Témoignage : A mon père et à mon premier maître d’école

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Mon père Namballa Keïta (né vers 1915 et décédé en mars 1999) a servi l’essentiel de sa longue carrière de fonctionnaire comme infirmier chef de poste médical dans le village de Badougou Djoliba. Cet homme charismatique, connu à travers tout le Mandé comme “Dòkòtòrò Balla” ou “Djoliba Balla”, n’avait jamais passé de temps sur les bancs de l’école coloniale, étant né dans une zone où l’école des Blancs n’avait pas encore poussé ses tentacules.

Il devait son accès au savoir moderne et son ascension sociale, pour ainsi dire, au temps (1940-45) qu’il a passé dans l’armée française comme tirailleur sénégalais, ayant été enrôlé pendant la Seconde guerre mondiale, à Gossas (dans le bassin arachidier du Sénégal), où il travaillait comme saisonnier agricole (navetane en wolof) tout comme beaucoup de jeunes gens qui s’exilaient des colonies du Soudan français (Mali) et de la Haute-Volta (Burkina Faso).

A sa démobilisation en 1945, sur les bonnes recommandations de ses supérieurs militaires français, il a été recruté dans les Services d’Hygiène situés alors sous les grands fromagers de Bamako (Zone appelée “Banan Tou” près du fleuve Niger). Eh oui, il existait bel et bien à Bamako un département appelé “Service d’Hygiène”. A voir le Bamako d’aujourd’hui crouler sous les ordures et s’étouffer des miasmes malodorants de ses égouts bouchés, on n’imagine pas qu’un tel service a existé dans un passé relativement récent.

Et faut-il ajouter que ce service était un des plus musclés de l’administration coloniale et que c’était à la grande diligence de ses agents appelés “narawélikèlaw” que Bamako devait sa fière réputation de “la ville la plus coquette de l’Afrique de l’ouest.” Le “narawélikela” (déformation du terme français, celui qui dépiste les larves de moustiques) était généralement un ancien tirailleur, féru de discipline militaire et totalement convaincu du sérieux que l’administration coloniale mettait dans la propreté des lieux d’habitation et des espaces de travail dans la ville.

Il était craint et avant son passage quotidien dans le secteur qui lui était attribué, les eaux stagnantes dans ou devant les ménages et les magasins et divers services disparaissaient de même que les ordures. Certaines générations de Bamakois associent encore le Corps des agents du Service d’Hygiène au nom d’un personnage mythique de l’époque nommé Lassidan Karamoko (Keïta), dont le prestige était évoqué par les chanteurs et les cantatrices du Bamako d’alors. Signalons au passage que cet homme légendaire était le père de la grande pionnière de la lutte anticolonialiste et panafricaniste, Madame Aoua Keïta, dont l’autobiographie est intitulée Femme d’Afrique.

Pour revenir à mon père, on dit de lui qu’il s’acquittait avec beaucoup de rigueur de sa tâche de garant de la propreté de son secteur, lequel allait de plusieurs commerces libanais du centre-ville jusqu’à la colline de Koulouba, le Grand Hôtel et les Écoles coloniales y compris.

On raconte que pour éviter que les gens ne puissent l’amadouer en bambara et le forcer à être complaisants ou indulgents avec eux, il feignait de parler seulement le wolof (langue qu’il maîtrisait bien de par son séjour prolongé dans le bassin arachidier). Le voyant arriver de son pas vif de soldat en campagne, on s’empressait de vite mettre de l’ordre dans les choses pour éviter de se voir infliger une contravention par “ce fou de Wolof”.

En évoquant ces histoires qui m’ont été transmises au fil des années, je ne peux m’empêcher de rire car mon père était du genre plutôt “comédien” et taquin, grand amateur de blagues, penchant qu’il utilisera beaucoup dans son approche à ses patients, à qui il ne manquait jamais d’arracher des rires et même des moments d’hilarité en les recevant à l’infirmerie du village. A Djoliba, il avait une blague pour chacun et il parvenait à dérider jeunes et vieux, hommes et femmes, même lorsqu’ils souffraient de divers maux.

Mais pour en arriver à la raison qui me fait prendre la plume aujourd’hui, je dirai que pour mon père, homme qui devait sa formation médicale non pas à l’école entre 4 murs, mais à son acharnement inflexible à apprendre pour triompher de l’adversité, éduquer son peuple et surtout la jeunesse montante au sein de l’école publique était une véritable religion, dont les grands-prêtres, ceux qui méritent la plus haute vénération, étaient les maîtres d’école.

Dans “Namballa Keïta : un tirailleur et son village,” film récemment primé “Silure du Jury documentaire long métrage de la diaspora africaine” (Premières rencontres cinématographiques de Sya, Bobo-Dioulasso), je viens de rendre hommage au long combat qu’il a mené toute sa vie, non seulement pour encourager la scolarisation des enfants à Djoliba, son village d’adoption, mais aussi pour créer une première école sur fonds propres en 1959, dans son village natal de Nana-Kéniéba, dans les monts mandingues.

Voici une petite histoire que je n’ai jamais partagée jusqu’ici, comme preuve de l’admiration sans pareille que mon père avait pour les soldats anonymes qui avaient réussi à bâtir une école de qualité au Mali et à laquelle nous, les premières générations scolarisées à la fin de la colonisation française et ayant bénéficié du sérieux des premières décennies de l’école malienne, nous devons tout ce que nous sommes aujourd’hui (des grands commis de l’Etat malien, des grands chercheurs-enseignants tant au Mali que dans les universités du monde, etc.).

En 1982, lorsque mon père prenait sa retraite après 45 ans de loyaux services rendus à l’Etat colonial du Soudan et postcolonial du Mali, je poursuivais aux Etats-Unis mes études postuniversitaires entamées en Europe. J’ai décidé volontairement d’économiser un peu d’argent sur le modeste pécule que me payait l’université de Georgie-Athens pour mon travail d’assistant de français, pour l’envoyer à mon père, en me disant que, même modique et symbolique, cette somme pouvait répondre à quelque besoin dans une famille nombreuse. Quelques mois plus tard, j’ai eu cette surprise : une lettre envoyée par mon premier maître d’école, M. Sidi Kinta, et dont je reproduis les mots ici pour l’honorer, où qu’il soit, après tant de décennies écoulées.

 

Bamako, le 14 juin 1982

Cher Keïta,

C’est avec une grande joie que j’ai appris de vos nouvelles avec votre père Nambala. Cela m’a fait évoquer des souvenirs assez lointains mais encore persistants dans ma mémoire d’instituteur à Djoliba.

Ensemble nous avons bavardé un peu à Kati sur toi. A travers ces conversations que j’ai eues avec lui, ce qui m’a ému c’est le souvenir que vous avez encore de moi. Il m’a remis à cet effet une somme de 5 000 francs maliens ?) de votre part. J’en étais content et je lui ai adressé mes remerciements. C’est bien gentil.

Ce que j’ai fait pour vous à votre initiation à l’école, c’était pour moi un devoir. J’ai toujours eu l’intuition que vous vous rendrez un jour utile à votre famille. Ce vœu secret que j’ai nourri s’est réalisé. Et j’en tire un grand plaisir et une vive joie. Vous avez pris le bon chemin de la vie pour les jeunes : l’obligation morale qu’on doit de se rendre utile à ses parents.

J’ai été votre premier instituteur. Je suis heureux pour votre réussite. Je vous souhaite beaucoup de courage et de succès dans la vie. Actuellement, j’ai cessé d’enseigner.

 

Par votre premier maître Sidi Kinta, au Ministère de l’Intérieur

Bamako (RM)

 

Je ne saurais ajouter beaucoup plus aux mots émouvants de cet éloquent enseignant, d’une espèce rare de nos jours et à laquelle on pourrait accoler à juste titre l’étiquette spéciale de véritables accoucheurs de vocations et d’éveilleurs de consciences. Cependant, je tiens à préciser que c’est mon père qui a eu l’idée de rechercher mon ancien maître, estimant qu’une partie de la première somme d’argent que mon éducation scolaire m’a permis de gagner, lui revenait de droit et au premier chef.

Ce geste si magnanime et généreux de mon père m’a invité à regarder dans le rétroviseur et à saluer ainsi ceux qui, les premiers, ont vu un avenir brillant en moi et qui ont accompagné mes premiers pas sur le chemin de croix de l’écolier africain d’antan. Il m’a fait comprendre aussi et cela plusieurs années passées à quel point mon père appréciait et vénérait le rôle de l’enseignant et du maître d’école.

Il savait qu’il ne servirait à rien d’ériger un bâtiment scolaire si on ne mettait pas devant le pupitre des gens qui considèrent leur mission comme un sacerdoce et que la société dans son ensemble devrait honorer pour leur contribution unique et irremplaçable à l’avancement et au progrès de toute société. Même sans avoir été à l’école, mon père savait cette vérité péniblement ignorée de nos jours, au prix amer de l’absence de patriotisme réel chez les élites intellectuelles et de l’effondrement prévisible de nos états postcoloniaux, le Mali pouvant être cité comme premier exemple.

Aucun pays ne peut devenir indépendant sans un système éducatif performant. Mon père était convaincu de cela à son retour de la guerre. A cet égard, la phrase finale dans la lettre de mon premier maître, “Actuellement, j’ai cessé d’enseigner,” m’est apparue plus clairement quelques années plus tard comme le signe du malheur qui accablait l’école malienne, celle-là même qui nous a formés, mes camarades d’âge et moi. En effet, j’ai compris que pour que l’éducateur chevronné qu’était mon maître abandonne le navire de l’école malienne pour un poste dans l’administration, il s’était passé un crime que beaucoup ne comprennent plus aujourd’hui : le sabordage de l’école publique par les institutions de Bretton-Woods (la Banque mondiale et le Fonds monétaire international) avec la complicité lâche et l’assentiment coupable des autorités gouvernementales de l’époque (le régime de Moussa Traoré) au diktat de l’ajustement structurel des années 70 et 80.

C’est à cette époque que l’enseignant a été dévalorisé socialement car placé dans des situations matérielles franchement précaires et indignes d’une société respectable. Pendant que mon maître quittait l’enseignement pour l’administration, ses confrères abandonnaient eux aussi le navire pour aller chercher leur survie dans les pays voisins (Côte d’Ivoire, Niger, Burkina Faso, Sénégal) et même en Afrique équatoriale (Gabon, Congo) et jusque dans l’Océan indien, m’a-t-on dit. Autant de pertes pour le Mali, autant de gain pour ces pays qui ont accueilli à bras ouverts ces enseignants compétents pour maintenir la qualité de leurs systèmes éducatifs. Les résultats désastreux de ce phénomène sont visibles à l’œil nu dans les différences qualitatives entre les élites de nos divers pays. Qu’en est-il de la situation aujourd’hui ?

L’avènement de l’ère démocratique n’a malheureusement pas amélioré la situation. Les décisions malencontreuses d’attribuer des postes ministériels à des étudiants étaient un mauvais signal pour le Mali et une subversion de la logique saine d’une société organisée sur la base du mérite et du respect de l’effort personnel sanctionné par une école digne de ce nom. La démocratie et ses nombreuses dérives et dysfonctionnements de 1991 à maintenant ont fini de prendre l’école malienne en otage en la livrant à diverses mafia (politiques, affairistes, scolaires et universitaires), des fléaux à combattre et éliminer si le pays doit reconstruire une école saine, patriotique et au service d’un état laïc responsable de et devant toutes les composantes du grand Mali.

 

Cheick Mahamadou Chérif Keita

The William H. Laird Professor of French and Liberal Studies,

Award-winning documentary filmmaker,

Carleton College (Minnesota, USA)

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