemment, le contraire de la tolérance. Elle conduit à la bouc-émissairisation d’une partie de la communauté nationale, symbole sacrificiel d’une Nation en crise. Zemmour, Finkelkraut et feu Glucksman, entre autres, qui n’hésitent pas à dénoncer l’antisémitisme en France, ont-ils renié leur part de judaïté pour s’assimiler à une France catholique ? Eux qui reprennent des thèses délirantes, qui nient vigoureusement le poids de l’Histoire qui pèse sur ces enfants d’immigrés venus des anciennes colonies françaises, ghettoïsés dans des bidonvilles, puis dans des foyers, pour finir en famille dans des barres HLM expulsées aux frontières de la République, le chômage et la prison qui leur font les yeux plus doux qu’aux autres, la déchirure de ne plus être de là-bas et pas tout à fait de France, dans la radicalisation d’une certaine jeunesse, pas que «d’origine» d’ailleurs, interdite de rêver à un avenir en France. Qu’ils soient aujourd’hui les chantres d’une civilisation française menacée par l’Islam est assez «perplexant». Qu’ils transposent en France, à leur tour, une guerre qui se joue ailleurs, n’est pas digne des souffrances que leur peuple a endurées au cours de l’Histoire.
Pour mémoire, nous leur rappellerons simplement que le Code Noir – édit sur la police des esclaves promulgué en 1685 puis dans sa deuxième version en 1724 – dans son article 1, commence par enjoindre à tous les officiers du roi «de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens». À l’époque, la France mise sur une hégémonie sucrière en Europe et atteindre ce but passe par la marchandisation de l’esclave puis sa chosification en tant qu’outil de production, mais aussi par la christianisation forcée des esclaves et l’expulsion des Juifs, puisque non chrétiens. Dans un monde en crise qui cherche partout un responsable, sauf en lui-même, il est commode aujourd’hui de désigner un même ennemi commun bouc émissaire, le Musulman terroriste qui remplace aujourd’hui le Juif errant qui, il n’y a pas si longtemps, était accusé de tous les malheurs du monde. Hanna Arendt écrivait déjà en 1952 que «Le danger mortel pour la civilisation n’est plus désormais un danger qui viendrait de l’extérieur. La nature a été maîtrisée et il n’est plus de barbares pour tenter de détruire ce qu’ils ne peuvent comprendre, comme les Mongols menacèrent l’Europe pendant des siècles. Même l’apparition des gouvernements totalitaires est un phénomène situé à l’intérieur, et non à l’extérieur, de notre civilisation. Le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein, à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie de sauvages». Nous y sommes.
Attendu que de reconnaissance de ses crimes commis en Afrique par la France, il ne faut pas attendre ; Attendu que la Constitution française sera opportunément révisée (et l’on crie au crime de lèse démocratie quand nos Bananias tropicaux révisent tout aussi opportunément leur Constitution copiée collée, à leur avantage exclusif) pour y inclure la déchéance de la nationalité et l’Etat d’urgence ; est-il question de profiter de cette révision pour retirer de l’Article 1 le mot «race» ? Je ne maîtrise sans doute pas très bien la langue française, mais il me semble qu’aujourd’hui, le mot «origine» renvoie de facto à la «race» et à tout ce qui, dans l’entendement des uns et des autres, rendrait le maintien du mot «race» vidé de sa substance scientifique nécessaire à la hiérarchisation des individus au sein d’une même espèce humaine. Oui Madame Bagayoko, les Français sont racistes parce que, comme vous, ils l’ont appris à l’école : les bons blancs partis civiliser les sauvages de nègres, de bougnoules, de niakoués, les bienfaits de la colonisation, les horreurs de la guerre d’Algérie perpétrés par les Algériens évidemment, etc. Comme vous, ils ne voient que des tapeurs de ballons, des chanteurs, ou des balayeurs. Comme vous, ils ne voient du pays de leurs pères dans leurs média que des images de misère, de guerre. Mais jamais on ne vous en explique l’origine.
Que les Français veuillent vivre dans le mythe d’une France blanche et chrétienne et continuent à nier une histoire qu’ils ont eux-mêmes écrite, soit. Mais obliger les enfants d’immigrés à porter un regard dégradant sur leurs parents et leur pays d’origine peut que contribuer à alimenter la haine de soi et donc de l’autre. Je vous invite à venir découvrir le pays de votre père autrement qu’à travers le regard de la France. Vous y rencontrerez des êtres aussi humains que vous et avec un peu de chance ; vous comprendrez d’où vous venez et vous pourrez construire votre propre identité sans mépriser une partie de vous.
Aïda DIAGNE
aidah.diagne@gmail.com