Migrances 2014 : Lettre de la France au Mali

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Dans le cadre de la Journée internationale des migrants, Nathalie M’Dela-Mounier, écrivain, militante pour les droits des migrants et membre du FORAM, a conçu  cette lettre  qui pourrait être celle d’une France s’adressant au Mali à propos de questions brûlantes.

 

Jeudi 18 décembre 2014

 

Bien cher Mali,

 

Il est vrai que je ne me donne guère la peine de m’adresser directement à mes partenaires, mes alliés, certains diraient mes affidés ou mes débiteurs, qu’importe, on dit souvent n’importe quoi ! Alors, pardonne-moi de prendre seulement le temps de t’écrire, mais j’étais occupée, si occupée que je ne me suis pas rendu compte de ce qui se passait pendant que j’avais le dos tourné.

 

Mais tu ne t’es pas vraiment adressé à moi non plus. D’ailleurs, plus personne ne prend la peine de m’écrire. On parle en mon nom, on ne jure que par moi, on m’invoque, mais on m’ignore… A l’occasion de cette Journée interationale des migrants, j’ai heureusement reçu cette invitation à « Migrances 2014 » lancée par Le Forum pour un Autre Mali (FORAM) et le Centre Amadou Hampâté BA (CAHBA) et elle m’a fait réfléchir. Je suis là, balayant mon territoire du regard comme on s’observe dans un miroir et je ne me reconnais pas. Ce que l’on affirme sur nos relations m’inquiète aussi, serai-je donc aussi autoritaire, méprisante et exigeante quand je me vois droite, rigoureuse et généreuse ? Je te le dis tout net, on me trahit, à moins que je ne me trahisse moi-même. On prétend que nos relations se sont intensifiées mais qu’elles sont inéquitables, que j’exige beaucoup de toi et donne peu, des leçons surtout. Il ne faut pas oublier que si nous t’avons envoyé des forces militaires pour soutenir ton armée au nord, c’est pour la sécurité ! La tienne, certes, mais je le reconnais, la nôtre avant tout. Pardonne-moi, mais rien que pour toi, je Serval puis je  Barkhane ; je suis débordée ! On me murmure d’ailleurs que tu n’as aucune de culture de la sécurité.  Et tous ces accords de partenariat qui te portent et que tu supportes ; devrais-je en rougir ? Ne fais-tu que les subir ?

J’entends aussi parler de pillage. C’est vrai, le continent africain attire toujours davantage par ses fabuleuses ressources naturelles, indispensables et convoitées. Mais elles sont nécessaires à mon économie, j‘imagine que tu peux le comprendre !  De plus, je ne suis pas seule à faire une cour assidue à l’Afrique, lui prenant ostensiblement une main désirable tout en la repoussant de l’autre, toute à ma peur du terrorisme et d’Ébola qui vient s’ajouter aux autres angoisses irrationnelles qui justifiaient un accueil toujours plus mitigé des Africains – et des autres étrangers –  sur mon territoire. Je le déplore mais ne peux que le reconnaitre. Il appartient à ceux qui me gouvernent et à ma société civile d’y remédier, n’est-ce pas ? Je ne veux surtout pas te sembler suffisante ou arrogante, je mets juste en place une distance de sécurité car je me dois de me protéger même si au fond, j’ignore de quoi.

Les flux migratoires s’intensifient, venus non seulement d’Afrique mais du Moyen-Orient à la faveur de crises, de guerres et du chaos qui poussent sur les routes de l’exil toujours plus de personnes qui n’auraient demandé qu’à vivre chez elles, mais dignement et en sécurité. Et que ne fait-on pas au nom de la sécurité ? Des murs de toutes sortes s’érigent et se multiplient pour contenir ceux qui voudraient les franchir, et la chasse aux Noirs devient monnaie courante dans les pays d’accueil comme dans les pays de transit.

C’est vrai, cher Mali,  être dans l’enceinte de l’Europe forteresse me rassure et je feins d’ignorer les chiens lâchés devant les portes qui en limitent l’accès. Ils étaient déjà là, rôdant mais tenus en laisse. On les a libérés, excités, affamés ; leurs halètements féroces et les silences d’avant mordre étouffent le cri des refoulés.

On me dit oublieuse. C’est mal me connaitre. Je n’ignore pas que si je suis une, je suis aussi multiple, pétrie des cultures qui m’ont modelée et que je rejette souvent violemment par l’entremise de ceux qui se réclament de moi. Cette chienne de peur est partout, nourrie d’ignorance et d’abattement. Je suis pourtant aussi espagnole, italienne ou tchétchène, je me reconnais mongole, rrom, kurde, antillaise, malgache, sénégalaise, malienne, oui malienne aussi,  je m’imagine encore angle et saxonne, picte et bretonne, etc., un creuset bouillant d’une Histoire partagée à défaut d’être assumée. Mais j’assiste à son naufrage, donc au mien, un éclat de banquise fiché dans le cœur. Ma bouche se tord quand les Lumières s’éteignent une à une me livrant en douce à l’obscurité. Mais si je me suis laissée faire, imbécile et docile, je sais encore qui je suis, d’où je viens et ce qui m’habite. Laisse-moi me reprendre.

En me retournant pour regarder comment certains hommes vivent en moi qui existe par eux, j’ai honte. Et plus encore quand je comprends comment, maintes fois déçus et trahis, ceux qui se sont réfugiés chez moi finissent par me fuir au prix de leurs vies au rabais.

Je tairai les noms mais je dirai ce qui est.

A Rennes, en Bretagne, je peux te parler de cette famille rrom, de trente-deux  personnes, dont quinze enfants ou adolescents. Après avoir subi trois expulsions en dix-huit mois, avoir trouvé un ultime refuge dans un logement appartenant à la ville : la capitale bretonne s’est offusquée demandant à grand cris l’expulsion, une fois de plus.

Te parler aussi des « enfants invisibles » qui n’ont pas fait leur rentrée scolaire, terrés entre les angoisses de leurs parents et leurs rêves d’être des gosses, tout simplement.

Te parler de cette jeune majeure congolaise qu’on est venu traquer jusque dans son foyer, de ces trois mineurs maliens, gris d’inquiétude et épuisés de leur trop dur voyage, enfermés dans un centre de rétention administrative, à la merci de procédures qu’ils ne comprenaient pas, de ce campement de migrants agressé par des abrutis identitaires aboyant insultes et menaces en toute impunité.

Te parler encore de ces Soudanais ou Érythréens renvoyés manu militari vers leur pays d’origine après avoir en vain attendu qu’on les accueille, privés d’une défense juste et de possibilité d’un recours pourtant légal ;  ces humains dont les juges des Tribunaux administratifs osent confirmer des obligations à quitter Mon territoire pour être expulsés, ils disent pudiquement « éloignés » ; ces préfets qui signent des retours vers la mort possible, inavouable, inavouée et dont je ne saurai rien, à mon grand soulagement.

Te parler de ces réfugiés syriens, tolérés, discrètement redoutés parce qu’être musulman est devenu suspect. Les Français veulent vivre en sécurité me dit-on. Laïque revendiquée, je n’ignore pourtant pas que l’Islam est ma deuxième religion.

Surtout te dire Calais, un furoncle sur ma joue gauche.

Calais, ville côtière, ville-frontière, ville-fermée, d’où des exilés cherchent à me fuir par tous les moyens pour filer au Royaume-Uni, provoquant même des émeutes pour ne pas rester ! Quelle honte pour moi, ces migrants arrêtés dès la Gare du Nord, mis en rétention puis relâchés jusqu’à l’ultime tentative calaisienne : on n’emprisonne pas l’espoir et ce n’est plus en moi, terre de passage inhospitalière, qu’on espère.

Chez moi, les demandeurs d’asile n’ont que 17 % de chance d’obtenir une décision positive en première instance, pour 26 % en Allemagne, 38 % au Royaume-Uni, et 53 % en Suède. Alors qu’ici les délais sont de parfois deux ans, chez mes collègues européens, les demandes sont examinées en quelques mois. Car si les migrants ne veulent pas rester ici,  ils n’optent pas tous pour le Royaume-Uni, quoi qu’on en dise. D’ailleurs, tu n’es pas sans remarquer que ce pays tend à se replier sur son insularité. Il m’a même donné 15 millions d’euros pour barricader le port de Calais. L’externalisation des frontières, moi aussi je connais ! J’ai quand même vérifié les chiffres et selon Eurostat, j’accueille effectivement bien peu. En effet, si l’Union européenne comptait en moyenne 860 demandeurs d’asile par million d’habitants en 2013, j’en comptais seulement 985, le Royaume-Uni 465, bien moins que les 5 680 en Suède, les 1 885 en  Belgique et les 1 575 en Allemagne qui, au demeurant, commence à se crisper. Et c’est encore moi qui aie le nombre le plus important de demande de renvois officiels vers l’Italie ; je commence à comprendre que je ne dois pas en être fière quand j’ai écho du calvaire ordinaire des Dublinés…

 

Calais, te dis-je encore, 1500 exilés, 800 dans les environs et 150 demandeurs d’asile à la rue en toute insécurité. Et si tu me demandes pourquoi ils sont si nombreux, c’est entre autre parce qu’ils ont réussi à survivre au « passage du milieu », qu’ils ne sont pas morts en mer grâce à l’opération européenne Mare Nostrum qui aurait permis de sauver 100 000 de ces vies sans bagages. (Je me demande d’ailleurs si le fait que la Méditerranée soit devenue une abyssale fosse commune n’en arrange pas certains, si l’on s’inquiète vraiment de ceux qui manquent à l’appel jamais fait ?) Avant d’être sèchement rappelée à l’ordre, l’Italie débordée et excédée de ces arrivées inespérées a pour un temps cessé de prendre les empreintes, permettant ainsi aux arrivants de demander l’asile ailleurs, de filer à l’anglaise. Et beaucoup de ces hommes et femmes affamés, humiliés, déshumanisés passent par Calais, se ruent sur les trains et les voitures comme certains ont déjà franchi les barrières de Ceuta ou Melilla, l’assaut final, le hamlé, et finissent  fauchés, électrocutés, estropiés, amputés.

 

Te dire que dans cette même ville, parmi ceux qui soutiennent ces migrants à bout, usés jusqu’à la semelle de leurs chaussures d’emprunt, une Française a été humiliée, insultée, menacée d’enlèvement par d’autres Français mal pensants et malfaisants, juste parce qu’elle aidait des réfugiés. Honte de te dire que des crânes rasés et des idées courtes se sont rassemblés pour chasser la migrance, confondue sciemment avec la délinquance ; leurs cris chargés de haine pour « Sauver Calais » !

Et aux dernières nouvelles, que me propose-t-on pour lutter contre cette infamie qui me colle, à la peau ? Une réforme du Droit d’asile au goût amer et à Calais, un accueil de jour pour seulement 400 personnes, l’accès à l’eau potable, quelques douches et le soir, l’insécurité et le froid de la rue pour tous ! Et tu crois que j’ai mon mot à dire ?

On me renvoie des chiffres manipulés et menteurs, je le sais bien. Cependant, tu en conviendras, des chiffres, il faut en donner. On en trouve d’ailleurs de nombreux, pas toujours explicites, effrayants de froideur. Selon le HCR, il y a officiellement presque 17 millions de réfugiés stricto sensu dans le monde mais bien plus de personnes déracinées, 70 millions peut-être, victimes de déplacements forcés à l’intérieur comme à l’extérieur de leur pays.  Même si les chiffres ne sont pas exacts, les populations concernées étant nombreuses et mobiles, une chose est certaine, c’est une situation qui dure, qui s’amplifie et qui n’est pas prête de s’arrêter. Mais derrière ces chiffres, ce sont des enfants, des femmes, des hommes qui s’abritent difficilement et tentent de se reconstruire, chez moi et ailleurs, pour un temps qui peut durer longtemps, toute une vie, plusieurs vies, même.  Le provisoire des déracinés peut effectivement se prolonger et l’insupportable être supporté dans une indifférence coupable.

On me dit que les camps deviennent des quartiers de villes, puis de véritables villes, des kystes de pauvreté et de non-droit aux lisières de nos pays riches qui ferment de plus en plus leurs portes aux exilés. Notre Europe forteresse à peine franchie, elle se fait carcérale ; mais les murs des prisons à ciel ouvert ou non, laissent passer les cris des déboutés, des malmenés, des rejetés et ces cris viennent se heurter aux échos des conflits qui les ont jetés sur les routes. On me dit que j’ai un rapport avec ces conflits, on me parle d’intérêts économiques de géostratégie, de sécurité encore et toujours ; pas de responsabilité.

Mali, je voudrais pouvoir te dire que je vais me reprendre et que tout va aller, mais ce serait mentir. Les chiens, et pas seulement les renifleurs britanniques arpentant le port la queue basse,  me surveillent d’un œil. Ils ont pris goût à la hideur de leur tâche et courent jusqu’à mes lisières, les dépassent. Ils vont continuer de courir pour rattraper vifs les condamnés à vivre mal. Frontex, à mes frontières  surveille au lieu de veiller sur.

Ne pas me laisser faire.

Tu m’accables, mais regarde aussi ce qui se passe sur ton propre continent.

Vois la Lybie, pays déjà invivable pour les Noirs du temps de Kadhafi. Malmenés, rackettés, humiliés et poussés à bout, tes ressortissants et ceux des pays frères fuient autant qu’ils le peuvent cette extension de la forteresse Europe en terre africaine.

Et je vois qu’à Tanger, Maroc, les crocs s’aiguisent aussi. On me dit que dans le quartier Boukhalef, de sanglantes attaques à l’arme blanche ont terrorisé des migrants subsahariens. Nous partageons donc les mêmes chiens mais je sais que tu vas me répondre que c’est moi qui les ai dressés, moi qui les ai laissé divaguer et tu auras raison, les esprits sont encore loin d’être décolonisés.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, voilà Ébola par-dessus le marché ! J’entends dire que nous aurions dû faire plus avant, en avions les moyens, pas l’idée ni la volonté ; c’était loin, si loin, ça nous touchait si peu, des morts tellement éloignés  de nos vies ! C’est sans doute vrai. La peur qui gagne du terrain en même temps que le virus nous rend défensifs, offensifs, agressifs mais ne dis pas que nous n’agissons pas !

Quand même. Ne pas me laisser faire.

T’écrire ces quelques lignes me secoue durement. C’est comme émerger d’un sommeil éveillé qui a duré des lustres mais n’a pas été sans rêves. Qu’en reste-t-il ? Il y a eu la droite, la gauche et finalement, tel un tribunal d’injustice, ce non-lieu où les valeurs se bradent, se vendent et se vomissent. Et où toutes les saloperies improbables deviennent possibles. Je suis capable de lucidité.

On me reproche de faire plus de cas des vies de nos otages que des tiens dont personne ne parle, on m’encense pour en avoir fait libérer un quand on t’accable pour avoir remis en liberté des tueurs en échange. Drapée dans ma dignité, je clame haut et fort qu’on ne négocie pas avec les terroristes ; toi, tu assumes de le faire malgré ce qu’il t’en coûte. Mais je sais que tu as tes limites que je ferais bien de ne pas dépasser, tu as le nord chatouilleux

Et je peux te dire aussi que quoi que j’en pense vraiment, tout cela ne va pas s’arranger. On ne cesse de brandir la menace du terrorisme, du djihadisme et d’en faire un prétexte supplémentaire pour qu’on ferme un peu plus mes frontières. Il ne faut pas qu’Ils partent ou pas qu’Ils reviennent, s’enfermer et les enfermer. Bon, soit, mais qui donc s’intéresse aux causes de ces départs et de ces radicalisations ? Et chez toi, Mali, comme chez tes voisins proches et lointains, vois-tu tous ces petits laissés pour compte du développement qui ne viennent plus chez moi, restent assis par terre sans parler à leurs pères, saluent leurs mères puis montent vers le Nord dans une quête d’ailleurs mortifère ? Pourquoi ?

 

Mali, mon frère, réveille-moi aux durs matins du monde qui démarrent dans le fracas des bombes qu’on envoie en mon nom, ne m’épargne pas les descentes policières matutinales pour éveiller des petits et grands malheurs endormis, ni les visages chiffonnés par un mauvais sommeil de mômes privés d’enfance, ni les atermoiements, les renoncements, les reculades de tous ceux qui pourraient faire mais ne font pas.

Réveille-toi aussi, même si je suis bien placée pour savoir que ce que tu veux profondément, les forces de l’intérieur comme celles  de l’intérieur s’allieront pour t’en empêcher au nom d’un ordre qui nous dépasse. Il nous faut quand même essayer, pour toutes les femmes et hommes de bonne volonté que nous comptons parmi nos citoyens, malgré les difficultés, la dureté du quotidien.

Oui, je m’éveille tout juste, souillée, poisseuse, inquiète et mon premier regard est pour eux, ces hommes, ces femmes, ces enfants qui n’en sont déjà plus, tous ceux qui sont partis de chez toi, ou pas, qui seront expulsés vers chez toi, ou pas, qui, n’en pouvant plus d’être rejetés d’un endroit, puis de l’autre, se radicaliseront, abdiqueront leur humanité comme certains de chez nous ont déjà renoncé à la fraternité et à l’égalité au nom de la sécurité.

Et je serai responsable.

Et tu seras responsable.

Et nos citoyens qui se font face, chacun sur leur rive, chiens de faïence ou chiens de garde, seront aussi responsables.

Si nous n’y prenons garde, moi, France, qui fus jadis Terre d’accueil, je ne serai bientôt plus qu’une terre d’écueil, un insignifiant fragment du chaos d’un monde où plus personne ne sera en sécurité.

 

Mali, mon frère. Pardonne cette entorse au protocole qui veut que  nous nous exprimions par la voix de nos chefs d’Etat. Surtout, n’hésite pas à me répondre si le cœur t’en dit, ensemble nous pouvons faire tellement mieux !

Bien à toi,

France

Nathalie M’Dela-Mounier                              Paris – Bamako, Décembre 2014.

24/12/2014

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