L’objectif de ce texte est de discuter la rationalité juridique des sanctions prises ces derniers mois par la CEDEAO. Une justification de ces sanctions a été apportée en ces termes : « Les gouvernements du G5 Sahel peuvent difficilement cautionner un coup d’État en son sein, d’autant plus que tous craignent d’en être victimes (…) l’organisation régionale qui est considérée comme la plus légitime pour intervenir dans les affaires intérieures et aider au retour de la stabilité politique du Mali dans le cadre d’institutions démocratiques est la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest». Déjà, lors du premier coup d’État du 18 août 2020 écartant feu le président Ibrahim Boubakar Keita du pouvoir, un train de sanctions avait été pris aboutissant à la fermeture des frontières des États de la CEDEAO limitrophes du Mali ; les négociations ont débouché sur la mise en place d’un gouvernement civil de transition dirigé par Bah N’Daw, devant mener au rétablissement de «l’ordre constitutionnel ». Un nouveau coup d’État est intervenu en mai 2021, conduisant à la situation actuelle. Au total, trois vagues de sanctions ont été infligées par la CEDEAO envers la République du Mali : août 2020, novembre 2021, janvier 2022. L’examen de ces événements éclaire les transformations que connaît l’institution depuis plusieurs années. Le but initial du traité lié à l’intégration sous-régionale par le marché et la solidarité entre les États cède progressivement la place à une Communauté endossant le rôle de gendarme de la stabilité politique régionale.
…La rivalité entre la Chine, la Russie et les États-Unis explique aussi le soutien apporté par ce pays aux mesures de la CEDEAO. Le document issu du 4e sommet extraordinaire reprend à son compte cet arrière-plan. La CEDEAO se dit en effet « préoccupée par le (…) déploiement d’une agence de sécurité privée au Mali, avec des effets potentiellement déstabilisateurs pour la région de l’Afrique de l’Ouest » (point 14). Il convient de le souligner : aucun des différents communiqués de la CEDEAO analysés ne se réfère à une disposition précise du traité67. Telle est précisément la raison qui nous pousse à discuter dans les développements qui suivent une rationalité ex post justifiant les sanctions adoptées. Le 27 janvier 2022, un nouveau document de la CEDEAO détaille une série d’arguments afin de justifier le train des sanctions évoquées. Si le retour à « l’ordre constitutionnel » reste le principal objectif de l’institution, ce document tente d’apporter une justification aux sanctions infligées le 9 janvier, dans un contexte de grande solidarité d’une partie de la société civile ouest-africaine à l’égard du Mali. La CEDEAO revient sur chacun des arguments formulés par le gouvernement malien pour mieux en montrer l’inanité d’un point de vue comparé. Elle affirme par exemple que des sanctions sans en préciser la nature ont aussi été infligées en leur temps au Libéria, à la Sierra Leone, à la Guinée, au Niger et à la Guinée-Bissau en vue de restaurer « la démocratie ». Elle conditionne la levée des sanctions à l’établissement d’un chronogramme « crédible ». Au moment où nous écrivons ces lignes, un nouveau communiqué du 3 février 2022 maintient le train de sanctions antérieures. Au vu de la propagation des coups d’État dans la région, le communiqué ajoute : « La conférence exprime sa vive préoccupation aux cas de violation de l’ordre constitutionnel dans la région (…) elle réaffirme son engagement à renforcer la démocratie et la bonne gouvernance dans la région, et instruit (sic) la Commission à accélérer la révision du protocole additionnel de 2001 sur la démocratie et la bonne gouvernance et des textes connexes ». Est-ce le signe que la CEDEAO cherche à étendre les fondements juridiques lui permettant de diversifier les sanctions infligées à l’égard des États ? Rien n’est moins sûr. Ceci nous conduit à l’examen de la légalité des sanctions au regard du traité CEDEAO. Par souci de clarté, les sanctions seront examinées à l’aune des dispositions générales du traité (a), avant de les confronter au mécanisme de prévention et de gestion des conflits (b) puis au protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance (c).
Examen des sanctions à l’aune des dispositions générales du traité
La lecture des sanctions à l’aune des dispositions du traité CEDEAO modifié met en lumière leur manque de cohérence juridique. Tout d’abord, il importe de souligner le rôle en l’espèce niée par la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Cour dans la résolution de cette crise. L’article 76-2 du chapitre XV du traité fait pourtant de la Cour l’interprète authentique du traité en cas de différends entre États membres. Le protocole additionnel sur la Cour rappelle que « la Cour a compétence sur tous les différends qui lui sont soumis qui ont pour objet : l’interprétation et l’application des règlements, des directives, des décisions et de tous autres instruments juridiques subsidiaires adoptés dans le cadre de la CEDEAO (…) l’examen des manquements des États membres aux obligations qui leur incombent en vertu du Traité, des Conventions et Protocoles des règlements, des décisions et des directives (…) ». De même, les attributions de la conférence des chefs d’États et de gouvernement en l’occurrence l’organe à l’origine des différents communiqués et sanctions sont encadrées par le traité (article 7 g et h). La conférence peut donc « saisir, en cas de besoin, la Cour de Justice de la Communauté lorsqu’elle constate qu’un État membre n’a pas honoré l’une de ses obligations (…) demander au besoin à la Cour de Justice de la Communauté des avis consultatifs sur toute question juridique ». Les restrictions aux échanges et aux libertés de circulation sont, contrairement au contenu des sanctions, strictement encadrées, au regard de l’article 41-3 et 4 du traité. Si l’actualité récente liée aux sanctions a tendance à se concentrer sur les questions liées à la stabilité politique, sans doute faut-il rappeler, au regard des objectifs du traité CEDEAO (article 3), que l’institution a en charge l’intégration sous-régionale au moyen de la libéralisation des échanges. La lecture de ces dispositions empêche de considérer que les restrictions économiques infligées à la République du Mali sont censées se prolonger de manière perpétuelle : strictement encadrées, proportionnées et préalablement validées par la Cour, elles ne peuvent se prolonger au gré du «bon vouloir» de la conférence des chefs d’États et de gouvernement. Une telle interprétation du caractère exceptionnel apporté à la restriction aux échanges au sein d’un traité qui se donne pour objectif de promouvoir la construction d’un marché sous-régional remet d’autant plus en question les sanctions infligées au Mali. Que faire du manque à gagner des investisseurs économiques frappés de plein fouet par les sanctions de la CEDEAO ? Pourront-ils mettre en jeu devant la Cour de justice de la Communauté la responsabilité juridique de l’institution liée aux pertes générées par l’adoption des sanctions ? Comment compenser la perte des ports sénégalais et ivoiriens, traditionnellement considérés comme des débouchés naturels pour le Mali ? Et dans quelle mesure les sanctions infligées par la CEDEAO sont-elles compatibles avec une disposition du traité jusqu’à présent restée dans l’ombre (article 68, chap. XIII) : « Les États membres, tenant compte des difficultés économiques et sociales que pourraient connaître certains États membres insulaires et sans littoral, conviennent d’accorder, au besoin, à ces États un traitement spécial en ce qui concerne l’application de certaines dispositions du présent traité ». Le régime général des sanctions prévues par le traité est défini à l’article 77, chapitre XVI. Cet article stipule : « Sans préjudice des dispositions du présent Traité et des protocoles afférents, lorsqu’un État membre n’honore pas ses obligations vis-à-vis de la Communauté, la Conférence peut adopter des sanctions à l’égard de cet État membre. Ces sanctions peuvent comprendre : 1) la suspension de l’octroi de tout nouveau prêt ou de toute nouvelle assistance par la Communauté ; 2) la suspension de décaissement pour tous les prêts, pour tous les projets ou programmes d’assistance en cours ; 3) le rejet de la présentation de candidature aux postes statutaires et professionnels ; 4) la suspension du droit de vote ; la suspension de la participation aux activités de la Communauté (…) ». La question qui se pose ici est de savoir ce que recouvre la condition d’un État qui « n’honore pas ses obligations ». L’économie générale du traité pousse à interpréter cette condition comme celle où un État membre se trouverait dans l’incapacité de faire face à ses obligations financières et juridiques. Il est certes possible d’entendre plus largement le sens du terme «obligation», mais aucune jurisprudence de la Cour ne semble, à notre connaissance, aller dans un tel sens. L’article 7 du traité précisant les attributions de la conférence des chefs d’État et de gouvernement ne formule aucune habilitation explicite et générale de sanction envers un État membre. L’article 7 g) précise bien que la conférence peut « (…) saisir en cas de besoin la Cour de justice de la Communauté lorsqu’elle constate qu’un État membre n’a pas honoré l’une de ses obligations (…) ». Deux flous sémantiques interrogent par conséquent la nature juridique des sanctions de la CEDEAO (précisons, celles qui suspendent la République du Mali des institutions de la Communauté). En premier lieu, le fondement de la sanction à supposer qu’il se réfère à l’article 77 du traité repose-t-il sur un défaut financier du gouvernement malien ou convient-il de l’entendre plus largement ? Et, en second lieu, à supposer encore que cette disposition soit valide, la Cour de justice n’aurait-elle pas dû être, conformément à l’article 7 g) du traité, saisie ?
Les sanctions au regard du mécanisme de gestion des conflits
On aurait pu penser que l’article 58 du traité sur la sécurité régionale pourrait servir de bases aux sanctions de la CEDEAO. Mais, là encore, le mécanisme qui régit cet article est un mécanisme de coopération, qui ne prévoit formellement aucune sanction possible. Les dispositions principales du traité s’avèrent en réalité d’un faible secours pour comprendre la rationalité juridique des sanctions de la CEDEAO. Il faut se plonger dans le protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, du maintien de la paix et de la sécurité adopté à Lomé en 1999. Figurent, au nombre des principes du protocole (article 2 c) : « La promotion et la consolidation d’un gouvernement et d’institutions démocratiques dans chaque État membre », quand bien même le point (e) dudit article rappelle l’égalité entre chaque État souverain de la Communauté. Le mécanisme permet de recourir dans des cas précis à la force armée. Les commentateurs s’accordent à considérer que l’usage de la force dont il fait mention ne peut avoir lieu qu’en dernier recours. Jerry Ukaigwe souligne que jusqu’en 2014, le protocole n’avait toujours pas été ratifié par plusieurs États membres, en raison du manque de volonté politique. Rédigé à la suite des conflits libériens (1990-1997) et sierra-léonais (1991-2002) où la force ECOMOG était intervenue sans base légale, l’application du mécanisme de gestion et de prévention des conflits apparaît disproportionnée s’agissant du cas malien. Toutefois, la CEDEAO semble implicitement s’y référer (en faisant écho à une éventuelle intervention militaire), sans y recourir pour l’instant. En pratique, il faut bien reconnaître que rares sont les États de la sous-région pouvant échapper aux conditions fixées par l’article 25 du protocole justifiant le recours à la force. Au nombre de ces possibilités d’intervention, le (e) de l’article 25 : « (…) en cas de renversement ou de tentative de renversement d’un gouvernement démocratiquement élu ». Manifestement, c’est cette condition qui semble le mieux justifier implicitement l’intervention vigoureuse de la CEDEAO. Encore faut-il s’accorder, dans le cas malien, sur le sens de l’expression « renversement d’un gouvernement démocratiquement élu ». La corruption du gouvernement de l’ancien président I. B. Keita est à l’origine de la contestation populaire qui a abouti à un changement de régime. Le coup d’État ayant eu lieu par la suite s’est déroulé dans un contexte de rivalité entre acteurs au sein de la transition. Dans les deux cas de figure (celui de la chute de I. B. Keita et du premier gouvernement de transition), la condition de renversement d’un gouvernement « démocratiquement élu » apparaît illusoire, sauf à avoir, comme le fait la CEDEAO, une vision formaliste à l’extrême du concept de démocratie. Il s’agit en effet d’une question cruciale, dans la mesure où le sens du concept varie en fonction de l’influence des acteurs qui en font usage.
Les sanctions au regard de l’article 45 du protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance
À l’instar du mécanisme de prévention des conflits, le protocole sur la gouvernance n’emporte aucun effet direct dans l’ordre juridique des États membres. Les dispositions qu’il comporte ne sont applicables du moins certaines d’entre elles que sur la volonté de l’État membre concerné. L’article 45 du protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance stipule : « En cas de rupture de la démocratie par quelque procédé que ce soit et en cas de violation massive des Droits de la Personne dans un État membre, la CEDEAO peut prononcer à l’encontre de l’État concerné des sanctions (…) ». Les sanctions, détaillées par la suite, vont du refus de soutenir une candidature présentée par un État membre à la suspension de l’État de toutes les instances de la Communauté. Cette disposition n’a jusqu’à présent été utilisée que très rarement. Sa mise en œuvre supposerait tout d’abord une action collective de requérants victimes de violations massives des droits de l’homme devant la Cour tel que le prévoit l’article 9 (4) (d) du protocole modifié en 2005. Elle supposerait ensuite que les voies diplomatiques aient échoué à faire reconnaître une telle violation massive au sein de la conférence des chefs d’État précédée d’un rapport circonstancié de la Commission. On peut douter en l’état actuel et c’est un euphémisme s’agissant du Mali, d’une telle violation massive des droits de l’homme. Quant au constat d’une «rupture de la démocratie », il se heurte à un obstacle de taille, déjà évoqué, consistant à faire comme si la jurisprudence de la Cour constitutionnelle malienne n’avait jamais existé. Finalement, la confusion apparaît totale en ce que les différents communiqués de la CEDEAO convoquent, sans jamais les nommer, des textes de nature très différente (protocole sur la bonne gouvernance, mécanisme de règlement des différends) qui ne répondent qu’imparfaitement à la situation en cause. Toute cette analyse laisse penser que les sanctions de la Communauté manquent sérieusement de base légale, à tout le moins de cohérence juridique. Une lecture analogue même si ces considérations n’entrent pas dans le présent propos semble s’appliquer aux sanctions « endossées » par l’UEMOA et la BCEAO.
Conclusion provisoire
Au moment où nous achevons ce texte, les relations entre la CEDEAO et le Mali sont loin d’être apaisées. Deux recours ont été introduits contre la décision de la conférence des chefs d’État et de gouvernement par le bâtonnier de l’ordre des avocats du Mali. Une nouvelle charte a été adoptée par le Conseil national de transition le 21 février 2022. L’article 2 modifié entérine les recommandations des assises nationales de la transition ; un article 9, aussi modifié, précise que le président de la transition n’est pas éligible aux fonctions présidentielles et législatives ; l’article 13 élargit la composition du comité national de transition ; enfin, l’article 22, lui aussi modifié, prévoit que la durée de transition est modifiée conformément aux recommandations des assises nationales de la refondation. Notre analyse s’est attachée à comprendre la succession d’événements en cours, à l’aune d’une rationalité juridique ou, si l’on préfère, dogmatique. Tout porte à croire que cette rationalité juridique fait cruellement défaut eu égard aux sanctions infligées au cours des derniers mois.
Le propre d’une communauté de droit telle que la CEDEAO est de pouvoir fonctionner, régler les litiges entre les États par le mécanisme juridique. Sans doute est-ce là un euphémisme, mais la légitimité et l’avenir de la Communauté en dépendent. Ce qui tient lieu ici de « sanctions » n’est qu’un vernis de légalité maquillé derrière un rapport de force politique plus complexe. Nous avons jusqu’ici traité la CEDEAO comme un tout monolithique animé d’une même ambition94. Les choses sont plus nuancées, on s’en doute. L’exemple malien laisse penser qu’au sein de l’institution, la conférence des chefs d’État et de gouvernement demeure peu soucieuse du respect des contraintes prévues par le traité. Le rappel à « l’ordre constitutionnel » sert ici de paravent dans une lutte entre élites civiles et nouvelles élites militaires en place : les premières se servant de l’autorité conférée par la CEDEAO afin de se prémunir, dans leurs pays respectifs, d’éventuels coups d’États futurs des secondes appuyées par la rue. L’expression pure et simple du commandement ne peut être assimilée au « droit ». Cela renvoie à des débats conceptuels introduits après la Seconde Guerre mondiale. La volonté de la conférence d’État et de gouvernement, aussi louable soit-elle, pèse peu lorsqu’elle est dénuée d’un minimum de garanties procédurales et substantielles. En mettant à distance les ressources juridiques qui fondent la légitimité de la Communauté, la CEDEAO prend le risque de perdre tout crédit dans la résolution de la crise malienne et, plus largement, dans les conflits en germe de la sous-région. Quantité de travaux théoriques l’ont déjà souligné et l’exemple malien ne fait pas exception : l’usage du « droit » n’est, pour une large part, toujours pas sorti du legs colonial visant à confondre légalité, commandement et personnalisation des pouvoirs. Le cas malien donne à voir une pratique du « droit » de la CEDEAO qui ne correspond nullement à ses textes fondateurs. Cette référence aux « droits de l’homme » maquillée derrière une volonté de retour à « l’ordre constitutionnel » s’inscrit dans une longue généalogie, déjà présente après les indépendances, où le respect des « droits de l’homme » restait tributaire d’impératifs sécuritaires ou autocratiques nationalistes. L’histoire semble s’inverser, s’agissant du cas malien, dans la mesure où les intérêts de la « communauté internationale » se substituent à la volonté nationale par le truchement de la CEDEAO. Le déni, voire le mépris affiché à l’égard de la jurisprudence constitutionnelle malienne, en constitue l’illustration parfaite. Et cela doit interroger plus profondément le sens même de l’intégration régionale et continentale. Issa Shivji l’a d’ailleurs démontré à travers l’étude de l’union du Tanganyika et de Zanzibar : l’aspiration panafricaine sous-régionale ou continentale est mise à mal depuis des années par des motivations étrangères aux préoccupations des populations du continent. Rien n’est plus dangereux qu’une intégration sans projet politique au service des peuples qui en sont destinataires. Le dicton selon lequel les crises africaines doivent être résolues par des Africains ne doit pas induire en erreur de ce point de vue. Le contenu des prescriptions de la CEDEAO s’appuie sur un positivisme idéologique décontextualisé des destinataires auxquels il prétend s’appliquer (dans le cas présent, ce positivisme peut se reformuler de la manière suivante : il faut que les autorités maliennes se conforment aux prescriptions de la « communauté internationale » dont la CEDEAO se fait le porte-voix, parce que telle est la « vraie » solution) ; mais le contenu des sanctions repose aussi sur un raisonnement circulaire : rétablir un « ordre constitutionnel » qui existe déjà en droit interne. Le problème apparaît plus profond si l’on adopte une lecture postcoloniale des choses. Les sanctions infligées par la CEDEAO témoignent d’une double capitulation. Celle, en premier lieu, d’un modèle de gouvernement, puisé dans l’imaginaire politique africain et répondant aux attentes des peuples du continent ; celle consistant, en second lieu, à intérioriser le principe selon lequel les défaillances des ordres nationaux trouveraient nécessairement leur solution au sein de la « communauté internationale » en faisant abstraction des liens antérieurs entre ces mêmes acteurs nationaux et internationaux. L’hypothèse d’un ordre supranational acquis aux intérêts de la « communauté internationale » s’avère d’autant plus probante quand on mesure le faible engouement des chefs d’État et de gouvernement lorsqu’il s’agit de faire respecter un minimum de droits subjectifs dans leurs pays respectifs et dans un contexte de recul significatif du respect des droits de l’homme en Afrique de l’Ouest. On veut dire par là que le concept de « démocratie » reste peu mobilisé lorsqu’il est question de répondre aux attentes quotidiennes exprimées par les ressortissant.es de la CEDEAO. L’expression de « Democratization of Disempowerment » proposée par C. Ake, rend compte de ce paradoxe. Les acquis engrangés par la juridiction de la Communauté sont superbement ignorés par les États dès lors qu’ils permettent d’opérer des avancées pour l’amélioration des conditions de vie quotidienne des populations. Autrement dit, quel est le sens d’un retour à l’« ordre constitutionnel » émanant d’États qui, pour la plupart, rechignent encore à asseoir ledit ordre constitutionnel dans leurs ordres juridiques nationaux ? L’exécution des arrêts rendus par la Cour de justice aux profits de particuliers peine encore à être mise en œuvre par les États membres. Le président de la Cour, E. Asante, s’en est récemment ému dans un communiqué officiel. On connaît de surcroît la manière dont les États ont traîné des pieds pour que les justiciables ouest-africains accèdent au prétoire de la Cour. Une Cour, il faut le rappeler ici, toujours dotée de faibles moyens et dont l’exécution des arrêts reste tributaire du « bon vouloir » des États quant à leur transposition. Et il faut encore rappeler la mauvaise foi des États de la CEDEAO lorsque, devant la Cour, ils soutiennent l’argument de l’épuisement des voies de recours en interne des requérants avant que celle-ci ne soit saisie. Discret, pour ne pas dire inexistant, fut le soutien apporté par la conférence des chefs d’État aux décisions phares de la Cour en matière de droit de l’homme. Il est frappant de constater que le retour à « l’ordre constitutionnel » n’a pas non plus été exigé en 2006, lors de l’enlèvement et des sévices subis par les journalistes gambiens E. Manneh et Saidykhan. Aucun appel à la retenue n’a, à notre connaissance, été formulé durant la campagne de dénigrement organisée par la Gambie à l’égard de la Cour durant la fin des années 2000. La liste d’arrêts importants est longue, reconnaissant le droit à l’éducation, à la présomption d’innocence, à la propriété, à être payé de manière équitable, etc. À dire vrai, le sujet juridique africain ne semble pas encore entré dans les préoccupations politiques tant des États que de la CEDEAO. Pour y parvenir, il faudrait retrouver les chemins perdus d’un panafricanisme politique initié par N’Krumah au sein d’une généalogie humaniste ancrée dans une pensée politique africaine. Il faut, en ce sens, dépasser la lecture binaire opposant des militaires souverainistes à une CEDEAO acquise à l’Occident. Une troisième voie a toujours existé, rejetant l’idée que les pays africains ne seraient que des pions sur un échiquier international plus large. Et cette voie alternative pourrait permettre de réinventer la CEDEAO sur des bases panafricanistes, au service de la protection des libertés fondamentales.
Lionel Zevounou
Université Paris Nanterre Centre de théorie
et Analyse du droit (UMR, 7074) CORA
(Collectif pour le renouveau africain)