«Les Américains s’expriment librement» ! C’est le thème d’une Tribune publiée par Thomas E. Perez, Procureur adjoint pour la Division des Droits civiques au Département de la Justice des Etats-Unis. C’est autour de ce texte qu’une dizaine de journalistes (journaux et radios) se sont retrouvés au Centre culturel américain de Bamako. Et cela à l’invitation du Directeur des Affaires publiques de l’ambassade des Etats-Unis au Mali. L’exercice, dont votre humble serviteur a été le modérateur, consistait à faire un parallèle avec la liberté d’expression et de l’usage que nous en faisons au quotidien.
Ce que nous avons personnellement retenu de ce débat, c’est que les confrères s’accordent à reconnaître que la liberté d’expression, en tout cas de presse, est une réalité au Mali. Et cela, malgré les entorses vécues depuis les événements de mars 2012 comme la persécution et l’agression des journalistes, et surtout l’affaire Boukary Daou (Directeur de publication de Le Républicain). Et du débat d’une quarantaine de minutes, il ressort que chaque participant a une conception ou une interprétation différente de cette liberté d’expression. Les journalistes maliens sont-ils réellement conscients que cette liberté est un outil précieux dans l’exercice de leur métier ? Quel usage en font-ils ? Sont, entre autres, questions mises en relief lors des échanges. Et pour certains intervenants, la presse malienne est à l’image de notre société. Elle est donc confrontée aux mêmes contraintes socioculturelles et économiques qui empêchent ses animateurs d’être des professionnels consciencieux, donc exemplaires.
Nous le développions dans l’une de nos récentes chroniques, «la tentation de fouler aux pieds l’éthique et la déontologie est grande quand on tire le diable par la queue et que les lendemains sont plus que jamais nuageux». Ce qui suppose que la liberté d’expression chèrement acquise avec la Révolution de Mars 1991 ne contribuera pas forcément à faire de la presse un pilier démocratique sans l’émergence de véritables entreprises de presse au Mali. Dans les débats, les confrères ont effleuré trois handicaps fondamentaux qui ne poussent pas les journalistes à l’excellence et au professionnalisme : le manque ou l’insuffisance de formation professionnelle, la fragilité (contraintes financières) de l’environnement de l’exercice du métier et surtout la faiblesse ou «l’inexistence» des organes de régulation. Beaucoup se sont interrogés sur l’utilité desdits organes. Et à cela s’ajoute la méconnaissance de la loi sur la presse au Mali. «Combien de confrères savent exactement ce que cette loi contient» ?, n’a pas manqué de s’interroger une consœur ! Force est de reconnaître que les handicaps ainsi indexés sont réels et méritent d’être au cœur d’une profonde réflexion à tous les niveaux, notamment des associations de presse.
Pour revenir à la Tribune de M. Thomas E. Perez, elle est introduite par une question essentielle qu’on doit pouvoir se poser dans toute vraie démocratie afin d’équilibrer les rapports individuels et collectifs : Comment un gouvernement accorde-t-il à tous ses citoyens le droit de penser, croire, prier, écrire ou parler selon leur conscience tout en conservant une société pacifique qui protège tous ses membres ? Le fait d’avoir résolu cette équation confère aux Etats-Unis d’Amérique sa grandeur démocratique. Les idées et conceptions développées par M. Perez montrent à suffisance le rôle fondamental des droits civiques dans la coexistence entre les différentes couches d’Américains. Leur respect et leur ancrage dans la tradition démocratique américaine fait la grandeur des Etats-Unis.
La longue quête des libertés fondamentales aux USA
Les Américains connaissent leurs droits et n’hésitent pas à les réclamer. La conquête des droits civiques a pourtant été une longue quête allant jusqu’à la sécession entre le nord et le sud sur la nécessité de l’abolition de l’esclavage ; à l’existence des groupes controversés voire criminels (Ku Klux Klan, Les Black Panthers…). Cette quête est aussi l’histoire d’un courage, d’engagement individuel ou collectif pour que chaque citoyen ait droit à ce rêve américain. Personne n’ignore certainement le poids que «I have a dream» (J’ai fait un rêve) prononcé par Martin Luther King Jr. le 28 août 1963 devant le Lincoln Memorial de Washington sur l’acquisition de ces précieux droits pour les Noirs. Pour les observateurs, cette déclaration est le point d’orgue du Mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. En effet, ce discours est généralement considéré comme l’un des plus grands et des plus marquants du 20e siècle. Ainsi, selon le député américain, John Lewis, qui prit également la parole ce jour-là au nom du Comité de coordination des étudiants non violents, «en parlant comme il l’a fait, Martin Luther King a éduqué, il a inspiré, il a guidé non pas simplement les gens qui étaient là, mais les gens partout en Amérique ainsi que les générations à venir». Et ce discours demeure une référence universelle. Les mots de ce leader engagé ont sans doute persuadé des citoyens américains de comprendre que «séparés égaux» ne signifiait pas égaux. Cela a été cité en référence par M. Perez pour mieux illustrer la puissance de la liberté d’expression.
Toutefois, cet attachement aux droits civiques peut aussi souvent conduire à des dérives, à des abus… heureusement pris en charge par certains amendements constitutionnels. Et c’est à juste titre que le Procureur adjoint pour la Division des Droits civiques au Département de la Justice des Etats-Unis, rappelle : «la liberté d’expression n’est pas un permis d’agresser ou de tuer ou de se livrer à des actes de vandalisme». Comme nos professeurs d’ECM (Education civique et morale) nous le répétaient sans cesse : ta liberté s’arrête là où commence celle des autres ! C’est un principe fondamental dans la démocratie américaine. Tout comme la liberté d’expression ne saurait être un prétexte. «Nous avons lutté pour le droit d’étudiants musulmans au Texas de se rassembler pour la prière de midi ; et d’étudiants chrétiens en Pennsylvanie de se rassembler pour des études bibliques», cite M. Perez. Et cela pour prouver que les lois sur les droits civiques garantissent par exemple «la non-discrimination dans l’éducation». Ce qui, selon l’éminent juriste, suppose que chaque citoyen doit être en mesure d’étudier dans un environnement libre de harcèlement racial, ethnique, religieux… pour harceler ou discriminer un groupe, aussi minoritaire, fut-il.
La justice à cheval sur le respect des droits civiques
L’auteur fait aussi cas d’une communauté musulmane de Murfreesboro (Tennessee) qui a pratiqué son culte dans un bureau exigu pendant plus de 20 ans. Mais, elle a réussi à lever des fonds pour acheter une propriété afin de construire enfin une mosquée digne de ce nom. Une initiative qui a suscité la colère et la protestation des résidents locaux contre ce projet. Ceux-ci sont allés jusqu’à intenter un procès pour bloquer le projet de construction de la mosquée. «Mais, au Département de la Justice, nous avons intenté un procès fédéral des droits civiques qui a ouvert la voie pour leur permettre de s’installer dans la mosquée à temps pour le ramadan en août dernier», souligne Thomas E. Perez. En concluant sa tribune, il nous montre comment les droits civiques, la liberté d’expression… font partie du fondement du rêve américain. «La liberté d’expression peut être compliquée, elle peut produire de l’incertitude. Mais, finalement, notre expérience a été que c’est une nécessité absolue pour la réalisation d’une vraie harmonie nationale».
C’est une nécessité absolue pour bâtir un vrai Etat de droit et non une démocratie de façade comme celle que nous avons connue ces dernières années dans notre pays. La démocratie sans l’ancrage et le respect des droits civiques est une illusion. La réussite de l’expérience américaine en la matière tire en partie sa force de l’omniprésence de la Division des Droits civiques au Département de la Justice des Etats-Unis pour prévenir, alerter, avertir et sévir comme nous l’avons vu avec les illustrations mentionnées par l’auteur pour renforcer son argumentaire. Alors qu’au Mali, l’Etat de droit est vite devenu un mur lézardé par la corruption de sa justice. L’équilibre de la balance dans ce secteur est pourtant fondamental dans la réalisation de «l’harmonie nationale», dans l’avènement d’une société égalitaire. S’ils n’ont pas confiance en leur justice, comme c’est le cas dans le contexte malien, la liberté d’expression devient un concept creux puisque les citoyens ne voient plus la nécessité d’en user pour se battre et revendiquer leurs droits, pour dénoncer les tares du système…
Avec une justice corrompue, donc non équitable, les citoyens perdent non seulement confiance en leurs dirigeants, mais souvent aussi en eux-mêmes. De 1968 (coup d’Etat du 19 novembre 1968 contre le père de l’indépendance), cette balance a progressivement perdu son équilibre au profit des riches et les cercles du pouvoir. C’est ce qui a fait des fléaux comme la spéculation foncière des bombes sociales à retardement pouvant profondément déstabiliser le pays s’il n’est pas maîtrisé à temps. Dans tous les secteurs (économie, consommation, sécurité routière, fiscalité…) les systèmes de contrôle ont perdu de leur efficacité à cause, en partie, de la corruption dont la justice a jusque-là été la partie visible de l’iceberg. Tant que la justice ne joue pas pleinement son rôle, les textes juridiques (constitutions, lois, décrets, règlements), les organes de contrôle ou de régulation seront des coquilles vides. Ce qui fait de la réforme du système judiciaire malien l’un des grands défis qui attend le prochain président de la République du Mali. S’il veut en tout cas faire de notre expérience démocratique un outil de bonne gouvernance et non l’illusion qu’elle a été ces deux dernières décennies. Et aux Maliens aussi de veiller à cela avec bien sûr l’appui de la presse nationale qui doit assumer son rôle de 4e pouvoir et assurer sa mission de veille démocratique !
Moussa BOLLY
Journaliste/Chroniqueur