Nelson Mandela : Brèves promesses d’un monde (fin) III Les Procès de Mandela

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Me Mamadou Gakou
Me Mamadou Gakou

« Un jour, à cette époque, ma femme m’informa que mon fils aîné, THEMBI, lui avait demandé : où est-ce qu’il habite, papa ? ».
(Nelson Mandela, « Un long chemin vers la liberté », Médium, 1996, page 99)

Le procès de Socrate, au Veme siècle avant J.C., n’avait pas mis le feu aux poudres à Lutèce ou à Pékin, à Carthage ou dans notre  Empire  du GHÂNA. Dans la société  esclavagiste aussi, le meurtre judiciaire se fait à l’étouffée : les cris de la victime ne franchissent pas les portes du palais de justice. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. On ne peut juger quelqu’un à Washington, à  N’Djamena, à la  Haye, à Bamako ou à Paris sans que l’opinion s’enflamme dans les 5 continents  si l’accusé est éloquent, ou son avocat lucide. L’accusé n’est plus  un vaincu solitaire face à une machine judiciaire qui le  broie. S’il sait donner à son combat un sens pour tous, les  murs du tribunal disparaissent, c’est l’opinion mondiale qui  juge et c’est l’histoire qui acquittera comme disait Maître Fidel Castro. Héraclite d’Ephèse, Philosophe antique, l’avait assuré : « l’univers est lutte et la justice conflit ».

Marquée de défis précoces, d’expériences extrêmes, la vie de Nelson Mandela exige, pour être comprise, le recueillement .Les arrestations, puis  les enquêtes, ensuite les procès et enfin les emprisonnements ne furent que tumultes et grossièretés. Dans sa  vie où la recherche d’un bonheur individuel et égoïste n’avait joué aucun rôle, pas plus que l’enrichissement matériel, c’est  au nom d’une ignoble nébuleuse raciste que les multiples accusations les sommaient,  lui et ses camarades, de s’avilir dans une funeste soumission, les geôles largement ouvertes pour laisser entrevoir la potence.

Entrant dans leur jeu, il aurait pu sans doute se déshonorer, se mettre à genoux, faire  comparaitre sa vieille maman et soutenir qu’il est l’unique soutien d’une famille nombreuse et nécessiteuse, indigente. Il  aurait obtenu des tribunaux du pouvoir fasciste, enfin satisfaits de le voir descendre jusqu’à eux, de la pitié, des circonstances atténuantes, et bien pis, du mépris ; s’abandonnant à une délectation morbide, ils auront la satisfaction de l’avoir tiré de l’abîme moral où  il a chuté, ranimé et rappelé à sa condition de nègre. La justice, dédaigneuse de cacher ce qu’elle est, apparaît toujours sans masque aux vaincus.

Nelson Mandela n’a  voulu jamais y consentir. L’Histoire lui en a rendu grâce. C’eût été s’avouer vaincu, se plier à une mâle soumission, à une paisible acceptation des faits et abandonner la lutte ouverte, renonçant à ce souffle héroïque qui est une vibrante affirmation des droits de la personne humaine. La lutte, il ne l’a menée ni par amour de la gloire, ni pour sa propre satisfaction, mais parce qu’une divinité le lui a prescrite, et cette divinité c’est l’âme de son peuple, son âme.

Avocat lui-même, Nelson Mandela a su s’entourer des prestations de vrais avocats ; vrais par le recul qu’ils ont par rapport au dossier, vrais par la manière de mettre lucidement à son service la réfutation, pas à pas, de l’accusation, vrais aussi par le souci d’explorer  l’âme humaine.

La bataille entre l’accusation et la défense commence. Chacune va réunir indices, témoignages et rumeurs au profit de sa cause, suite à de nombreuses arrestations et instances. Trois procès («  le procès contre la campagne de défi » (1), « le procès de trahison » (2) et «  le procès de Rivonia »  (3) ) ont été le fruit d’une habileté théâtrale consommée, sur le plan  proprement cynique, et la machination de la médiocrité et de la cruauté  humaines,  pour sceller paradoxalement, dans la voie du sacrifice, la légende d’un homme et d’une lutte, où les idées ne font qu’un avec la vie.

Nelson Mandela lui-même fut un avocat. Après  avoir brillamment passé son certificat d’aptitude, il  entra comme avocat en titre au cabinet H. M. Basner (un des  premiers membres du Parti communiste et un grand partisan passionné des droits des Africains); En Août 1952, il a ouvert son  propre cabinet, où il fut  rejoint par son confrère et camarade de l’ANC, Oliver TAMBO. Le cabinet «  Mandela et Tambo » était le premier cabinet d’avocats africains du pays, et, chaque matin ils devaient s’y frayer un chemin dans la  foule qui emplissait l’entrée, l’escalier et la petite salle  d’attente. Quoi de plus logique ?Mandela : « Les Africains recherchaient désespérément une aide légale : c’était un crime de franchir une  porte réservée aux Blancs, de monter dans un bus réservé aux Blancs, de boire à une fontaine réservée aux Blancs, de marcher sur un trottoir réservé aux Blancs, d’être dans la rue après 23 heures , de ne pas avoir de pass  et de ne pas y avoir la bonne signature, de ne pas avoir de travail et d’en avoir dans un  mauvais quartier, de vivre dans certains endroits et de ne pas avoir d’endroit où vivre. Chaque semaine, nous recevions de vieilles femmes qui fabriquaient de la bière africaine pour augmenter leurs maigres ressources et qui maintenant étaient menacées  de prison ou d’amendes qu’elles n’avaient pas les moyens de payer. Chaque semaine,  nous écoutions les vieillards de la campagne qui nous racontaient que depuis des générations  leur famille avait travaillé sur un lopin de terre dont on les chassait aujourd’hui. Chaque jour nous voyions et apprenions les milliers d’humiliations que les africains ordinaires affrontaient dans leur vie quotidienne… ».

Ce bestiaire assez capricieux appelle un monde plus subtil : les anges et les saints. Disons en outre que la lune joue un grand rôle dans le décor des  taudis, à cause de l’ombre qui rôde sans cesse à l’entour : les gendarmes, la police, la garde prétorienne, bref, le meilleur soutien de l’ordre.

Usant d’une matière des plus surannées,(la défense), Maître Mandela use par surcroît d’un procédé qui fut à l’avenant chez nous, notamment avec Makane Macoumba Diabaté, Kountou Diarra, Hamaciré,  Dongar et autres Assane SEYE. Il ressuscite, en effet, un genre depuis longtemps malheureusement tombé ici en désuétude : faire goûter par le juge le sucre chipé pour le constituer complice, faire vendre au magistrat  colonial un cabri d’un troupeau volé, pour le constituer receleur d’un client de l’avocat, charger  l’Economie du pays, singulièrement la Douane, sans lesquelles le prévenu n’eût pas pu boxer mortellement sous l’effet d’un alcool importé, etc. Le « romance » assez proche de la compassion et qui relève comme elle du Koteba populaire. Aujourd’hui cela ressemble à une gageure : « je me souviens, dit Mandela, d’avoir défendu une Africaine qui travaillait en ville comme femme de  ménage. Elle était accusée d’avoir volé des vêtements à sa « madame ». Les vêtements prétendument volés étaient étalés sur la table dans la salle d’audience. Quand la « madame » eut témoigné, je commençai mon interrogatoire en m’avançant vers la table des pièces à conviction. Je regardai les vêtements puis, du bout de mon crayon, je ramassai un sous-vêtement féminin. J’allai vers la dame en le lui brandissant sous le nez et je lui demandai ; « Madame, est ce que cela…vous appartient ? » « Non », répliqua-t-elle vivement, trop gênée pour admettre la vérité. A cause de sa réponse et d’autres contradictions dans sa déposition, le juge prononça la relaxe de ma cliente ».

Au cours d’un procès, Mandela faisait souvent de grands gestes et utilisait un langage déclamatoire, se montrait très pointilleux sur les questions de procédure et employait aussi des tactiques non orthodoxes avec les témoins.

Il aimait beaucoup les contre- interrogatoires et jouait parfois des tensions raciales.

Ce n’est pas nouveau, et c’est universel.
Le célèbre sophiste Grec Antiphon (480-410 environ av.J.C.), contemporain de Gorgias, proposait à ses élèves des modèles d’éloquence, sur des  affaires criminelles imaginaires. Un homme a été assailli, de nuit, avec  l’esclave qui l’accompagnait. Le maître a été tué sur le coup, mais l’esclave, avant de mourir, a eu le temps de désigner comme agresseur un  citoyen auquel son maître s’opposait dans un procès .Le citoyen est donc  accusé d’assassinat ; les preuves faisant défaut, c’est pour l’avocat un cas de « démonstration artificielle », en ceci que la conviction du juge ne peut  être emportée que par les artifices de l’éloquence. Antiphon excellait dans  l’invention de ces artifices, dans leur mise en œuvre ; il sait tirer le plus possible d’un argument et surtout il connaît le cœur des juges, comment le  frapper au point sensible, et comment se montrer tour à tour parfait démocrate  et respectueux de la religion (ça n’allait pas ensemble). Les péroraisons et les exordes sont rares et  sommaires, la discussion des preuves esquissée plutôt que menée à fond : ce  sont là des canevas de plaidoirie, non des  plaidoiries véritables.

Beaucoup plus près de nous, la plaidoirie  de  Maître Demba Diallo- dont la filiation la plus claire, dans le style comme  dans les idées, se peut établir avec les « Catilinaires » de  Cicéron, est celle d’un homme de très grande culture, à l’esprit aimablement agressif, porté aux plaisirs  subtils  des controverses juridico-politiques et des discussions  sur la vie mystique( la Rose croix) à laquelle il se hasarde volontiers  des heures durant .Son éloquence élégante exprimait une certaine  gratuité et un certain dilettantisme (manque total de maîtrise des tables et textes de la loi) qui font considérer le  procès dans la magnificence de sa forme, comme un somptueux divertissement populaire. (Celui que je défends aujourd’hui m’avait fait l’honneur il y a six mois de me torturer dans la cellule qu’il occupe lui-même aujourd’hui  »). Il détourne le procès : lui-même en devient le sujet, avec une prose rythmée d’une haute inspiration qu’enveloppe un ample souffle qui ne parait appartenir ni à son époque, ni à celle des juges venus de province qu’il cible parmi le collège des magistrats d’assises. Ainsi la nature  et l’histoire, le monde païen et le monde croyant, l’allégorie et la satire, l’esprit  populaire et les flèches et railleries décochées à l’adresse  des pouvoirs, concourent à créer un monde artificiel et ridicule , où Demba se moque à son aise, devançant par le grandiose  de ses improvisations Jacques Chévrier dont la finesse procédurale  lui était supérieure. Et oui, Maître Demba, dans ses plaidoiries, avec toute sa ferveur, passionne le public pour les proverbes des  régions, car il n’y en a pas une qui ne possède son folklore, austère, lyrique, concis,dense, si humain, tellement  épique, où les  analogies d’une inspiration commune s’agrémentent de légendes  locales. Dès lors, juges et justiciables participent à cette résurrection inattendue de leur trésor national, rattachant les faits du procès  à une réalité historique ou un événement déterminé ; le cycle s’achève par un appel à la clémence, faisant bon  marché de la jurisprudence ou des constructions savantes des  commissions de lois et des Procureurs.

Encore lui ? Et pourquoi pas lui ? Ce qui complique tout  avec Vergès, c’est qu’il survient toujours là où on ne l’attend pas, notamment à l’Hôtel de la Tour-Hassan, à Rabat, quand il était conseiller du Ministre Marocain des Affaires africaines.Il y recevait des personnalités étrangères, parmi lesquelles Nelson Mandela, alias « David Motsamayi (pseudonyme sous lequel il  s’est rendu en Tanzanie, en Rhodésie du Nord-actuelle Zambie, en Rhodésie  du sud-actuelle zimbabwe- au sud ouest Africain-actuelle Namibie, en Tanzanie, au Ghana, en Ethiopie, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, au Mali , en Guinée, en sierra Leone, au Liberia, au Sénégal et à Londres).
Vieil  ami de Demba Diallo, Jacques Vergès, avocat connu, homme de culture ouvert sur le monde, familier de Nietzche et de Césaire, a développé la « défense de rupture ». «  Nous vivons, disais-je aux juges, dans le meilleur des mondes, toutes les voix autorisées le répètent, spécialement ceux sur les mains de qui  le sang des Vietnamiens, des Malgaches et des Algériens écrasés, brûlés, violés, n’ont pas fini de sécher. Ce monde, je voudrais le  surprendre pour vous dans sa banalité … Un tribunal comme  le vôtre offre une image dépouillée, une caricature de ce  que  votre classe appelle, par dérision sans doute, la justice. Vous êtes au- delà de la dictature légale, vous êtes son fer de lance, vous êtes déjà la terreur blanche. Nous n’avons plus rien à nous dire : le peuple ne discute pas avec ses ennemis, il les combat, Messieurs  du Tribunal, vous êtes démasqués ». « La justice est capable, en connaissance de cause, de  condamner un innocent, elle est capable aussi d’innocenter un coupable ». « Quand l’assassin de Jean Jaurès est acquitté parce que la cour  d’assises a jugé qu’il n’avait pas tué Jaurès… ». «  Ma naissance dans  les colonies m’a guéri d’une confiance aveugle dans votre justice ».

Il convient cependant de souligner que la rupture et la  connivence ne sont ni des attitudes systématiques, ni choisies de  manière arbitraire. Il y  a  des dossiers qui appellent la rupture et  des dossiers qui appellent la connivence. C’est le dossier et lui  seul  qui appelle l’une ou l’autre. Le premier exemple de procès de  rupture dans l’Histoire est celui de Socrate devant le tribunal  des Héliastes à Athènes, il y a aujourd’hui vingt six siècles .Socrate  se présente ainsi devant ses juges : « Je sais que vous auriez  préféré me voir devant vous accompagné de ma femme et de mes enfants, pour vous arracher des larmes. Cela, je ne le ferai pas. Vous voulez un débat d’idées, et bien vous aurez le débat  d’idées ». Tout le monde connait le résultat de cette défense : Socrate est condamné à mort, il boit la ciguë et il meurt. Dans  un procès de rupture, l’accusé est un vaincu : par définition, les autres sont influents dans la cité puisqu’il est en rupture  avec l’ordre public. Personne ne peut prétendre, sauf avec une parfaite mauvaise foi, que Klaus Barbie pouvait bénéficier de  circonstances atténuantes, si l’on tient compte de la pression gouvernementale, des médias, des organisations dites humanitaires, des diverses associations.

Dans  les trois plus grands procès intentés  contre Nelson Mandela et ses camarades, à travers lui-même et d’autres avocats, dont Bram fischer, Norman Rosenberg, Israël  Maisels, Maurice Franks et Vernon Berrangé, c’est la voix de  la liberté qui se  dresse contre l’oppression, de la révolte qui  oscille entre l’espoir et les désillusions et qui attend tout de  l’avenir. Ils nous rappellent d’abord que la « difficile  facilité » de l’avocat s’accommode parfois du raffinement du «  cultisme », outre la procédure et le texte de la loi.  Ils  renvoient aussi à la très longue détention des combattants  pour la liberté, dans des prisons où chacun est doublement  enfermé : en cellule d’abord et ensuite en soi, avec son  passé et ses désirs et frustrations,  en un mot son destin.

I Le Procès contre la Campagne de défi

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