Les résultats définitifs du scrutin législatif du 19 avril 2020 ont été proclamés par la Cour Constitutionnelle du Mali dans sa décision du 30 avril. Cette décision, plus de deux semaines après sa proclamation, continue d’alimenter le débat politique et juridique.
L’annonce a donné lieu, on s’en rappelle, à des contestations qui ont pris des formes multiples, poussant certains à mettre en garde contre la possibilité, pour le Mali, de sombrer dans une crise post-électorale. Soucieux d’éviter que la situation n’empire, des observateurs de la société civile malienne, comme la Coalition pour l’Observation Citoyenne des Elections (Cocem), ont invité la Cour Constitutionnelle à étayer et clarifier sa décision, citant notamment des écarts dans le comptage des votes mais aussi la transparence des éléments sur lesquels la Cour s’est appuyée pour prendre sa décision.
Ces mouvements de contestation, dans les rues de la capitale et des régions, conjuguée aux prises de positions publiques, ont amené certains à annoncer que le moment était venu de réfléchir à une réforme de la Cour constitutionnelle. Pourtant, sans une analyse méthodique de la situation actuelle, aucune réforme ne peut être conduite. Reprenons donc ici quelques points.
Sur le plan du droit constitutionnel malien, l’analyse est claire : la Cour Constitutionnelle est le seul juge des élections législatives, présidentielles, et des opérations référendaires. A cet effet, elle statue obligatoirement sur la régularité des élections présidentielles, législatives et des opérations de référendum dont elle proclame les résultats définitifs (art. 86 de la Constitution de 1992, art.169 de la loi N°2016-048 du 17 octobre 2016 modifiée portant Loi électorale).
Pour être en mesure de valider la tenue des scrutins, la Cour dépêche des observateurs électoraux dans tous les centres de vote, afin de relever toutes irrégularités. Ceux-ci adressent ensuite à la Cour leurs rapports sur la base desquels les juges déterminent les résultats finaux tout en répondant aux saisines des candidats, des partis politiques, des groupements de partis politiques, des représentants de l’État auprès des collectivités, tout comme des membres de chaque bureau de vote (art. 87 de la Constitution, art. 31 de la Loi N°97-010 du 11 Février 1997 modifiée et art. 13 du Règlement Intérieur).
Ses décisions, ne peuvent faire l’objet d’aucun recours et s’imposent donc aux pouvoirs publics, ainsi qu’à toutes les autorités administratives et juridictionnelles et à toutes les personnes physiques et morales (art.94 de la Constitution). Néanmoins, après délibération de ses membres, soit d’office, ou à la demande de toute personne intéressée, ses arrêts, ses avis et ses constats peuvent faire l’objet de rectification en cas d’erreur matérielle dans leur rédaction (art. 10 du RI).
Concernant le scrutin du 19 avril 2020, la Cour a reçu 79 requêtes. Elle en avait reçu 129 lors du scrutin législatif précédent, en 2013. Parmi les requêtes reçues en 2013, 39 émanaient de la seule circonscription électorale de Djiré, dans la région de Tombouctou, alors qu’un seul siège de député était en jeu.
Loin d’attester d’une contestation massive de la tenue du scrutin, ces requêtes, dont le nombre a significativement baissé par rapport à 2013, montrent néanmoins, une évolution notable des griefs. En 2020, les requêtes portent principalement sur des actes de violence physique, et des irrégularités dans le remplacement des agents électoraux (Sikasso, Kati, Koro, commune IV, V et VI de Bamako). Ces derniers sont largement dus à des préoccupations liées à la sécurité sanitaire des personnels des bureaux de vote (Covid-19). En 2013, la Cour avait été saisie de requêtes concernant des actes de bourrages d’urnes, d’achat de consciences, de falsification des résultats…
Sans nier l’importance capitale pour la démocratie de la bonne tenue des processus de vote, la crise sanitaire actuelle, est fréquemment invoquée par les personnels des bureaux de vote pour expliquer l’absence à leur poste. Fallait-il tenir le scrutin dans ce contexte de crise sanitaire liée au covid-19 ? Nous ne reviendrons pas ici sur les inquiétudes sur la sécurité sanitaire des bureaux de vote.
Rapprochés des taux de participation, ces chiffres donnent une vision différente du scrutin d’avril 2020. Que ce soit en 2013 ou en 2020, les taux de participation sont restés relativement stables avec 37% en 2013 et 35,5% en 2020. Rappelons qu’en 2013, le scrutin marquait le retour de la démocratie après le coup d’État de 2012 dans un contexte sécuritaire différent de celui que connait le pays actuellement puisqu’entretemps, les violences ont évolué et se sont propagées.
Les chiffres du scrutin 2020, tout autant que la lecture des motifs invoqués, semblent, loin d’attester d’une contestation massive, généralisée et étendue à l’ensemble des régions du pays, qui pourrait laisser penser à une crise post-électorale.
Pour autant, dans son arrêt du 30 avril 2020, faisant droit à une quinzaine de requêtes, la Cour annule les résultats des scrutins dans plusieurs localités (12 communes dans la circonscription électorale de Sikasso, 2 centres de vote dans la Commune I de Bamako, plusieurs dans les Communes IV, V et VI de Bamako, mais aussi à Kati, Bougouni et Koro). Sur la base des rapports transmis par les délégués de la Cour, de l’instruction des requêtes, et du traitement des recours. (art. 39 de la loi N°97-010 du 11 février 1997 modifiée).
Les motifs invoqués à l’appui de sa décision sont légitimes. L’action de la Cour Constitutionnelle est justifiée. Sa décision s’impose à tous y compris, à la Cour elle-même. Sur le plan du droit, l’annulation des résultats, parce qu’elle entre dans le cadre prévu par le droit électoral malien, est incontestable.
Alors, si l’analyse sur le plan du droit est relativement directe, la question n’en demeure pas moins de déterminer pour quels motifs la contestation perdure.
Est-ce que les conséquences de la décision de la Cour posent un problème particulier ? L’article 40 de la loi N°97-010 du 11 févier 1997 prévoit qu’en cas de manquement aux règles du droit électoral, la Cour peut choisir d’annuler totalement ou partiellement l’élection contestée, ou de reformer les résultats et alors de proclamer élu, le candidat qui l’a été de façon régulière.
Si le droit est respecté, alors le mécontentement doit porter sur le plan politique. La contestation des résultats, qui prend place de manière visible, dans les rues de la capitale et de certaines grandes villes du pays, en particulier à Sikasso, porte sur les conséquences de la décision de la Cour sur l’issue du scrutin. Le RPM gagne ainsi, avec la proclamation des résultats définitifs par la Cour, une dizaine de sièges.
Pour autant, la composition de la nouvelle Assemblée Nationale du Mali reste morcelée et aucun parti ne peut seul y contrôler la majorité des voix. Comment la décision de la Cour Constitutionnelle, puisqu’elle ne change pas de manière significative l’équilibre des forces politiques au sein de la nouvelle Assemblée, peut-elle donc, seule, attiser autant de colère ?
Il est important de noter ici que la contestation visible, celle qui s’affiche dans les lieux traditionnels de la contestation politique – les rues de la capitale, les monuments de la démocratie malienne, les grandes villes – est significative puisqu’elle rend visible un sentiment de désaccord avec une décision par essence politique, mais elle n’en est pas pour autant représentative. Pour la comprendre, et lui donner un sens, il faut la comprendre en lien avec une autre forme de contestation : celle qui intervient au sein des corps intermédiaires maliens : les partis politiques eux-mêmes et les grandes figures du pays. Si la rue conteste, c’est-à-dire des groupes de jeunes gens qui manifestent de manière sporadique, c’est dans la composition des expressions contestataires dans les groupes politiques constitués que la surprise vient. Annulant la proclamation des résultats faite par le Ministère de l’administration territoriale, la décision du juge constitutionnel est fortement critiquée par les partis de l’opposition (en commune 1 et 6 de Bamako), mais également au sein du parti même du chef de l’Etat (à Bougouni) et de la majorité (à Kati, Sikasso, Koro, Mopti). Doit-on y lire une contestation partagée de l’action de la Cour Constitutionnelle ? De ses pouvoirs ? De ses modes de décision ?
Il apparait que ce que contestent les observateurs et acteurs du jeu politique malien, ce n’est pas ce qui fonde l’action du juge, mais sa décision d’intervenir.
C’est précisément l’aspect discrétionnaire, de son intervention qui fait débat. En effet, depuis 2012, si la Cour a été fortement sollicitée pour dire le droit, notamment, lors de la réforme constitutionnelle de 2017 rejetée par la rue, lors de la tenue des différents scrutins, faisant preuve d’une lecture « tolérante » du droit (voir le débat sur la prorogation du mandat des députés en 2018, elle s’était dite et dédite en l’espace d’une petite semaine), ce sont ses interventions dans le champ politique qui fondent aujourd’hui sa critique. La lettre au Maire RPM de la Commune IV de Bamako, l’assurant du soutien de la Cour quand il interdit l’utilisation et la vente de certains médicaments, ou encore l’affaire de la lettre adressée à l’ ancien président de la République Alpha Oumar Konaré, lui demandant de s’impliquer dans l’organisation du Dialogue National Inclusif (DNI), sa mise en garde de l’ancien président du HCI alors que celui-ci s’apprêtait à créer un nouveau parti à caractère religieux… toutes ces interventions, par lesquelles le juge constitutionnel a dépassé le périmètre de ses compétences, ont entaché la lecture de ses décisions successives. Comment la Cour peut-elle sortir de son domaine de compétences en s’impliquant dans le champ politique mais continuer à dire le droit électoral en invoquant une neutralité ?
Il y a là un ensemble de contradictions qui vient aujourd’hui nourrir la contestation alors que sa récente décision vient donner un avantage, certes non décisif, mais clair, à un camp politique donné.
Dès lors que les hommes et les femmes qui sont choisis pour siéger à cette Cour décident, collectivement, d’intervenir au nom de l’institution, dans des débats qui dépassent les compétences de la Cour, ils créent les motifs d’un questionnement, légitime, sur la neutralité d’une institution qui ne peut pas, ne doit pas, entrer dans l’arène du politique. Alors que de nouvelles nominations au sein de la Cour interviendront en 2022, avant les prochaines élections présidentielles et législatives, il sera important de veiller aux garanties de neutralité de ces nouveaux membres, en reformant leur mode de désignation, pour renforcer la mise en pratique de l’obligation de neutralité politique de cette institution-clé de la démocratie malienne.
OUMAR BERTE
Politologue et docteur en droit public
Florent BLANC
Docteur en science politique