Mes chers cadets,
Celui qui vous parle est l’un des premiers nés du vingtième siècle. Il a donc vécu bien longtemps et, comme vous l’imaginez, vu et entendu beaucoup de choses de par le vaste monde. Il ne prétend pas pour autant être un maître en quoi que ça soit. Avant tout il s’est voulu un éternel chercheur, un éternel élève, et aujourd’hui encore sa soif d’apprendre est aussi vive qu’aux premiers jours.
Il a commencé par chercher en lui-même, se donnant beaucoup de peines pour se découvrir et se bien connaître, afin de se reconnaître en son prochain et l’aimer en conséquence. Il souhaiterait que chacun de vous fasse autant.
Après cette quête difficile, il entreprit de nombreux voyages à travers le monde : Afrique, Proche-Orient, Europe, Amérique. En élève sans complexes ni préjugés, il sollicita l’enseignement de tous les maîtres et de tous les sages qu’il lui fut donné de rencontrer.
Il se mit docilement à leur écoute. Il enregistra fidèlement leurs dires et analysa objectivement leurs leçons, afin de bien comprendre les différents aspects de leurs cultures, car le grand problème de la vie, c’est la mutuelle communication.
Certes, qu’il s’agisse des individus, des nations, des races ou des cultures, nous sommes tous différents les uns des autres ; mais nous avons tous quelque chose de semblable aussi, et c’est ce qu’il faut chercher pour pouvoir se reconnaître en l’autre et dialoguer avec lui. Alors nos différences, au lieu de nous séparer, deviendront complémentarité et source d’enrichissement mutuel.
De même que la beauté d’un tapis tient à la variété de ses couleurs, la diversité des hommes, des cultures et des civilisations fait la beauté et la richesse du monde. Combien ennuyeux et monotone serait un monde uniforme où tous les hommes, calqués sur un même modèle, penseraient et vivraient de la même façon! N’ayant plus rien à découvrir chez les autres, comment s’enrichirait-on soi-même?
A notre époque si grosse de menaces de toutes sortes, les hommes doivent mettre l’accent non plus sur ce qui les sépare, mais sur ce qu’ils ont de commun, dans le respect de l’identité de chacun. La rencontre et l’écoute de l’autre est toujours plus enrichissante, même pour l’épanouissement de sa propre identité, que les conflits et les discussions stériles pour imposer son propre point de vue.
Un vieux maître d’Afrique disait: il y a “ma” vérité et “ta” vérité, qui ne se rencontrent jamais. “La” Vérité se trouve au milieu. Pour s’en approcher, chacun doit se dégager un peu de “sa” vérité pour faire un pas vers l’autre…
Jeunes gens, derniers né du vingtième siècle, vous vivez à une époque à la fois effrayante par les menaces qu’elle fait peser sur l’humanité et passionnante par les possibilités qu’elle ouvre dans le domaine des connaissances et de la communication entre les hommes. La génération du vingt et unième siècle connaîtra une fantastique rencontre des races et d’idées. Selon la façon dont elle assimilera ce phénomène, elle assurera sa survie ou provoquera sa destruction par des conflits meurtriers.
Dans ce monde moderne, personne ne peut plus se réfugier dans sa tour d’ivoire. Tous les Etats, qu’ils soient forts ou faibles, riches ou pauvres, sont désormais interdépendants, ne serait-ce que sur le plan économique ou face aux dangers d’une guerre internationale.
Qu’ils le veuillent ou non, les hommes sont embarqués sur un même bateau: qu’un ouragan se lève, et tout le monde sera menacé à la fois. Ne vaut-il pas mieux essayer de se comprendre et de s’entraider mutuellement avant qu’il ne soit trop tard?
L’interdépendance même des Etats impose une complémentarité indispensable des hommes et des cultures. De nos jours, l’humanité est comme une grande usine où l’on travaille à la chaîne: chaque pièce, petite ou grande, a un rôle défini à jouer qui peut conditionner la bonne marche de toute l’usine.
Actuellement, en règle générale, les blocs d’intérêts s’affrontent et se déchirent. Il vous appartiendra peut-être, ô jeunes gens, de faire émerger peu à peu un nouvel état d’esprit, davantage orienté vers la complémentarité et la solidarité, tant individuelle qu’internationale. Ce sera la condition de la paix, sans laquelle il ne saurait y avoir de développement.
Je me tourne maintenant vers vous, jeunes africains noirs. Peut-être certains d’entre vous se demandent-ils si nos pères avaient une culture, puisqu’ils n’ont pas laissé de livres? Ceux qui furent pendant si longtemps nos maîtres à vivre et à penser n’ont-ils pas presque réussi à nous faire croire qu’un peuple sans écriture est sans culture?
Mais il est vrai que le premier soin de tout colonisateur quel qu’il soit (à toutes les époques et d’où qu’ils viennent) a toujours été de défricher vigoureusement le terrain et d’en arracher les cultures locales afin de semer à l’aise ses propres valeurs.
Heureusement, grâce à l’action de chercheurs tant africains qu’européens, les opinions ont évolué en ce domaine et on reconnaît aujourd’hui que les cultures locales sont des sources authentiques de connaissance et de civilisation.
La parole n’est-elle pas, de toute façon, mère de l’écrit, et ce dernier n’est-il pas autre chose qu’une sorte de photographie du savoir et de la pensée humaine?
Les peuples des races noires n’étant pas des peuples d’écriture ont développé l’art de la parole d’une manière toute spéciale. Pour n’être pas écrite, leur littérature n’en est pas moins belle.
Combien de poèmes, d’épopées, de récits historiques et chevaleresques, de contes didactiques, de mythes et de légendes au verbe admirable se sont ainsi transmis à travers les siècles, fidèlement portés par la mémoire prodigieuse des hommes de l’oralité, passionnément épris de beau langage et tous poètes.
De toute cette richesse littéraire en perpétuelle création, seule une petite partie a commencé d’être traduite et exploitée. Un vaste travail de récolte reste encore à faire auprès de ceux qui sont les derniers dépositaires de cet héritage ancestral, hélas en passe de disparaître. Quelle tâche exaltante pour ceux d’entre vous qui voudront s’y consacrer!
Mais la culture, ce n’est pas seulement la littérature orale ou écrite, c’est aussi et surtout un art de vivre, une façon particulière de se comporter vis-à-vis de soi-même, de ses semblables et de tout le milieu naturel ambiant. C’est une façon de comprendre le rôle et la place de l’homme au sein de la création.
La civilisation traditionnelle (je parle surtout de l’Afrique de la savane au sud du Sahara, que je connais plus particulièrement) était avant tout une civilisation de responsabilité et de solidarité à tous les niveaux. En aucun cas un homme, quel qu’il soit, n’était isolé. Jamais, on n’aurait pas laissé une femme, un enfant, un malade ou un vieillard vivre en marge de la société, comme une pièce détachée. On lui trouvait toujours une place au sein de la grande famille, où même l’étranger de passage trouvait gîte et nourriture. L’esprit communautaire et le sens du partage présidaient à tous les rapports humains. Le plat de riz, si modeste fût-il, était ouvert à tous.
L’homme s’identifiait à sa parole, qui était sacrée. Le plus souvent, les conflits se réglaient pacifiquement grâce à la «palabre»: «Se réunir pour discuter», dit l’adage, «c’est mettre tout le monde à l’aise et éviter la discorde».
Les vieux, arbitres respectés, veillaient au maintien de la paix dans le village. «Paix!», «La paix seulement», sont les formules-clés de toutes les salutations rituelles africaines.
L’un des grands objectifs des initiations et des religions traditionnelles était l’acquisition, par chaque individu, d’une totale maîtrise de soi et d’une paix intérieure sans laquelle il ne saurait y avoir de paix extérieure. C’est dans la paix et dans la paix seulement que l’homme peut construire et développer la société, alors que la guerre ruine en quelques jours ce que l’on a mis des siècles à bâtir.
L’homme était également considéré comme responsable de l’équilibre du monde naturel environnant. Il lui était interdit de couper un arbre sans raison, de tuer un animal sans motif valable. La terre n’était pas sa propriété, mais un dépôt sacré confié par le Créateur et dont il n’était que le gérant. Voilà une notion qui prend aujourd’hui toute sa signification si l’on songe à la légèreté avec laquelle les hommes de notre temps épuisent les richesses de la planète et détruisent ses équilibres naturels.
Certes, comme toute société humaine, la société africaine avait aussi ses excès et ses faiblesses. C’est à vous, jeunes gens et jeunes filles, adultes de demain, qu’il appartiendra de laisser disparaître d’elles-mêmes les coutumes abusives, tout en sachant préserver les valeurs traditionnelles positives.
La vie humaine est comme un grand arbre et chaque génération est comme un jardinier. Le bon jardinier n’est pas celui qui déracine, mais celui qui, le moment venu, sait élaguer les branches mortes et, au besoin, procéder judicieusement à des greffes utiles. Couper le tronc serait se suicider, renoncer à sa personnalité propre pour endosser artificiellement celle des autres, sans y parvenir jamais tout à fait. Là encore, souvenons-nous de l’adage: «le morceau de bois a beau séjourner dans l’eau, il flottera peut-être, mais jamais il ne deviendra caïman!».
Soyez, jeunes gens, ce bon jardinier qui sait que, pour croître en hauteur et étendre ses branches dans toutes les directions de l’espace, un arbre a besoin de profondes et puissantes racines. Ainsi, bien enracinés en vous-mêmes, vous pourrez sans crainte et sans dommage vous ouvrir vers l’extérieur, à la fois pour donner et pour recevoir.
Pour ce vaste travail, deux outils vous sont indispensables: tout d’abord, l’approfondissement et la préservation de vos langues maternelles, véhicules irremplaçables de nos cultures spécifiques : ensuite, la parfaite connaissance de la langue héritée de la colonisation (pour nous la langue française), tout aussi irremplaçable, non seulement pour permettre aux différentes ethnies africaines de communiquer entre elles et de se mieux connaître, mais aussi pour nous ouvrir à l’extérieur et nous permettre de dialoguer avec les cultures du monde entier.
Jeunes gens d’Afrique et du monde, le destin a voulu qu’en cette fin du vingtième siècle, à l’aube d’une ère nouvelle, vous soyez comme un pont jeté entre deux monde: celui du passé, où de vieilles civilisations n’aspirent qu’à vous léguer leurs trésors avant de disparaître, et celui de l’avenir, plein d’incertitudes et de difficultés, certes, mais riche aussi d’aventures nouvelles et d’expériences passionnantes. Il vous appartient de relever le défi et de faire en sorte qu’il y ait, non rupture militante, mais continuation sereine et fécondation d’une époque à l’autre.
Dans les tourbillons qui vous emportent, souvenez-vous de vos vieilles valeurs de communauté, de solidarité et de partage. Et si vous avez la chance d’avoir un plat de riz, ne le mangez pas tout seuls!
Si des conflits vous menacent, souvenez-vous des vertus du dialogue et de la palabre! Et lorsque vous voudrez vous employez, au lieu de consacrer toutes vos énergies à des travaux stériles et improductifs, pensez à revenir à notre Mère la Terre, notre seule vraie richesse, et donnez-lui tous vos soins afin que l’on puisse en tirer de quoi nourrir tous les hommes. Bref, soyez au service de la vie, sous tous ses aspects » !
Certains d’entre vous diront peut-être: «C’est trop nous demander! Une telle tâche nous dépasse!». Permettez au vieil homme que je suis de vous confier un secret: «de même qu’il n’y a pas de “petit” incendie (tout dépend de la nature du combustible rencontré), il n’y a pas de petit effort. Tout effort compte, et l’on ne sait jamais, au départ, de quelle action apparemment modeste sortira l’évènement qui changera la face des choses. N’oubliez pas que le roi des arbres de la savane, le puissant et majestueux baobab, sort d’une graine qui, au départ, n’est pas plus grosse qu’un tout petit grain de café».
Docteur Sanogo insiste: «Nous pouvons tout avec les œuvres sus-citées d’Amadou Hampâté Ba, qui était en avance sur son époque de 100 ans».