En un peu plus de deux ans, au Mali, la junte a publié plusieurs textes pour légitimer sa présence : un Acte fondamental, une Charte de Transition, plusieurs textes révisant cette loi devenue constitutionnelle… Depuis octobre 2022, la liste s’est allongée d’un avant-projet de Constitution. À l’image des documents élaborés avant lui, cet avant-projet de Constitution se signale par sa mauvaise qualité juridique, comme en témoignent les conditions de sa rédaction et sa nature équivoque : l’avant-projet n’émane pas d’une institution légitime – la désignation de ses membres étant d’ailleurs mal connue –, et il a déjà la forme d’un projet abouti. Cela laisse à penser que l’Assemblée constituante, qui devra normalement rédiger le projet de Constitution, n’aura rien à faire, sinon approuver ce travail préfabriqué. Dans la forme même du document, on est donc loin de la refondation de l’État qui avait été annoncée. Cela est vrai à la lecture des treize titres qui sont nombreux à reprendre in extenso ceux de la Constitution de la IIIe République. De là à penser que ces 195 articles se réduisent à une révision de la norme de 1992, il n’y a qu’un pas en rien audacieux. Quoi qu’il en soit, les putschistes ont habitué les Maliens à ces travestissements visant à leur faire croire que leur avenir est entre leurs mains. Ce cliché de la politique est tellement rebattu depuis le début de la Transition que les prétendues avancées ne trompent plus personne. L’ambiguïté de cet avant-projet en est un exemple supplémentaire, qui révèle les intentions malsaines de l’armée au pouvoir, l’essentiel des mesures instituant une Constitution nuisible créant d’abord l’illusion d’un régime parlementaire (I) ; façonnant ensuite un régime présidentialiste (II) et instaurant enfin un régime militaire (III).
I—L’illusion d’un régime parlementaire
En juxtaposant les trois institutions que sont le président de la République, le gouvernement et le Parlement, l’article 36 de l’avant-projet de Constitution sous-entend la grande importance de chacune d’entre elles. Un régime parlementaire dans lequel les pouvoirs sont égaux et collaborent serait donc instauré, idée que la création d’un Haut Conseil de la Nation (article 94) renforcerait. Ces suppositions sont cependant démenties par l’article 77 disposant que le gouvernement est responsable devant le président de la République, et lui seul. Cette mesure prouve que l’avant-projet ne présente pas un régime parlementaire ou que, tout au moins, les représentants du peuple n’ont que de faibles pouvoirs. En effet, dans le texte, aucun équilibre n’existe entre les deux chambres et le gouvernement, parce que les droits de ce dernier, selon les articles 75 et 76, sont très limités. Par exemple, c’est le président de la République qui conduit la politique de la nation. Présentée par le Premier ministre, elle n’est même pas votée par les Parlementaires (article 79) : leurs droits sont eux aussi réduits. De même, l’article 72 autorise, certes, les membres des assemblées à destituer le Président, mais on imagine mal que si la majorité d’entre eux soutient le chef de l’État ils votent sa révocation. En effet, l’article 106, censé éviter les manœuvres électoralistes, impose l’inféodation des parlementaires à leur parti ; sinon, ils risquent d’être déchus de leur mandat. D’ailleurs, une immunité prévue à l’article 103 a beau les préserver de poursuites en raison des opinions ou des votes émis lors des sessions parlementaires, leur expression est bridée. Les articles 122, 123 et 127 multiplient ainsi l’impossibilité faite aux deux chambres d’amender les textes du gouvernement et de voter, notamment en matière budgétaire. Par conséquent, le contrôle de l’action gouvernementale (article 128) tient plus de l’illusion que de la réalité. De toute façon, le gouvernement n’est responsable que devant le président de la République (article 77). Donc, en fait de régime parlementaire, l’avant-projet de Constitution esquisse une sorte de régime présidentiel fort.
II—Un faux régime présidentialiste
Dans le régime présidentiel, le chef de l’État est aussi chef du gouvernement. Affirmer que le texte remis par Fousseyni Samaké présente un tel fonctionnement est donc faux, a priori, étant donné que le président de la République est distinct du Premier ministre. Cependant, la fonction de celui-ci se limite à animer et à coordonner l’action gouvernementale (article 76), le président de la République détenant l’essentiel des pouvoirs politiques comme celui de conduire la politique ou de faire les lois, d’après l’article 120 : au diable, donc, la séparation des pouvoirs ! Par ailleurs, le principe de la révocation du chef de l’État par le Parlement pourrait contredire lui aussi l’idée de l’instauration d’un régime présidentiel ; mais, nous l’avons expliqué, les représentants du peuple étant vraisemblablement du même parti que le Président et ne pouvant lui être infidèles sous peine de perdre leurs sièges, le pouvoir de révocation est implicitement renversé au profit du Président lui-même. Cette pression implicite marque selon nous une dérive, signe d’un régime présidentialiste, avec le caractère péjoratif qui l’accompagne d’ordinaire. Plusieurs articles de l’avant-projet de Constitution vont dans ce sens. L’article 145 indique ainsi que c’est le président de la République qui nomme le président de la Cour suprême, chargée, le cas échéant, de le destituer… Mais on se demande alors comment la procédure pourrait aboutir, d’autant que le texte ne fournit aucun critère précis de jugement ; de plus, c’est lui aussi qui nomme tous les membres de la Cour des comptes (article 168) ; quant aux poursuites judiciaires – car il est pénalement responsable conformément à l’article 73 –, elles sont suspendues jusqu’à la fin du mandat de cinq ans ou de dix ans, si le Président est réélu. Ses droits, très étendus, ont de quoi inquiéter un peu plus alors qu’ils s’ajoutent à ceux que l’avant-projet lui attribue dans le domaine militaire.
III—Un régime militaire
Dans un État comme le Mali, souvent dirigé par des officiers depuis l’indépendance, il est crucial d’observer les prérogatives dont dispose le chef de l’État concernant l’armée. L’article 63 fait de lui le chef suprême des forces armées et de sécurité et le président du Conseil de sécurité nationale et du Comité de défense nationale – organes dont les missions ne sont pas définies –, tandis que l’article 67 lui donne le droit de nommer aux emplois militaires supérieurs. Ces dispositions resteraient des banalités si elles n’étaient pas jointes à l’article 89, qui rappelle que les forces armées et de sécurité sont soumises à l’autorité politique, donc au président de la République (puisqu’il conduit la politique de la nation), mais aussi et surtout à l’article 88, selon lequel ces mêmes forces « participent aux actions de développement économique, social et culturel du pays » : autrement dit, les militaires sont polyvalents, et c’est au palais de Koulouba que se décident leurs missions, même si elles n’ont aucun rapport avec les tâches qui leur incombent par nature. L’avant-projet assure la domination de cette institution par l’article 92, qui prévoit de lui donner toujours des moyens élevés. Ajoutons enfin que le texte reste muet quant à la possibilité pour un officier d’accéder à la présidence du Mali. Mais l’article 192, disposant que « le peuple a droit à la désobéissance civile pour la préservation de la forme républicaine de l’État », on imagine sans difficulté aucune qu’un militaire cherche à l’aider dans cette désobéissance et parvienne, de façon plus ou moins pacifique, à s’installer dans un fauteuil si convoité : l’avant-projet de Constitution ne résulte-t-il pas indirectement de ce scénario ?
Fruit d’une concertation voulue et organisée par la junte, l’avant-projet n’est finalement qu’un ensemble d’articles sibyllins, mal reliés et souvent contradictoires. Signalons ainsi que si le président de la République ne pouvait assurer ses fonctions, nul ne sait qui lui succéderait le temps d’organiser une élection, puisque les articles traitant de ce problème s’opposent. Nous pensons que ces erreurs graves démontrent la précipitation d’un régime trop pressé de se maintenir au pouvoir ainsi que sa volonté d’organiser un État instable, corrompu, de sorte à continuer d’agir comme bon lui semble.
Balla CISSÉ
Docteur en droit, enseignant-chercheur, avocat