Réformer un système de santé public, centralisé, quinquagénaire et mal en point. Beaucoup, au Mali, aimeraient connaître la recette… Evaluation balbutiante, coordination défaillante, inégalités criantes, cohabitation de la pénurie et de la gabegie : à l’hôpital public et privé, notre système de soins souffre de multiples imperfections qui le condamnent à un rendement très inférieur à son potentiel.
Mais il n’y a pas de fatalité. Ailleurs, confrontés à la même problématique, d’autres ont su relever le défi. Aussi, doit-on se féliciter de ce que le Mali se soit doté d’une assurance maladie obligatoire. Quoique contestée, elle est l’une des composantes essentielles d’une bonne politique de développement social, c’est une technique dont l’objectif est d’assurer à toute la population l’égalité et l’équité dans l’accès aux soins.
Le régime d’Assurance Maladie Obligatoire de base (AMO) est fondé sur les principes et les techniques de l’assurance sociale au profit des personnes actives, des titulaires de pension, sur le principe contributif et sur celui de la mutualisation des risques, elle couvre les risques et frais de soins de santé inhérents à la maladie ou l’accident, à la maternité et à la réhabilitation physique et fonctionnelle. Les risques liés aux accidents du travail et maladies professionnelles sont exclus car relèvent d’une législation spéciale.
Si on doit se féliciter de la perfection technique de cet instrument juridique, de sérieux doutes naissent néanmoins s’agissant du caractère rassembleur et unificateur de l’outil.
Les doutes deviennent des réticences ou même des rejets catégoriques, lorsque les assujettis se sentent à tort ou à raison engagés et de manière obligatoire sans être suffisamment consultés. Ainsi, même si les concepteurs du projet soutiennent que des concertations ont été faites, l’incompréhension demeure.
Cette situation de blocage montre en filigrane un dysfonctionnement de la représentativité syndicale, matérialisé par un engagement sans réserve ni consultation la base. Il est indéniable que le CSTM a participé à tous les travaux préparatoires de cette assurance depuis 2008 ; soutenir le contraire aujourd’hui serait un acte de mauvaise foi.
Le drame de cette assurance c’est que les travailleurs concernés ont été quelque peu étonnés de découvrir à travers un prélèvement de 3,06% sur leurs salaires l’élaboration manifestement avancée, mais peu annoncée de l’AMO.
Or, il n’est pas logique de décréter une diminution des salaires pour une assurance dont la finalité est encore perçue comme floue.
Le but de cet article est de dire sans ambages que cette démarche, dangereuse et inopinée, doit être reconsidérée.
Les raisons que nous opposerons à ce projet visent aussi bien la méthode (I), la stratégie(II) que le projet lui-même (III).
I- Les écueils de la méthode utilisée
Le droit de la sécurité sociale est un droit d’ordre public protecteur. Cette législation par son histoire, sa nature, son objet, sa vie sociologique, est vouée à une concertation préalable à son élaboration. Dans un univers sain, toute réforme ou innovation de cette envergure fait l’objet d’une recherche préalable, sinon de consensus, du moins d’une concertation vaste, profonde et durable avec les différentes parties prenantes. Les instances et les occasions de concertations devaient être nombreuses.
Or, le sort du travailleur Malien aurait dû requérir encore plus d’attention quand il n’en a, en cette occasion, pourtant cardinale, reçu semble –t-il que très peu.
Certes, des organisations représentatives des travailleurs ont été associées à certains travaux .Au delà, Il aurait été au minimum souhaitable de s’assurer que le projet a été suffisamment vulgarisé auprès des salariés concernés, ce qui manifestement n’a pas été fait dès l’origine si l’on s’en tient aux réserves formulées.
Les travailleurs méritaient plus d’égard, et cela pour trois raisons :
-Le Mali, par tradition, est un pays où la recherche du consensus est atavique
-Les populations doivent donc, pour des raisons évidentes d’acceptation, de formation, et de bonne exécution, être étroitement associées au processus.
-Le Mali enfin, a des besoins spécifiques en raison de sa situation sanitaire et socio-économique fragiles, que des consultants qui n’auraient aucune expérience du pays ne peuvent soupçonner.
En résumé, la méthode utilisée encourt à l’évidence la critique ; mais il se trouve aussi que la stratégie choisie aggrave encore l’inquiétude.
II-Les écueils de la stratégie adoptée
La stratégie adoptée est plutôt si l’on se réfère aux critiques formulées une ‘ stratégie subie’, peut être par manque d’une vue d’ensemble du contexte juridique. La santé n’est pas une modeste question de vie quotidienne, mais revêt sous un double aspect une très grande importance économique :
Pour la famille, tout d’abord, c’est le budget familial, et donc les conditions de l’équilibre économique familial ; pour l’ensemble économique national ensuite, l’accumulation des problèmes de santé non satisfaits crée à la fois un manque de confiance des travailleurs, craignant une nouvelle supercherie des concepteurs soupçonnés d’être trop habiles et pas sérieux ,destinée à confisquer une portion de leurs salaires déjà perçus comme dérisoires.
Il importe donc, bien plus, de mettre en place une concertation, rapide, efficace, proche et satisfactoire de tous les acteurs directs et indirects de cette nouvelle assurance plutôt que d’annoncer un système et des règles de fond très théoriquement parfaites.
La stratégie (la plus sérieuse) envisageable sera de susciter le débat sur la réalité du plateau technique, le panier des soins, de l’offre de soin dont dispose le pays pour garantir une assurance maladie de qualité. Bref, démontrer aux travailleurs que la qualité des soins sera proportionnelle aux prélèvements subis. L’assurance maladie obligatoire, en raison de l‘utilisateur auquel elle est destinée doit être claire, simple, pratique, proche.
A la longue, on pourrait craindre que l’ambigüité congénitale de cette assurance ne la rattrape aux virages des prétoires nationaux. Quelques plaideurs acharnés pourraient relever la tromperie aggravée ; si des juges mécontents les suivaient, fusse dans un seul cas, c’est tout l’édifice de l’AMO qui pourrait y perdre sa crédibilité.
Il s’agit là de dangers particulièrement préoccupants .Mais il en existe encore d’autres qui résultent du contenu du projet.
III- Les écueils du contenu du projet.
La loi instituant l’assurance maladie obligatoire délivre l’impression que ses rédacteurs ne disposaient ni d’une connaissance personnelle acquise de notre société, ni du support minimum d’une étude sociologique préalable .Nous limiterons nos critiques à quelques aspects du projet parmi d’autres.
–L’inadaptation de la formulation.
Comme la chimie se sert des molécules, le droit se sert de mots .Comme la chimie n’utilise que des molécules identifiées et stables, le droit doit utiliser des mots clairs, identifiés par l’usage, stables et précis. A défaut, praticiens et juges hésitent sur la portée des règles : le désordre entraine l’insécurité juridique, facteur d’anarchie et d’anomie sociale.
La loi instituant l’assurance maladie obligatoire présente sur ce point une inadéquation.
Le concept d’assurance maladie obligatoire visiblement transplanté pose des problèmes d’implantation, il a heurté plus d’un car tout ce qui est obligatoire est péniblement digeste.
Les concepteurs auraient donc pu adopter des formules plus fédératrices, affranchies de toute contrainte et basées sur des principes altruistes ancrés dans notre culture. On aurait pu adopter une sémiologie moins rebutante telle que l’assurance maladie solidaire etc.
En effet, on ne s’étonnera donc pas que l’on doive à l’Afrique la première proclamation solennelle du principe de solidarité.
Sommés de se soumettre au crédo des droits de l’homme venu d’occident, les juristes africains se sont efforcés de les acclimater à leur culture et leur expérience. Tout en reprenant à son compte les droits individuels figurant dans les déclarations occidentales , la Chartre africaine des droits de l’homme et des peuples 1981 les insère dans une conception de l’homme qui n’est pas celle de l’individu sujet insulaire , mais celle d’un être lié à ses semblables .Tandis que dans la déclaration universelle de 1948 le principe de solidarité ne se manifeste que sous la forme de droits individuels ( droit à la sécurité sociale, à un univers de vie suffisant, à la sécurité contre les risques de perte de ses moyens de subsistance ), dans la Charte africaine au contraire il trouve place au titre des devoirs ( Art.29-4 : « L’individu a le devoir de préserver et de renforcer la solidarité sociale et nationale » ). Dans un cas, la solidarité s’exprime par une créance de l’individu sur la société et dans l’autre comme une dette.
Le mot « pauvre », « Fantan » dans les diverses langues du Mali comme dans la plupart des pays africains, ne désigne pas ce que la banque mondiale entend par là ( un revenu inférieur à deux dollars par jour » : est pauvre « celui qui a peu de gens », qui ne peut compter sur la solidarité d’autrui .De ce point de vue, les sociétés dites riches sont pleines de pauvres, d’une pauvreté que nul ne songe à mesurer et que la sécurité sociale a pu paradoxalement contribuer à accroitre. Une bonne pension et une bonne assurance maladie permettant à une personne âgée de ne pas dépendre de ses enfants pour vivre, et c’est indiscutablement un progrès .Mais elles ne suffisent pas à la prémunir d’une solitude mortelle, ainsi que l’a montré en 2003 l’expérience de la canicule en France, à laquelle des vieux économiquement pauvres mais socialement riches ont mieux résisté que d’autres placés dans la situation inverse. D’une façon générale, aucun système de sécurité sociale ne pourrait faire face aux dépenses engendrées par une société exclusivement composée d’individus solitaires, qui ne peuvent compter sur personne en cas de maladie. Autrement dit, dans notre pays, l’assurance maladie obligatoire doit demeurer adossée à la solidarité civile, et au premier chef de la solidarité familiale qui, restreinte à un cercle plus étroit de personnes est entretenue par les revenus des différents membres. La diminution de revenu qu’engendrent les cotisations obligatoires de l’AMO est perçue comme un bouleversement de la hiérarchie des moyens et des fins.
On reproche donc aux concepteurs de cette assurance un double « catimini » : celui de mainmise sur une portion des salaires et celui de l’infiltration d’une disposition dont le caractère obligatoire mal expliqué révolte.
–Un plateau technique insuffisant
La maladie suppose l’intervention de praticiens, voire d’auxiliaires médicaux qui, en échange des soins qu’ils dispensent, reçoivent des honoraires qui leur sont versés par les assurés. On peut donc se demander dans quelles conditions les assurés sociaux accèderont aux soins ?
Du rapport de mission d’évaluation gouvernement –CSTM du personnel des Cscom en collaboration avec le ministère de la santé et la Fenascom de 2010, il ressort que : sur l’ensemble du territoire national, toutes régions confondues il existe seulement 1370 Cscom, 134 sages –femmes, 226 médecins et 70 obstétriciennes ; 50% de ce personnel exerce à BAMAKO.
La carte sanitaire est manifestement défavorable à ceux qui résident à l’intérieur du pays ; ils se retrouvent avec 10% des 134 sages femmes, 5% des 70 obstétriciennes et 15 à 17% des médecins qui sont déployés. Il se trouve également qu’aucun Cscom ne dispose d’un laboratoire d’analyse. S’il est vrai que des réformes sont incontournables, il n’en demeure pas moins qu’elles doivent préserver et renforcer l’efficacité du système de santé et l’équité devant l’accès aux soins.
Perçu comme un doigt d’honneur, certains estiment que l’Etat Malien procède à l’institutionnalisation d’une assurance obligatoire sans hôpital et d’un système de santé à plusieurs vitesses.
-Les apories du système du tiers payant
Mécanisme de facilité par lequel l’assurance maladie paye directement le prestataire de soins de santé les frais de soin du bénéficiaire à l’exclusion du ticket modérateur.
Ce mécanisme peut être l’une des causes de dérive des dépenses, la prédation par les malades ou des médecins peu scrupuleux d’un système non vigilant peut y contribuer à des degrés variables. Il est sûr que les réponses à ces difficultés ne pourront être trouvées sans reconsidérer les relations entre les professions de santé et l’assurance maladie. Cette dernière intervenant aujourd’hui comme « tiers payant » des dépenses sur lesquelles, elle n’a aucune prise, si ce n’est de reporter tout ou partie sur les malades. A chaque paiement correspond un acte médical, d’où un risque de multiplication des actes médicaux
Cette solution n’est ni satisfaisante ni tenable à terme.
Pour gérer de manière avisée les dépenses de l’assurance maladie, il importe de créer un lien de confiance avec les médecins et les malades .Ce lien de solidarité ne peut être crée que dans des cercles de solidarité plus étroits et personnalisés.
Au Mali ce sont les mutuelles qui devraient jouer ce rôle .Il importe donc de leur conférer voie au chapitre sur la manière de dépenser. Cela est d’autant plus important car elles reposent sur des solidarités de proximité et ce sont les seules institutions susceptibles de tisser de vrais liens conventionnels avec les professions de santé. Et l’établissement de tels liens est indispensable si l’on veut « développer la prévention, garantir l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité de soins et la meilleure sécurité sanitaire possible ».Installer ainsi les mutuelles à l’interface de l’assurance maladie et des professions de santé permettrait de mettre fin à certaines absurdités du système actuel, et notamment au paiement à l’acte , qui incite à la multiplication des actes , pénalise les médecins qui prennent encore du temps de parler à leurs malades et récompense en revanche ceux qui remplacent ce dialogue par l’inflation de prescriptions techniques .Les mutuelles seraient mieux à même de tirer toutes les conséquences des transformations sociologiques profondes du corps médical et de promouvoir des modes de rémunération des professionnels qui favorisent le juste soin, la médecine générale, le dialogue médical ou le repeuplement des déserts médicaux.
Donner un rôle effectif à ces institutions fondées sur des solidarités de proximité n’affaiblirait pas, mais .bien au contraire conforterait la solidarité nationale sur laquelle doit continuer de reposer l’assurance maladie .Et cela donnerait une chance à une médecine plus économe de demeurer attentive à tous les ressorts de la souffrance humaine, au lieu de se muer peu à peu en une forme particulièrement ruineuse de plomberie zinguerie.
En conclusion, quelle assurance maladie pour le Mali ?
Certainement pas cette assurance maladie obligatoire fabriquée in vitro, taciturne sur les aspects pratiques de la protection des travailleurs. Il ne saurait y avoir d’assurance maladie pour le Mali que si cette dernière :
– est intelligible et concertée notamment par la mise en place d’un programme d’information et de sensibilisation vers les professionnels de santé et les assurés.
– favorise le respect des bonnes pratiques comme celui des règles d’usage et de fonctionnement du système.
– défriche les chantiers d’une meilleure organisation territoriale de l’offre de soins.
-Installe les mutuelles à l’interface de l’assurance maladie et des professions de santé pour une bonne maitrise des dépenses de soin.
En s’opposant à l’assurance maladie obligatoire dans sa version actuelle, les travailleurs affirment qu’ils ne veulent ni d’une protection sociale à plusieurs vitesses et sans hôpital, ni d’un système de représentativité syndicale qui ne représente plus.
Touré Abdourahamane.
Docteur en droit privé
Enseignant chercheur à l’Université de Brétagne du Sud
drabenmat@yahoo.fr