L’Afrique, l’Asie, l’Amérique Latine et les Caraïbes partagent plusieurs siècles d’histoire commune marqués au fer rouge de la domination capitaliste. L’expansion capitaliste était fondée sur la dépossession de ces peuples. Le capitalisme historique, fondé sur la conquête du monde par les centres impérialistes, ôtait toute possibilité aux nations dominées de la périphérie de se hisser à hauteur du centre. L’Europe, pendant longtemps a engagé la conquête du monde qui s’est traduite par une gigantesque dépossession des indiens d’Amérique, lesquels ont été systématiquement exterminés. La traite négrière qui prit le relais de cette conquête a exercé sur le continent africain une ponction qui a retardé pendant plusieurs siècles son développement.
Le 20ème siècle marque incontestablement un tournant avec l’irruption de grandes révoltes conduites au nom du socialisme et de la radicalisation des luttes de libération nationale en Afrique, en Asie et en Amérique Latine dont l’objectif final s’est construit autour de la conférence de Bandoeng tenue en 1955. Le déploiement du système capitaliste mondialisé à travers l’accumulation capitaliste a entrainé une recrudescence du phénomène de la paupérisation. Les peuples de la périphérie remettent en cause ce système.
Bandoeng marquait cette volonté nouvelle de reconstruire un système mondial nouveau fondé sur la reconnaissance des droits des nations jusque là dominées. Ce droit au développement constituait le fondement de la mondialisation de l’époque, mise en œuvre dans un cadre multipolaire négocié, imposé à l’impérialisme qui n’avait aucune marge de manœuvre et qui était obligé de s’ajuster à cette nouvelle donne qualitative.
Partout les peuples africains s’engagent, aux premières heures de leur indépendance, dans des projets de transformations politiques, économiques et sociales. Les régimes les plus entreprenants à cette époque, furent Kwameh N’Nkrumah du Ghana, Modibo Keita du Mali, Ahmed Sékou Touré de la Guinée, Gamal Abdel Nasser d’Egypte, Ahmed Ben Bella d’Algérie, Julius Nyéréré de Tanzanie.
Leurs initiatives historiques trouveront un écho retentissant au sein des mouvements de libération nationale comme celle du PAIGC (Parti Africain de l’Indépendance de la Guinée Bissao et du Cap-Vert) sous la conduite d’Amilcar Cabral et le Mouvement Populaire pour l’Indépendance de l’Angola (MPLA) d’Agostino Neto qui combattaient l’impérialisme portugais pour obtenir leur indépendance. Il y avait aussi l’African National Congress (ANC) qui luttait contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Il faut y ajouter également le Mouvement de libération en Rhodésie du Sud (actuel Zimbabwe) dirigé à l’époque par Robert Gabriel Mugabe l’actuel Président du Pays, de la Swapo (Organisation des Peuples d’Afrique du Sud Ouest) de Sam Nujoma.
En Amérique Latine, le triomphe de la révolution cubaine eut des échos retentissants de la cordilière des Andes jusqu’au bassin des Caraïbes. Partout, des foyers insurrectionnels apparaissent : Colombie, Pérou, Guatemala, Bolivie, Venezuela. Les cours historiques des deux continents connaîtront une étrange similitude au point que l’une des figures marquantes de la lutte anticolonialiste d’Afrique, le marocain Mehdi Ben Barka dira que «l’Afrique est l’Amérique Latine de l’Europe».
A partir de ce moment, un pont sera établi entre les deux continents. En 1965, lors du 4ème Congrès tenu à Accra de l’Organisation de Solidarité des Peuples d’Afrique et d’Asie (OSPAA), créée pour donner corps au projet de Bandoeng, l’Afrique s’est élargie à Cuba et à l’Amérique Latine. Mehdi Ben Barka, animateur de premier plan de la Commission anticolonialiste d’OSPAA, crée la revue africaine, une publication d’information, d’agitation et de réflexion anticolonialiste. Il s’emploiera à mettre sur pied une commission d’Etudes et de Documentation sur les mouvements de libération nationale et misant sur le potentiel de révolte et de création qui git dans la jeunesse, il traça l’esquisse d’une Université Tricontinentale creuset du savoir et lieu par excellence de la formation de la conscience sociale et politique.
Cuba jouera un rôle de consolidation et de relais de cette expérience inédite, en raison du caractère internationaliste de sa révolution, de sa trajectoire anti-impérialiste intransigeante mais aussi de l’histoire prodigieuse de l’Amérique Latine et des Caraïbes marquée par des figures historiques comme Simon Bolivar, José Marti, Francisco Miranda, Carlos Manuel de Cespedès qui ont lutté contre le joug de la domination et de l’exploitation espagnoles et américaine et ont dessiné le projet d’unité de leur continent.
Pour marquer son engagement envers l’histoire, Cuba apporta sans réserve son soutien aux luttes d’indépendance en Afrique. On se souvient de ces propos de Fidel Castro qui disait que «Cuba n’est pas seulement latino-américain, mais il est aussi latino-africain». La première déclaration de la Havane du 2 septembre 1960 qui proclamait le caractère socialiste de la révolution cubaine, permettait déjà d’entrevoir l’ampleur de cette future coopération avec le continent africain. On verra cette présence remarquable d’Ernesto Che Guevara en Février 1965 à la Conférence d’Alger qui prenait date dans la construction d’une communauté de destin entre les trois continents (Afrique, Asie, Amérique Latine).
Avant cette rencontre, il s’était rendu en Tanzanie, au Mali, en Guinée, au Ghana et dans l’actuelle République Démocratique du Congo pour apporter son soutien aux héritiers de Patrice Emeri Lumumba, assassiné par les colonialistes belges en 1962. Plus de vingt deux mille soldats cubains ont combattu en Angola contre les rebelles de l’Unita (Union Nationale pour l’Indépendance Totale de l’Angola) de Jonas Malheiro Savimbi épaulés par le régime raciste d’Afrique du Sud qui attaquait par ailleurs les régimes de la «ligne de front» à savoir la Zambie de Kenneth David Kaunda, le Mozambique de Samora Moiches Machel, le Zimbabwé de Robert Mugabe. L’action décisive de Cuba sur les théâtres des opérations, surtout l’historique bataille de Cuito-Canavalé, permit de vaincre l’armée sud-africaine qui prit une cinglante déculotté et ouvrit l’indépendance de la Namibie et la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.
A propos de cette déroute de l’armée de l’Apartheid Fidel Castro lançait cette phrase célèbre : «à l’ennemi en fuite, pont d’argent !». Au nombre des actions significatives de Cuba, figurent les campagnes d’Alphabétisation et d’éducation en masse menées également en Guinée-Bissau et dans de nombreux pays sous domination portugaise, des milliers de bourses de formation délivrées aux étudiants africains dans tous les domaines des sciences sociales, de la médecine, des matières scientifiques, des arts et de la culture.
Des programmes d’appui existent dans le domaine de la médecine sportive, de la formation des cadres pour renforcer les ressources humaines et obtenir une éducation de qualité, la première richesse d’une nation.
Plusieurs obstacles ont ralenti ou même freiné cette coopération entre l’Afrique et l’Amérique Latine au nombre desquels il faut citer les coups d’Etat et assassinats perpétrés contre les dirigeants africains et le retour des nombreux pays dans le giron colonialiste français ou britannique. C’est l’irruption brutale des militaires qui instaureront partout des régimes de régression économique et sociale avec une inféodation encore plus poussée de nos économies et de nos sociétés au système de domination capitaliste.
La corruption, le népotisme, la gabegie, les passe-droits ont été érigés en mode de gestion politique conduisant progressivement nos pays dans des Programmes d’Ajustement Structurel mis en œuvre par les Institutions financières Internationale comme le FMI et la Banque Mondiale. En même temps, le pillage de nos ressources stratégiques s’intensifia de manière effrénée. La répression contre les forces populaires et les secteurs sociaux en lutte s’est renforcée et a pris plusieurs formes (arrestations, tortures, assassinats).
L’Amérique Latine n’échappa pas aussi à cette période noire : Coup d’Etat fasciste contre le régime de Salvador Allende au Chili, préparation et déclenchement de l’opération Condor, un vaste programme de liquidation des démocrates révolutionnaires et communistes d’Amérique Latine par les dictatures du cône Sud, notamment le Brésil, l’Argentine, le Paraguay, le Chili, naissance des escadrons de la mort en Argentine ainsi que de la triple A (Alliance des anti-communistes d’Argentine) etc.…
Les bouleversements politiques qui ont secoué l’Amérique Latine et les Caraïbes dans les années 1990 ont touché également le continent africain à la même période. Par une formidable prouesse de l’histoire nos peuples ont réalisé un sursaut collectif pour mettre fin à la situation de misère et de dénuement dans laquelle on les avait maintenus. En Amérique Latine, acculés par les revendications multiformes des secteurs politiques et sociaux en lutte, abandonnés par leur protecteur américain, ces régimes autocratiques se sont effondrés un à un, non sans auparavant cherché à contenir par des moyens constitutionnels la révolte des peuples latino-américains.
La recomposition des forces populaires a abouti à l’instauration d’un nouveau cycle d’élections qui ont consacré la victoire de gouvernements de gauche et de centre gauche. Mais l’élection d’Hugo Chavez au Venezuela en 1999 a constitué un tournant décisif dans les changements politiques et sociaux intervenus sur le continent. Partout, les Partis de Gauche remportent de succès électoraux au Chili au Brésil, en Equateur, en Argentine, en Uruguay, en Bolivie. Ces nombreuses victoires électorales ont donné de nouvelles perspectives aux peuples d’Amérique Latine et élargi de manière qualitative le front anti-impérialiste ouvert depuis 1959 par la révolution cubaine et renforcé désormais par le Président Hugo Chavez qui a redessiné la nouvelle carte stratégique et diplomatique de l’Amérique Latine et jeté un pont avec les autres peuples d’Afrique et d’Asie
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Ces victoires marquent inéluctablement une perte graduelle de l’influence des Etats-Unis et de la domination des économies d’Amérique Latine pays par les firmes transnationales. Les deux principaux architectes de ce changement historique sont incontestablement Fidel Castro et Hugo Chavez. Leur vision s’inscrit dans la recherche d’un projet collectif nouveau pour renforcer l’orientation antilibérale prise en Amérique Latine, la rendre irréversible, mais aussi construire une riposte politique structurée au projet de l’ALENA (Accord de libre échange) entre le Mexique, les Etats-Unis et le Canada.
Pour y parvenir, ils créent l’ALBA (Alternative Bolivarienne des Amériques) le 14 décembre 2004 à la Havane. Il s’agit d’un projet authentique d’intégration des économies et des peuples, combiné à une redistribution de la richesse en faveur des classes travailleurs. Il a surgi dans un contexte où il existait d’autres projets en Amérique Latine, comme le CARICOM, la Communauté des Nations Andines, le Mercosur, (dont les deux principaux concepteurs sont l’Argentine et le Brésil) et l’OEA (Organisation des Etats d’Amérique Latine).
L’approche de Chavez qui allie la souplesse tactique et l’habileté politique a permis d’éviter la dispersion des forces en adoptant un processus intégrateur dont le socle repose sur la justice sociale. Ce processus devait réunir tous les pays d’Amérique Latine (Amérique du Sud, Central et des Caraïbes), mais il fallait aller avec un petit noyau restreint et cohérent plutôt qu’avec tout le monde !
Pour Chavez, il faut progressivement aller vers une déconnexion partielle du système capitaliste mondial à travers l’ouverture progressive des frontières des Etats qui participent à l’ALBA en réduisant les disparités économiques entre eux grâce à un mécanisme de transfert de richesses des Etats les plus riches vers les Etats les plus pauvres. Cela permettra de favoriser l’élargissement du marché intérieur, de remettre en marche le processus de développement (qui ne sera pas seulement à travers l’industrialisation) mais aussi par substitution d’importations.
Pour y parvenir, il préconise une politique de souveraineté alimentaire, la suppression des traités bilatéraux en matière d’investissement et de commerce, le retrait dans les Institutions financières comme l’Organisation Mondiale du Commerce, la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International (des Institutions non démocratiques et non transparentes) et la construction d’une architecture financière juridique et politique à travers la création d’une Banque et d’une monnaie commune pour éviter les désastres économiques et financiers générés inévitablement par le système capitaliste mondial et renforcer la souveraineté des pays dans le contrôle de leur économie. C’est ainsi que fût créée en décembre 2007 la Banque du Sud à Buenos-Aires en Argentine.
Avec un marché de plus de 550 millions de consommateurs potentiel et l’apparition de gouvernements de gauche, Hugo Chavez élabore et inaugure une nouvelle conception diplomatique basée sur la multipolarité. Elle se nourrie du sentiment historique d’injustice vécu par les peuples d’Amérique Latine vis-à-vis des Etats-Unis, et qui s’exprime par la mobilisation des organisations populaires de gauche, les mouvements nationalistes, les intellectuels qui sont les premiers protagonistes de ces changements intervenus en Amérique Latine. Chavez dresse un tableau des alliances régionales qui bouleverse fortement la donne et privilégie les relations avec l’Afrique. A cet effet, deux sommets entre l’Afrique et l’Amérique Latine donneront une forte impulsion à cette idée : celui d’Abuja au Nigeria et celui tenu en septembre 2009 au Venezuela.
Cependant, pour exemplaire que reste cette coopération entre l’Afrique et l’Amérique Latine, il importe aujourd’hui de dresser un bilan sans complaisance des étapes franchies.
Dans un contexte mondial marqué par une extrême agressivité impérialiste, (menaces contre les expériences du Venezuela, de Cuba, d’Equateur, de Bolivie) cette coopération doit quitter désormais le cadre institutionnel et politique pour s’étendre aux secteurs progressistes (forces politiques, syndicales, mouvement sociaux altermondialistes) des pays africains et dans une vision de rupture sans concession avec l’ordre néolibéral et capitaliste.
Les classes sociales en Afrique qui sont le plus attachées à ce programme de rupture avec le pacte colonial et la dictature du capital financier international et qui travaillent effectivement à la réalisation de notre mission historique commune doivent être soutenues sans réserve par le Venezuela et Cuba. Cela suppose qu’il faut renverser la pyramide institutionnelle dans laquelle s’opère cette coopération pour initier une nouvelle approche plus opérationnelle qui combine à la fois un soutien actif et multiforme en faveur des partis de gauche et la mise en route d’une véritable stratégie d’action pour la construction d’une alliance politique et économique capable de nous prévenir des menaces d’agressions impérialistes et de pillage de nos ressources.
L’exemple récent de la Libye démontre que tant qu’il n’y aura pas une vraie alliance entre l’Afrique et l’Amérique Latine sur la base d’un programme politique clair avec un soutien véritable des forces de gauche qui ont conquis le pouvoir d’Etat en faveur des forces progressistes d’Afrique, il sera illusoire de constituer ce front. Or, le temps joue contre nous.
Nouhoum KEITA
Dans son "Mensaje a los pueblos del mundo a través de la Tricontinental " Ché Guevara l'avait déjà suggeré!
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