La Conférence de l’Onu sur le Sahel n’a pas pris la décision d’engager une intervention militaire au Nord-Mali, malgré l’appel insistant de François Hollande. Cette prudence de la communauté internationale devrait être mise à profit pour mener une réflexion sur l’opportunité d’une telle intervention. En général, les théoriciens de la guerre considèrent que l’engagement militaire doit, pour réussir, s’insérer dans une stratégie globale prenant en compte les données politiques, économiques et géographiques. Dans le cas présent, il faudrait particulièrement prendre en considération aussi bien la situation politique de l’ouest-africain que les spécificités du terrain du Sahel-Sahara.
Sur le plan politique, la prudence de la communauté internationale est à analyser. La France semble pousser à la roue pour des raisons de politique intérieure liées, d’une part, à sa situation de principale victime des prises d’otages et, d’autre part, à son rapport perturbé avec l’Islam. Mais elle n’arrive pas à entraîner ses alliés traditionnels dans la voie d’une action militaire au Nord-Mali. Aux Usa, l’administration Obama semble décidé à rester fidèle à une stratégie de destruction de Al-Qaida tirant les leçons des dérives observées en Irak et en Afghanistan notamment.
Au plan sous-régional, la Mauritanie, le Niger et l’Algérie, les trois principaux pays frontaliers du Nord-Mali, ne peuvent qu’être circonspects devant les conséquences d’une intervention militaire de la Cedeao. Ces trois pays partagent en effet une autre particularité, celle d’être les principaux théâtres d’opération de Aqmi. Une situation de guerre dans le Nord-Mali ne pourrait manquer d’entraîner un redéploiement des groupes terroristes sur leur sol national et porter directement atteinte à une stabilité déjà difficile à préserver.
Au Mali lui-même, la prise de contrôle des régions Nord par les néojihadistes a ouvert une crise politique majeure, qui est loin d’être résorbée. L’armée et le gouvernement ne parlent pas toujours le même langage. Les manifestations des 19 et 28 septembre 2012 ont mobilisé des centaines de personnes exprimant leur rejet d’une intervention de la Cedeao. Des forces politiques et sociales significatives de ce pays semblent opter pour une « reconquête » du Nord effectuée par l’armée malienne elle-même, préalablement restructurée et convenablement équipée. Faudrait-il y voir seulement l’expression d’une fierté nationale malvenue de nos cousins bambaras ? Ou la conscience des risques d’une « somalisation » du Mali que porterait un tel projet d’intervention ?
Quant au Sénégal, nous aurions tort de sous-estimer les impacts éventuels d’une guerre ouverte au Nord-Mali sur notre stabilité et sécurité intérieures. Le désarroi de notre jeunesse, qui a pris ces dernières années la forme extrême des suicides collectifs de l’émigration clandestine et des autodafés devant le Palais présidentiel, serait-il définitivement compensé par l’alternance du 25 mars 2012 ? Rien ne permet de le penser. Ce désarroi pourrait constituer, si ce n’est déjà le cas, un terreau fertile à la propagande des néojihadistes.
Dans un contexte politique aussi défavorable, l’engagement d’une action militaire de la Cedeao au Mali pose question. Il s’y ajoute que les données économiques et géographiques ne permettent guère d’en espérer le succès.
Sur le plan économique, il est admis que, même en procédant à une réallocation de leurs maigres ressources budgétaires, les pays de la Cedeao ne sont pas en mesure d’assurer les financements nécessaires à l’envoi et l’entretien de troupes, à leur équipement et notamment au fort appui aérien que requerrait une telle intervention. Ce serait saigner à blanc des Etats déjà exsangues et créer de nouveaux problèmes, autrement plus menaçants pour les pouvoirs en place. Sur le plan international, la France, qui se trouve confrontée à la crise financière en Europe, pourrait-elle se permettre de donner l’équivalent des 300 millions d’euros dégagés pour l’équipée sarkozienne en Lybie ? En l’absence d’actes significatifs, serait-il sage, de la part de nos pays, de s’engager dans une guerre sur la base de vagues promesses de soutien ?
Même dans l’hypothèse où les énormes moyens humains, matériels et financiers requis seraient disponibles, les réalités géographiques du Sahel et du Sahara devraient faire réfléchir nos décideurs politiques. La métaphore du « Sahélistan », à laquelle le ministre français des Affaires étrangères aime tant se référer pour exprimer l’idée d’une similitude des situations du Sahel et de l’Afghanistan, devrait épuiser le débat à elle seule. Quelle a été l’issue de l’intervention occidentale en Afghanistan, qui avait pourtant réuni tous les préalables qui font défaut ici ? Un enlisement prolongé, des coûts politiques et financiers insupportables et, finalement, un retrait sans victoire. Dans des conditions similaires, serait-il avisé de reconduire des stratégies ayant démontré leurs limites ?
Tout comme l’Afghanistan, le Sahel-Sahara est une zone d’insécurité depuis des temps immémoriaux, du fait même de la géographie. Les vastes étendues désertiques et semi-désertiques en font un refuge naturel pour les trafiquants et autres criminels. Ni la colonisation ni les Etats post-indépendance n’ont réussi à contrôler les territoires sahariens du Mali, de la Mauritanie, du Niger ou de l’Algérie. Il en est de même avec la zone forestière du Sud-Sénégal. Il serait illusoire de prétendre supprimer les conséquences politiques et économiques de ce type de contraintes naturelles dans un avenir prévisible. Mieux vaut apprendre à vivre avec elles, en les endiguant le plus possible, dans l’esprit du respect des exigences de continuité et d’intégrité territoriales.
Cette considération laisse cependant entière la question de la grave menace que l’action de Aqmi et de ses avatars, Ansar-Dine et Mujao, fait peser sur la sécurité de nos Etats et la stabilité de nos sociétés. Aucun de nos pays n’est à l’abri de l’errance meurtrière d’un néojihadisme coupé de sa source spirituelle, grossièrement schématisé et entièrement mis au service d’un business aussi immoral que macabre.
Au plan événementiel, l’acuité de cette menace vient de ce que l’intervention occidentale en Lybie a déplacé vers le sud le front néojihadiste. Mais ne pratiquons pas la politique insensée de l’autruche et soyons attentifs aux informations en provenance du Nord-Mali, qui indiquent que le succès des néojihadistes repose notamment sur des alliances nouées avec une partie des populations, qui aspire à une religiosité davantage vécue. Dans la plupart de nos pays, cette résurgence du sentiment religieux est un fait notable, en réaction notamment à la dépravation des mœurs.
Ce qu’il faut redouter aujourd’hui, c’est qu’une intervention militaire au Nord-Mali, surtout si elle est menée au nom d’une conception jacobine de la « laïcité », n’aboutisse, a contrario, au renforcement de Aqmi, tout comme la « croisade globale » de Bush avait largement facilité la propagande et le recrutement de Al-Qaida.
Dans ce contexte, sans exclure systématiquement le principe d’une action militaire dotée de chances raisonnables de succès, les autorités de la Cedeao ne pourraient que gagner en privilégiant les principes d’unité et de solidarité. Dans l’immédiat, la solidarité avec l’Etat et les populations maliennes, notamment dans le domaine de l’assistance humanitaire et de la levée des sanctions et autres restrictions qui frappent ce pays, devrait être davantage affirmée. La pérennisation d’un mécanisme sous-régional de solidarité, élargi notamment à la Mauritanie et l’Algérie, pourrait également favoriser le nécessaire partage des analyses, des décisions et des actions ; et neutraliser les dangers de division inhérents à la proximité des différents Etats membres avec telle ou telle puissance occidentale. L’engagement du dialogue avec certaines factions et le soutien à toutes les formes de résistance intérieure à l’oppression néojihadiste, devrait également permettre d’identifier et d’isoler le véritable adversaire à combattre.
Au-delà, nos démocraties sont interpellées par la nécessité d’une prise en charge pleine et entière des aspirations religieuses des populations ouest-africaines. Nous devons oser repenser un modèle désuet de « laïcité », dont la conservation sans examen critique aboutirait à abandonner la quête de bonne moralité d’une partie significative de notre jeunesse à la merci des trafiquants néojihadistes !
Une contribution de SE Mamadou Bamba NDIAYE
Ancien président de la Commission Défense et Sécurité de l’Assemblée nationale du Sénégal
05 octobre 2012