Excellence, Monsieur le Président,
Par définition, une lettre ouverte s’admet comme «un texte argumentatif rédigé sur un sujet qui passionne l’auteur et s’adressant à la fois à un destinataire précis, généralement une autorité, et à un large public, puisqu’elle est diffusée dans un média». Oui, ma lettre s’adresse à vous, Monsieur le Président de la République mais, en même temps, elle est ouverte, car elle est volontairement rendue publique par sa diffusion dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le sujet de cette lettre spécifiquement adressée au Colonel Assimi GOÏTA et ouverte au peuple malien, c’est l’école, notre bien commun, l’avenir de la nation toute entière. Et c’est ma passion pour l’Éducation qui m’oblige à m’adresser à votre auguste personne assurant aujourd’hui la plus haute fonction étatique dans le Mali que nous aimons tous les deux.
Excellence, Monsieur le Président,
Avant de m’adresser au Chef de l’État, je voudrais humblement interroger le valeureux soldat que la haute magistrature a momentanément mis en veilleuse aujourd’hui. C’est bien vous, les stratèges militaires, qui nous apprenez qu’une armée se déplace avec son ventre: pour que les troupes au front soient efficaces, il faut que les hommes mangent, il faut du carburant pour les véhicules de tous genres, il faut des munitions etc. Si vous êtes Commandant de troupes en première ligne du combat, s’il arrive que vos munitions sont épuisées (définitivement finies !), quelle attitude adopterez-vous pour sauver les vies de vos subordonnés et votre propre vie ? La réponse à cette question détermine en partie l’avenir de notre système éducatif qui est dans la tourmente depuis des décennies.
Excellence, Monsieur le Président,
Dans mon livre intitulé: «La Fabrique Sociale, regard sur l’école: le temps du désordre et des incertitudes» (publié aux Éditions GAFE en 2019), j’ai rappelé une partie des travaux de recherche d’une équipe de spécialistes ayant travaillé sur «La qualité du Pilotage d’un système éducatif» et ayant conclu que «l’école a besoin d’un commandant de bord (le directeur d’école)». Oui, le «Commandant de bord» de l’école, c’est le Chef d’établissement, cette fonction désignant le premier responsable de chaque école, des Directrices de Jardins d’enfants aux Recteurs des Universités, Doyens des Facultés, Directeurs généraux des grandes écoles et Instituts supérieurs, en passant par les Directeurs généraux et Proviseurs du niveau intermédiaire du système scolaire).
On semble ne pas voir la réalité, mais c’est aux établissements que revient la lourde responsabilité de rentabiliser tous les efforts fournis en amont, comme par exemple les milliards déboursés par l’État et ses partenaires pour la construction et l’équipement des locaux (blocs administratifs, salles de classes, latrines, laboratoires, bibliothèques, infirmeries, amphithéâtres…), le paiement des salaires, l’achat d’engins, d’outils informatiques, de fournitures scolaires, de manuels scolaires, de matériels et de produits pour les laboratoires et les infirmeries, prise en charge de missions d’inspection ou de suivi des enseignants, organisation d’ateliers et de séminaires de tous genres, organisation des examens de fin d’année… Oui, l’État fait beaucoup ! Mais l’État doit-il se contenter de débourser l’argent du contribuable et des partenaires sans se donner les moyens d’obtenir ce pour lequel des milliards sont déboursés ?
Excellence, Monsieur le Président,
J’ai bien peur que l’attitude de notre État dans la gestion du système éducatif ne soit semblable à l’incompréhensible comportement des pays dits «développés» face à nos pays dits «sous-développés». Les premiers chantent que cela fait plus de cinquante (50) ans qu’ils «déboursent des milliards» pour aider les seconds, mais que cet argent est toujours «mal dépensé». L’incompréhensible dans cette situation, c’est de voir les donateurs continuer à débourser de l’argent, malgré leur connaissance de la mauvaise gestion. Si eux-mêmes n’y trouvent pas leur compte, pourquoi continuer à se débarrasser de leur fortune ? Passons, mon Colonel ! Laissons de côté toute la gamme de chocs violents que notre système éducatif a encaissés par le passé et continue de subir. Passons sous silence le fait que notre système éducatif a servi de «sujet d’expérience» (au sens scientifique de l’expression) pendant des années à travers des innovations dont la seule valeur se limitait au fait d’être des projets juteux, financés à coups de milliards. Laissons de côté le fait que, par la décentralisation des recrutements (au moment où les Centres d’Animation Pédagogique-CAP, les Académies d’Enseignement-AE, les mairies, conseils de cercle, les assemblées régionales recrutaient qui ils voulaient), le corps enseignant a accueilli toutes sortes d’agents (de toutes spécialités, ou de spécialités douteuses, ou sans spécialité). Gardons-nous d’aborder la marchandisation de notre système éducatif, cette tendance par laquelle on tire un profit mercantile d’une activité non marchande comme l’Éducation (n’ai-je pas récemment entendu que les subventions à payer aux écoles privées du niveau secondaire ont atteint 57 milliards de FCFA?). L’État ne gagnerait-il pas à réduire l’écart entre le nombre d’établissements publics et d’établissements privés ? En exploitant le fichier de l’orientation des titulaires du Diplôme d’Études Fondamentales (DEF) 2019, j’avais pointé 109 écoles pour le secteur public et 1 826 pour le secteur privé. Passons sans rêver !
Et arrivons au seul point qui justifie ma prise de parole publique. Autant le commandant de troupes qui n’a plus de munition rend les armes à l’ennemi pour sauver les vies des hommes qui sont sous sa responsabilité; autant «le Commandant de bord de l’école», défait, invalide, impuissant, croise les bras et observe la catastrophe envelopper la nation, tel le spectacle des eaux sous la poussée desquelles un barrage a cédé. Nos munitions à nous, ce sont les enseignants. L’action éducative se passe en classe, entre les enseignants et les élèves. Que reste-t-il au directeur d’école et au chef d’établissement secondaire quand on leur retire les enseignants qui sont leurs munitions ? Notre école se meurt lentement, non à cause de la pénurie d’enseignants (ou par l’insuffisance d’enseignants qualifiés), mais à cause de la gestion catastrophique de l’existant.
Excellence, Monsieur le Président,
C’est dans une indifférence généralisée que nos écoles se vident, année après année, à cause d’un dysfonctionnement institutionnel dans la gestion des enseignants fonctionnaires des Collectivités territoriales. Le service employeur des fonctionnaires des Collectivités, c’est le Ministère de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation. Dans le cas des enseignants, le Ministère de l’Éducation Nationale est le service utilisateur. Dès l’instant où l’employeur peut faire des mutations sans se référer au service utilisateur, la porte est ouverte à toutes les spéculations. Un véritable réseau mafieux s’est constitué autour de cette absurdité administrative. Véritable mafia ! Car, le circuit par lequel un enseignant arrive à s’octroyer une mutation nationale, sans passer par son Directeur d’école, son Directeur de Centre d’Animation Pédagogique (DCAP), la mairie ou le conseil de cercle qui paye son salaire, ni même par l’Académie d’enseignement dont il relève, encore moins par la Direction des Ressources Humaines (DRH) du secteur de l’Éducation, personne ne peut me convaincre que ce raccourci n’est pas payant. L’asphyxie de nos écoles de l’intérieur est causée, en grande partie, par cet affairisme qui piétine toutes les autorités de la ligne hiérarchique.
En cette rentrée scolaire 2022-2023, victime de cette arrogance administrative par laquelle les subordonnés profitent du désordre entretenu pour montrer aux supérieurs immédiats qu’ils ne sont rien, et où notre lycée se retrouve sans Professeur de Français (les deux étant partis à Bamako par mutation nationale), alors que je n’ai enregistré et traité (avec avis favorable) qu’une demande de mutation, j’ai fait un sondage rapide auprès des collègues chefs d’établissement.
Voici une partie de l’hémorragie dont nos établissements de l’intérieur sont victimes, depuis des années:
- Lycée Public de Pèle: L’unique Professeur d’Histoire et Géographie a été muté à Bamako malgré les avis défavorables du Proviseur, du Président du Conseil de Cercle, et du Directeur de l’Académie d’Enseignement (AE).
- Lycée public de Fana: Les Professeurs de Français, Arabe et Informatique sont mutés à Bamako sans l’avis du Proviseur.
- Lycée Public de San: Sept (07) Professeurs partis par mutation nationale, tous pour Bamako.
Lycée Public de Bankass: Actuellement le Lycée Public de Bankass n’a pas de Professeurs permanents en Anglais, en Arabe, en Histoire et Géographie, en Informatique et en EPS.
- Centre d’Enseignement Technique et Industriel (CETI) de Ségou: mutation nationale: Deux (02) Professeurs de Bâtiment mutés sur Bamako. Par mutation régionale, perd un (01) Professeur de Mathématiques, sans que la direction soit au courant.
- Lycée Public de Bla: Le Professeur d’Informatique a été muté sans dépôt préalable de demande.
- Lycée Technique de Sikasso: L’unique Professeur d’Économie est muté; un (01) Professeur de Mathématiques muté (sur deux), il reste un (01) pour un besoin de quatre (04) Professeurs. L’unique Professeur d’Éducation Physique et Sportive (EPS) est muté. Un (01) Professeur d’Allemand en formation (inscription sur titre) est aussi muté. L’unique Professeur d’Économie est muté malgré l’avis défavorable du Proviseur. Les Prof de Mathématiques, d’EPS et d’Allemand n’ont pas déposé de demande mais sont mutés.
- Lycée Public de Mandiakuy: Le seul Professeur de Musique du LMANDIAKUY est muté à Bamako malgré l’avis défavorable du Proviseur.
- Lycée Public de Kolokani: L’unique Professeur de Bamanankan est muté (non remplacé).
- Institut de Formation Professionnelle (IFP)-Tertiaire de Kayes: Un (01) Professeur de Secrétariat muté à Ségou sans l’avis du Directeur des Études assurant les fonctions de Directeur Général.
- Lycée Public de Fourou: Deux (02) Professeurs de Français, un (01) Professeur d’Économie, Compta-Commerce et l’unique Prof. de Géologie sont mutés en dépit de l’avis défavorable du président du Conseil de Cercle et du rejet de leurs dossiers par la DRH-Éducation. Comme le Lycée Baouro CISSÉ de Djenné, le Lycée Public de Fourou est sans Professeur de Français.
- Institut de Formation de Maîtres (IFM) de Nara: Départ de trois (03) Professeurs (dont le seul Prof de Mathématiques) à Kati. Aucun d’entre eux n’a soumis une demande de mutation à la Direction de l’établissement.
- Lycée de Markala: Le seul Professeur de Mathématiques Financières est muté à Bamako.
Lycée public de Douentza: Sept (07) départ (dont l’unique Professeur d’Anglais) sans l’avis favorable du Proviseur, du Conseil du Cercle et de l’Académie d’enseignement (AE).
- Lycée public de Niono: Aucun Professeur d’Économie et de Comptabilité depuis 2020. Un (01) Professeur d’Anglais muté à Bamako sans dépôt de demande par voie hiérarchique. Le Lycée n’a plus qu’un (01) Professeur d’Anglais pour seize (16) classes.
- Lycée de Ténenkou: Le seul Professeur d’Histoire et Géographie et le seul Professeur de Mathématiques ont été mutés sans passer par la voie hiérarchique.
La liste est longue; le phénomène est connu de tous. Même quand la Direction des Ressources Humaines (DRH) de l’Éducation, elle-même, met «Avis défavorable» et retourne la demande à l’intéressé, si ce dernier passe, simultanément par le «réseau mafieux» de ces mutations (l’argent faisant toujours le malheur de l’école), il obtient la mutation. Dans les écoles fondamentales, le tableau est encore plus sombre: la majorité des écoles de nos villages ne fonctionnent que durant le temps de stage des finalistes de l’Institut de Formation de Maîtres (IFM). Au même moment, la pléthore est inconsciente en ville, au point que certains Directeurs de Centres d’Animation Pédagogique (DCAP) s’offrent le luxe de nommer des «Chargés de dossiers». Pour quel besoin et pour quelle rentabilité ? Il faut préciser que le phénomène des mutations sans dépôt de demande par voie hiérarchique ne se fait pas qu’en direction de Bamako. On sait par exemple que le Lycée Public de Bafoulabé se vide progressivement au profit de Kita, où il y a de plus en plus de Lycées privés. Encore une fois, l’argent fait le malheur de l’école. Et à rythme, certains lycées de cercle ou villages vont fermer.
Excellence, Monsieur le Président,
Appelons la chose par son nom: il faut absolument retirer au Ministère de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation (service employeur des enseignants fonctionnaires des Collectivités) la possibilité d’effectuer des mutations d’enseignants des Collectivités sans même l’avis du Ministère de l’Éducation Nationale (service utilisateur). Au plus vite, il faut mettre fin à la gestion catastrophique des ressources humaines: dans les centres urbains, des centaines d’enseignants sans emploi du temps; en provinces, des écoles fondamentales de six (06) classes tenues, chacune, par deux (02) enseignants au plus. Des lycées de cercles incapables de créer plus de deux (02) séries sur six (06) possibles au niveau terminale…
On se rappelle que, déjà en 2014-2015, le département de l’éducation nationale (alors dirigé par le Professeur Kénékouo dit Barthélémy TOGO) a mené une enquête sur le personnel enseignant existant à Bamako. Cette enquête avait révélé que 500 enseignants étaient sans emploi du temps (ne dispensant aucun cours pour l’État) au niveau du secondaire à Bamako. Que fait le pouvoir organisateur contre cette ruée vers les villes, un phénomène qui empoisonnent l’espace scolaire ? De qui l’école est-elle l’affaire au Mali ? Le philosophe Tzvetan Todorov nous a parlé du «gigantisme d’un corps de l’éducation nationale, constituée d’acteurs multiples dont aucun n’a un pouvoir suffisant pour mener à bien une réforme mais qui, presque tous, ont un pouvoir suffisant pour bloquer les autres». Malheureusement, dans notre cas, «les autres sont bloqués» parce que l’écrasante majorité des acteurs se servent plus de l’école qu’ils ne servent l’école.
Excellence, Monsieur le Président, mon Colonel,
J’ai une conviction que j’ai toujours fait savoir à ceux qui nous gouvernent, et qui l’ont rarement partagée: la meilleure façon d’aider un pouvoir, c’est de lui dire la vérité. Il est vrai que dans un pays où tout est à refaire, hiérarchiser les besoins dans un ordre de priorité est extrêmement difficile. Cependant vous ne réaliserez pas votre vision pour le Mali tant que nous baignons dans la gestion catastrophique de ressources humaines. En plus, si vous voulez vraiment réussir, n’oubliez jamais que le besoin d’éducation est permanent. En cela, l’école doit être portée au rang de «priorité hors catégorie», car l’éducation ne peut pas attendre («Éducation cannot wait»). Mon Colonel, trouvez la formule qui permettra une prise en main de notre système éducatif par toutes les composantes de la société. Si cela n’est pas fait, la nation elle-même frissonnera tôt ou tard. Former une grande solidarité nationale autour de l’école est un passage obligé pour que notre peuple sorte grandi des épreuves actuelles. Et cet effort pour sauver l’avenir de la nation, c’est tout de suite et non demain. Car, «l’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire», nous enseigne Henri Bergson.
Avant de terminer, mon Colonel, je voudrais donner une précision: je ne suis qu’un lanceur d’alerte. Être lanceur d’alerte est un choix délibéré; en s’y engageant, on prend des risques réels au nom de la défense de ce qu’on estime être bien pour l’intérêt public ou général. Si des lycées ferment parce que, sans aucun respect de la voie hiérarchique, des enseignants les ont abandonnés au profit de leur bien-être individuel, l’État que vous dirigez aujourd’hui sera coupable d’une mort programmée de l’école malienne.
Tout en vous encourageant dans vos efforts de «réparation de la nation», je vous prie d’agréer, excellence Monsieur le Président de la République, l’expression de mes salutations distinguées.
Djenné, le 14 octobre 2022
Moussa SISSOKO, Master en Gestion des Systèmes, Proviseur du Lycée Public Baouro CISSÉ de Djenné
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