Dans l’empire de la doxa, dans la dictature de la médiocrité, le projet d’une religion d’État se dessine-t-il à l’horizon ?
Depuis l’avènement de sa Majesté Elhadj Ibrahim Boubakar Keita, notre pays (ironiquement) a connu une ascension fulgurante. Sa croissance économique est au top. L’armée poursuit sa montée en puissance ; les institutions étatiques sont stables et fonctionnent à la merveille. Le pays avance à grands pas et les événements s’y succèdent. Les journalistes, les analystes, les juristes, les politologues, les sociologues… y trouvent de matières à discuter, à débattre. À leurs yeux, la République est devenue une source inépuisable de réflexions et d’actualités, de par la diversité des événements.
Cependant, le peuple et les esprits supérieurs ne comprennent pas le sens et le cours des événements qui s’y passent. Et le roi lui-même s’en est confus. Il a du mal à comprendre pourquoi le peuple ne lui comprend pas. Il multiplie les adresses à la nation, il a adopté une nouvelle posture de communication. Mais pour le peuple, insaisissables et incompréhensibles sont le langage et le sens de ses discours. Il l’exige donc à dresser la nation au lieu de s’y adresser à la moindre des évènements, à mettre aux postes de commandement les talents et la vertu, à dessiner un cap et un horizon, à donner un langage, une identité à leurs revendications. Par contre, le roi lui aussi n’arrive pas à appréhender et à saisir les raisons de manifestations et les messages que véhiculent et professent ses alliés d’hier sur les places publiques. Il semble ne pas être au courant que le clanisme menace et vacille le bon ordre politique de son régime ; que la démocratie commence à se dégénérer en une tyrannie plus redoutable que jamais.
En effet, l’alarme s’est déclenchée depuis le rejet du couvre-feu par le peuple. Depuis ce jour, les crispations et la colère s’enlisent, la misère et la frustration se voient et se lisent sur tous les visages. Le tronçon Mali brûle, la confusion y triomphe. L’anarchie politique est substituée dans l’ordre juridique. À Kidal un particulier gracie les prisonniers, la cour constitutionnelle blanchit l’expression et la voix du peuple exprimées dans les urnes. La vie de la République est devenue un long procès, toujours incertain, toujours recommencé, toujours refait. Et le pays semble devenir une ordonnance ou prescription médicale écrite depuis plusieurs décennies et qui doit être livrée à tout patient, peu importe la maladie dont il souffre. Sa Majesté peine ainsi à s’affirmer, et son gouvernement est devenu une machine qui tourne à vide. Les assises et accords politiques se succèdent. Ils sont censés être un remède magique à toutes les déficiences et à tous les maux de la République. Mais à la case de départ, nous y voilà toujours !
L’exercice de la liberté individuelle et collective est réduit à néant ; le pays et le peuple en souffrent. La sécurité d’État n’est plus dans son rôle classique de renseignements, elle s’est transformée en une institution judiciaire et se met exclusivement au service du roi. Ignorer le cri du peuple, mépriser la voie des opposants, isoler les contestataires, torturer les journalistes et les porteurs de discours divergents sont désormais les responsabilités et les tâches qu’incombe et révèle de la compétence et de domaine d’intervention de la Sécurité d’État.
Dans la République, celle érigée à l’image du système de gouvernance de sa Majesté, les citoyens se sentent de moins en moins écoutés. Ils ne sont plus représentés par ceux qu’ils ont élus. La parole qu’ils ont fait entendre dans les urnes est dissoute par une architecture juridictionnelle, elle-même victime de l’anarchie constitutionnelle qui la confère tout le pouvoir, qui l’empêche la transparence et qui l’oblige à agir et à réagir exclusivement pour l’intérêt supérieur d’un régime en lieu et place de la République. L’expression citoyenne se trouve donc appauvrie. Et le blanchiment des voix du peuple devenant ainsi une marchandise de grande valeur, la conception de la représentation s’en est trouvée radicalement modifiée et redéfinie. Dans la République, la nôtre bien sûr, les élections ne signifient et ne sont plus un moyen pour le peuple de se représenter, de faire un choix d’orientation politique, de distinguer les qualités individuelles, mais de permettre à la Cour Constitutionnelle de choisir tranquillement et humblement les plus proches de sa Majesté. La transparenceet la démocratie y sont devenues donc une utopie.
Dans le même temps, le projet d’une religion d’État se dessine à l’horizon. L’islam s’érige doucement en religion d’État. Sur la place de l’indépendance, l’appel à la mosquée s’est substitué et a remplacé le chant, l’hymne national de la République. Désormais, les choses se font autrement dans la République ! Une démonstration de force s’y organise entre les institutions étatiques et les institutions ecclésiastiques, entre les partisans et les opposants du régime. Quoi qu’il en soit, les religieux sont désormais porteurs de revendications et de projets. Ils ne veulent plus rester à l’écart. Il faut donc une combinaison démocratique de théocratie laïcisée et laïcité sacralisée, de spiritualité libéralisée et de libéralisme spiritualisé. Une petite dose de toutes les spiritualités, de toutes les croyances de la République, pour que chacun puisse s’y reconnaître et remplacer à cet effet la devise Un Peuple-Un But-Une Foi à celle de Atakbir – Alélouya – Kontron ni Sanée. Et ça y est !
La République est donc constamment dans une impasse ; les investisseurs étrangers s’y écartent. La méfiance et les faussées s’agrandissent de jour en jour entre gouvernants et gouvernés ; le peuple peine à s’unir. Pourtant, dans une République, disait Pierre Rosanvallon, « quand les idéologies déclinent, quand la définition de l’intérêt général s’avère plus problématique et quand l’avenir paraît incertain et menaçant, ce sont en effet les talents et les vertus des gouvernants qui font significativement retour et servent de points de repère. » Mais hélas, dans notre République à la bannière, les talents et les vertus y manquent. C’est le règne de l’ignorance et de la carence ! Les hommes sont plus importants que les idées qu’ils portent. Au nom de la promotion de la jeunesse, les nullards sont nommés et occupent la tête des institutions. L’assurance de la récompense de la vertu, du mérite, de l’expérience et de la compétence n’est plus à l’ordre du jour.
Et face à toutes ces situations, le grand monarque, rebelle à la vérité, hostile aux critiques, allergique à la contradiction et aux revendications du peuple, mais très docile à la flatterie et aux doléances de groupes armés, souffre de surdité. Il semble devenir inapte à gérer et à remplir son ministère. Ses politiques sont ménopausées ; elles n’engendrent plus. Sa communication atteint difficilement le peuple, et ses paroles ne suivent et n’épousent plus les actes. Elles produisent moins des effets sur la conscience du peuple. Mais l’effervescence de la marche du 05 juin et l’enseignement de l’histoire veulent que le roi se réveille et se ressaisisse avant qu’il ne lui soit trop tard, avant que son pouvoir s’effondre, avant qu’il ne perde l’affection du peuple. Car le gladiateur une fois perdu le glaive n’a et n’aura plus d’autres moyens de défense que de se livrer à la mort.
Belgrade, le 13 juin 2020
Sekhou sidi Diawara dit « SERPENT », doctorant en Sciences Po à l’université de Belgrade Mail : diawara.sekhousidi@yahoo.fr