Aujourd’hui le Mali est devenu un havre de quiétude pour les auteurs de différentes infractions graves. Je n’aborderai pas ici la problématique de la non-poursuite des auteurs d’infractions financières, car le système de gouvernance qui a engendré la corruption, les détournements de deniers publics et l’enrichissement illicite a également organisé au plan institutionnel, à travers les privilèges de juridiction et les immunités, la protection des délinquants financiers contre les poursuites judiciaires
Mon analyse est plutôt axée sur l’impunité de fait dont bénéficient les auteurs des crimes de sang, impunité incompatible avec le principe de la responsabilité pénale des individus qui est un acquis du droit international pénal depuis les Procès de Nuremberg et Tokyo. L’impunité ne saurait être tolérée dans le contexte actuel à cause des progrès accomplis en matière de recherche, de poursuite et de jugement des crimes de masse, qu’ils soient perpétrés pendant les conflits armés ou en dehors de ceux-ci.
En effet les atrocités subies par des millions de personnes au cours du 20eme siècle, notamment pendant les deux Guerres Mondiales ont profondément heurté la conscience humaine et entraîné à travers le monde un sentiment de rejet de l’impunité. La volonté de poursuivre et juger les auteurs de crimes graves a pris le dessus sur l’indifférence par rapport aux grandes souffrances des victimes. C’est ainsi que la Communauté internationale a créé en août1945 le Tribunal militaire international de Nuremberg et en janvier 1946 le Tribunal militaire international pour l’Extreme-Orient appelé Tribunal militaire de Tokyo, pour juger les grands criminels de la Deuxième Guerre Mondiale ainsi que les auteurs de crimes graves commis en marge de la guerre. Ces deux tribunaux ont jugé des crimes de guerre, les crimes contre la paix et les crimes contre l’humanité, commis à grande échelle et appelés crimes internationaux.
Les crimes internationaux ou crimes de droit international sont des crimes atroces qui, par leur gravité, offensent le monde entier et portent atteinte à l’ordre public international. De tels crimes qui ne sauraient rester impunis sont régis par des textes internationaux.
Après les expériences des deux Tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo ainsi que celles des Tribunaux ad hoc de l’ex Yougoslavie et du Rwanda, les crimes internationaux sont définis actuellement par le Statut de la Cour pénale internationale (CPI) et sont énumérés par dans l’article 5 de celui-ci. Il s’agit du crime de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et du crime d’agression.
L’engagement de la Communauté internationale à mettre fin à l’impunité s’est traduit aussi par la mise en place des Juridictions mixtes, hybrides ou internationalisées pour juger les actes criminels commis à grande échelle dans certains pays. (TribunalKmers rouges au Cambodge, Tribunal Spécial pour le Liban,Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Chambres extraordinaires africaines pour juger H. Habré entre autres)
Par rapport à la répression des crimes internationaux, le Préambule du Statut de la CPI affirme qu’il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction pénale les responsables des crimes internationaux. C’est pour cela que leur répression est règlementée selon le principe de la complémentarité. Selon ce principe, proclamé dans l’alinéa 10 du Préambule et l’art 1er, la CPI est complémentaire des juridictions pénales nationales. Il faut comprendre par-là, que lorsque des crimes internationaux sont perpétrés dans un pays, la poursuite et le jugement de leurs auteurs incombent en premier lieu aux juridictions pénales nationales. C’est seulement en cas de défaillance à ce niveau que la Cour pénale internationale intervient. La poursuite et le jugement des auteurs de crimes graves permettent non seulement de faire répondre les criminels de leurs actes, mais aussi de dissuader des criminels potentiels. L’impunité est sans nul doute un facteur encourageant pour la perpétration de nouveaux crimes.
Le Mali est Etat partie au Statut de la CPI depuis le 16 août 2002. En faisant partie du groupe des premiers Etats à ratifier le Statut de la CPI, notre pays a manifesté son engagement pour la répression des crimes internationaux et son aversion pour l’impunité des grands criminels. Dès lors, l’on se pose la question de savoir qu’est-il arrivé au Mali pour que l’impunité devienne aujourd’hui le principe et la poursuite des auteurs des crimes internationaux l’exception.
En effet depuis mars 2012 les populations maliennes subissent les pires atrocités. Ces atrocités ont débuté au nord et ont évolué vers le centre où se répètent des attaques de villages avec leurs lots de massacres et de disparitions de populations innocentes. Les principaux villages martyrs du centre sont Sobaneda, Ogossagou, Koulogon, Mondoro, Yoro et Kangafani. Les auteurs des monstruosités commises dans ces endroits ont eu le temps de d’exécuter leur sale besogne et de disparaître, échappant ainsi à toute possibilité de poursuite.
Les Maliens traumatisés par ces actes inhumains commis à grande échelle et restés impunis viennent d’être surpris le 10 juillet 2020 par des tirs systématiques à balles réelles sur des citoyens aux mains nues participant à des activités de contestation de la légitimité du Président de la République. Ces tirs ont entrainé plus d’une dizaine de morts et des nombreux blessés. Les auteurs de ces tirs mortels sont parmi nous, ils n’ont pas disparu comme les meurtriers qui ont sévi sur le camp de Djoura et les populations de Sobaneda, Ogossagou, Mondoro, Koulogon, Yoro et Kangafani.
Par rapport à ces tueries et blessures du 10 juillet, selon le principe de complémentarité évoqué plus haut, il existe deux options, la poursuite par les juridictions pénales du Mali et celle devant la Cour pénale internationale.
Les juridictions pénales maliennes peuvent poursuivre et juger ces crimes. Leur bonne foi et leur efficacité seront évaluées par rapport à leur diligence dans la recherche et l’arrestation des auteurs de ces meurtres, blessures et assassinats prévus et punis par notre propre code pénal, et par le Statut de la CPI dont le Mali est État partie depuis le 16 août 2000.
En raison du Statut d’État partie de notre Pays la CPI peut ouvrir des enquêtes, d’abord sur la conduite de la procédure relative à ces crimes menée par les juridictions pénales nationales. Elle peut ensuite engager elle- même les poursuites nécessaires. Elle doit à tout prix jouer son rôle de rempart contre l’impunité.
La CPI peut intervenir car les faits tragiques des 10, 11 et 12 juillet 2020 constituent des crimes internationaux et plus précisément des crimes contre l’humanité. En effet les auteurs des coups de feu qui ont occasionné ces morts avaient l’intention manifeste de tuer leurs cibles. En les visant avec des balles réelles, ils ne leur ont laissé aucune chance de survie, ils les ont tués de façon volontaire, inhumaine et systématique.
Le crime contre l’humanité est défini par Yann Jurovics comme « un acte inhumain au service d’un plan criminel visant à attaquer massivement ou systématiquement une population civile ». Quant à l’article 7 du Statut, il définit le crime contre l’humanité « l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque: meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation ou transfert forcé de population, emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international, la torture, le viol…, et autres actes inhumains causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. »
Crimes contre l’humanité, oui, car les atrocités ont été commises en dehors du cadre d’un conflit armé, et en plus elles n’ont pas été perpétrées par des agresseurs arrivés d’ailleurs.
Je rappelle que lors du Procès de Nuremberg, la notion de crime contre l’humanité a été conçue pour pouvoir poursuivre et juger les crimes perpétrés par les forces étatiques sur les populations civiles et en dehors de tout conflit armé.
S’agissant du mode de responsabilité, il est approprié de viser à la fois les articles 25 et 28 du Statut de la CPI afin que les auteurs directs aussi bien que les commanditaires répondent tous de cet usage disproportionné de la force contre des civils sans armes avec comme conséquences des pertes de vies humaines.
Je rappelle que l’article 25 précise les situations dans lesquelles la responsabilité pénale individuelle d’une personne est retenue, et l’article 28 détermine les conditions dans lesquelles la responsabilité pénale des chefs militaires et autres supérieurs hiérarchiques est engagée.
La coexistence des articles 25 et 28 constitue un rempart contre l’impunité. Lorsque des commanditaires échappent à l’article 25, ils peuvent toujours tomber sous le coup de l’article 28.
J’ai retenu des déclarations du M5-RFP que l’une des conditions de la reprise du dialogue avec le Chef de l’Etat est l’identification et la mise à la disposition de la justice des commanditaires et des auteurs des tueries des 10, 11, et 12 juillet 2020 afin qu’ils répondent de leurs actes criminels devant les juridictions nationales ou internationales.
J’ai l’espoir que le Parquet du Mali a effectivement engagé des poursuites contre les auteurs de ces crimes odieux et surtout qu’il a pris toutes les mesures de protection des preuves et d’identification des témoins.
Pour ce qui est de la CPI, elle évaluera la capacité et la disponibilité des juridictions pénales nationales du Mali selon les dispositions de l’article 17 (alinéa 2b) pour accomplir le rôle qui lui revient sur la base du principe de complémentarité, à savoir, ouvrir rapidement une enquête, se saisir des suspects, réunir les éléments de preuves et les témoignages nécessaires au bon déroulement de la procédure.
Je conclus cet exposé avec l’espoir que l’Etat du Mali, est fidèle à son devoir de protection de tous ses citoyens conformément à l’article 1er de la Constitution du 27 février 1992 selon lequel « la personne humaine est sacrée et inviolable. Tout individu a droit à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l’intégrité de sa personne ». Par conséquent il ne laissera pas impunis les crimes atroces perpétrés sur son territoire. Assurer et garantir l’impunitéaux auteurs des crimes commis sur des populations civiles sans défense depuis 2012 et ceux perpétrés à Bamako les 10, 11, 12 juillet, c’est violer la loi fondamentale de notre Pays. En outre, l’impunité suite aux crimes de sang viole les articles 29, 199 et 313 du Code pénal du Mali et les articles 5 et 7 du Statut de la CPI dont le respect s’impose au Mali en tant qu’Etat partie.
L’impunité laisse les criminels persévérer dans leur besogne abjecte au détriment des populations innocentes, inspire d’autres comportements criminels tout en laissant les victimes et les familles des victimes dans le désarroi et la révolte. Ce schéma conduit à des menaces sur la cohésion et la paix sociale.
Les autorités maliennes doivent retenir que les familles maliennes n’accepteront jamais un système judiciaire qui arrête et condamne les jeunes manifestants qui bloquent les services et sèment le désordre sur la voie publique, et laisse impunis ceux qui ont fusillé nos enfants sans sommation.
Par Fatoumata Diarra Dembélé
Ancienne 1ère Vice-Présidente de la Cour pénale internationale