La phase de mise en place initiale terminée implique celle du développement. Là, il s’agit de satisfaire aux besoins de soutien continu et de développement de la culture de respect de la norme dans les activités de modernisation des langues. Pour ce faire, l’expérience enseigne que ces taches ont été celles des commissions ad hoc, des académies, des sociétés savantes etc…
En 1960 déjà, le professeur Cheikh Anta proposait la création de deux types de commission. Ces deux commission devraient intervenir tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle continentale. Le choix des langues de culture, d’administration et d’enseignement devrait revenir aux commissions territoriale et continentale créées pour ce faire. Pour l’échelle continentale, par exemple, nous proposons deux extraits de Cheikh Anta. J’infère de ceci que pour l’échelle nationale, aussi, il faudra ce type de de commission pour le choix de la langue territoriale.
Le premier extrait concerne l’enrichissement lexical. Cheikh Anta, pour l’échelle nationale, a opté pour ” la Création d’une commission nationale compétente pour la rédaction d’un dictionnaire académique, celle de différents dictionnaires : de mathématique de physique, de philosophie etc… “(Les Fondements …p.21). Selon lui, cette disposition peut et doit être reproduite à l’échelle continentale.
En effet, à plusieurs reprises, le professeur Cheikh Anta rappelait que : “lorsque nos démonstrations seront suffisamment avancées en walaf, la preuve sera faite, que le moment venu, on pourra choisir d’une façon appropriée l’une des principales langues africaines afin de l’élever au niveau de langue unique de gouvernement et de culture àl’échelle du continent “. (Les Fondements… p.23)
Au niveau territorial, les langues de région sont identifiées de cette manière : ” On voit que suivant le contexte local, des langues de culture comme le toucouleur et le peulh entrent dans la catégorie des groupes minoritaires tandis qu’il en est autrement dès qu’il s’agit de régions telles que le FoutaDjallon ou le Nord-Cameroun “. (Les Fondements… p. 21).
Au niveau continental, certaines régions ont vu l’intégrité de leurs communautés ethnoculturelles et linguistiques démembrées entre plusieurs pays. Ce faisant, Cheikh Anta proposa une parade : “Dans certaines régions, il sera indispensable de revenir sur les frontières territoriales dont le tracé a été dicté par les commodités de l’exploitation coloniale”. (Alerte Sous les tropiques …p.119). Ici, Cheikh Anta posait la question des langues qui seront qualifiées plus tard de “transfrontalières”.
Toutefois, l’extrait suscité est à mettre dans son contexte de rédaction. En effet, il est tiré de “Un continent à la recherche de son histoire “. Orce texte a été publié en 1957 dans Horizons, la revue de paix, N° 74-75, Paris juillet 1957, pp.85-91). Ce moment, on le sait, fut celui de la ferveur militante pour l’Independence et l’unité de l’Afrique. Le panafricaniste Cheikh Anta a tout simplement estimé que les frontières arbitraires héritées de la colonisation devraient être révisées pour la restauration de l’unité linguistique des peuples divisés entre plusieurs territoires dessinés à la conférence de Berlin en 1885.
Les Etats-nations “sud-américanisés” s’étant imposés au détriment de l’Afrique fédérée, l’harmonisation linguistique internationale a été préférée à la révision des frontières. En outre, dans le cadre du développement aménagiste, Cheikh Anta a soutenu que “Il sera nécessaire d’employer des moyens artificiels mais efficaces comme la création de prix littéraire, de traductions d’ouvrages scientifiques, la création d’une commission nationale compétente pour la rédaction d’un dictionnaire académique, celle de différents dictionnaires : de mathématiques, de physique, de philosophie etc… “ (Les Fondements… p.21).
Il fit, aussi, la promotion des mesures en faveur d’attitudes langagières positives au profit des politiques et aménagement linguistiques endoglosses comme le démonstration de la parenté génétique, culturelles et linguistiques pour parer au micro nationalisme, annihiler les susceptibilités régionales comme la maitrise de la mosaïque linguistique africaine pour délégitimer les objections à l’unité linguistique et l’érection des langues nationales en langues de gouvernement, la destruction des barrières ethniques et sociales pour promouvoir le sentiment d’africain nouveau au détriment de la fierté d’être Walaf, Bambara, Toucouleur etc… (Nations nègres et culture… T II, p.504).
Enfin, en l’absence d’agences de promotion et de modernisation linguistique, le professeur Cheikh Anta et les intellectuels patriotes furent obligés de combattre l’arsenal juridique et réglementaire que le régime du président SENGHOR avait échafaudé contre “la véritable promotion des langues nationales” ( DIOP. TAXAW ; n° 6 decembre 1977, p 11 et 13).
2.2.2.6-L’harmonisation
des langues africaines
selon Cheikh Anta
L’harmonisation aménagiste d’une ou des langues est une dimension importante de la standardisation en linguistique. Elle crée au moins des convergences entre les modalités de langue ; au plus, l’unification de celles-ci. Par ailleurs, elle peut concerner plusieurs variantes dialectales, entre lesquelles il n’y pas toujours intercompréhension ou qui sont même, souvent considérées comme des langues différentes. L’objectif visé est de les faire converger vers un standard unifié et/ou unique.
L’harmonisation aménagiste est nationale dans les limites d’un territoire donné et transfrontalière entre plusieurs pays. Elle n’épargne aucune modalité de langue, aucun domaine de la linguistique. Toutefois, si les principes méthodologiques peuvent être convergents, voire similaires, des différences souvent importantes sont à signaler dans les pratiques d’harmonisation aménagiste.
En matière d’harmonisation, l’apport du professeur Cheikh Anta peut être cerné à cinq niveaux. Le premier est méthodologique. En effet soutenait-il les travaux qu’il faisait en Walaf pouvaient servir d’exemple à dupliquer dans les autres langues africaines. (Les Fondements…p 22 et 23). Il proposait aussi les bases pour l’harmonisation aménagiste en matière d’objectifs, de méthodes et de résultats. Le deuxième niveau est celui des terrains géographiques et publics de l’harmonisation en Afrique : la région, le territoire et le continent. L’harmonisation aura ainsi touché les variantes dialectales, les langues territoriales et la langue continentale. Le troisième niveau cible les bases scientifiques de l’harmonisation linguistique africaine. Le professeur Cheikh Anta a, en effet, découvert les lois de passage d’une langue africaine à une autre. (Les Fondements … p.P 17-18 et 20) et celles de la traduction entre les langues indo-européennes, nordiques et langues négro-africaines méridionales d’une part, entre les langues négro-africaines de l’autre. (Parenté génétique… pp. 391-398 ; Introduction aux études interculturelles …pp.84-90 et Civilisation ou Barbarie…pp.283-290).
Le quatrième niveau est la politique d’unification linguistique. A travers la démonstration de la parenté génétique entre l’égyptien ancien et les langues négro-africaines modernes, Cheikh Anta a dégagé un fonds linguistique commun auxdites langues. Il a, dès lors, travaillé un sentiment d’africain nouveau prêt à recréer l’unité linguistique sans ”chauvinisme déguisé”, ”susceptibilité régionale”, et ”micro-nationalisme” et ”barrière ethnique” (Alerte sous les tropiques …p.52-53 ; Nations nègres…p.416 ; Les Fondements…p.20 et 22 etc.).
De cette manière, a-t-il écrit “je rends désormais ridicule tout préjugé ethnique entre les ressortissants conscients de ces groupements”. (Alerte sous les tropiques…pp.52). Le dernier niveau d’harmonisation est le travail en équipe. Car, la profondeur historique de la comparaison entre l’Egyptien ancien et les langues négro-africaines modernes (la dimension verticale ou historique), l’étendue de la comparaison entre les langues négro-africaines modernes, que Cheikh Anta appelait ”maîtriser la mosaïque linguistique africaine” (la dimension horizontale ou spatiale) et la complexité de la dimension sociale de tout effort d’harmonisation surtout linguistique ont imposé le travail d’équipe au-delà des barrières ethniques, sociales et nationales.
Les professeurs Théophile OBENGA (TAXAW, n° 28, Mars 1986, p.5) et ArameFal JOOB (Notes Africaines, n° 192, Août 1996, p.14) l’ont réaffirmé après le professeur Cheikh Anta, qui avait déjà procédé à une division du travail entre lui ses principaux collaborateurs-Théophile OBENGA et Sossou N’SOUGAN-(cf. “Note d’auteur” Parenté génétique…). Il croyait, aussi, que c’est l’entrée en scène des futures générations de chercheurs africains qui allait clore le débat sur le caractère négro-africain par exemple de l’égyptien ancien (Antériorité…p.11). A ses yeux, toutes les langues négro-africaines modernes devraient être comparées entre elles et avec l’égyptien ancien pour démontrer définitivement l’unité linguistique de l’Afrique noire (Civilisation ou barbarie …pp : 276-277). Enfin, il s’est battu, tant en théorie qu’en pratique pour l’unification et /ou l’unité linguistique de l’Afrique. Plus que l’harmonisation, il a opté pour l’unification et donc la récréation de l’unité linguistique du continent conformément aux paradigmes de l’époque.
2.2.2.7-Remarques finales
provisoires
En termes de remarques finales provisoires en matière de politique et aménagements linguistiques chez Cheikh Anta nous identifions des acquis et perspectives.
Au nombre des acquis, il y’a d’abord la vision que Cheikh Anta a développée et léguée sur le rôle et le développement des langues africaines. Il y’a, ensuite, la conviction qu’il a formulée, conceptualisée et obstinément défendue à propos de ” La théorie du possible développement des langues nationales africaines “. Il y’a, également, la démarche méthodologique élaborée et appliquée par le professeur Cheikh Anta dans les domaines de la politique et de l’aménagement linguistique. Cheikh Anta fit recours aux ressources théoriques de la science linguistique et à l’histoire culturelle de l’humanité pour retrouver des cas similaires, le traitement qui en a été fait et les enseignements qu’on peut en tirer. Il y’a, surtout, les résultats acquis et/ou conquis par Cheikh Anta en matière de politique et d’aménagement linguistiques : l’étude du génie propre des langues africaines, la découverte des lois de la traduction et de passages entre les langues africaines d’une part, de l’autre entre elles et d’autres langues, l’élaboration de matériaux linguistiques de post-alphabétisation, apprentissage et enseignement comme les documents de référence (dictionnaires, grammaires, descriptions académiques de divers aspects des langues, encyclopédies), les documents d’apprentissage ( les manuels, les outils pédagogiques, les ouvrages scolaires etc…) et les documents de diffusion ( la littérature et la presse), la démonstration de l’unité linguistique, la définition des domaines stratégiques ayant une importance structurante pour le développement linguistique de l’Afrique (l’enseignement, la presse l’administration publique, la diplomatie, la justice, la culture et les arts, la recherche scientifique et technique, la religion, la justice, le parlement et la législation, l’économie) etc…
Cheikh Anta a laissé, par ailleurs, des éléments d’une politique linguistique africaine : les types et choix de langues, les taches territoriales et continentales, les propositions pour l’harmonisation des langues africaines, le dispositif organisationnel et institutionnel à mettre en place pour l’élaboration et la mise en œuvre de la politique de l’aménagement linguistiques aux niveaux territorial et continental etc…
Deux autres acquis de Cheikh Anta, à évoquer ici, sont d’une part l’antériorité et le caractère pionnier des recherches de l’homme en matière de politique et aménagement linguistiques africains ; de l’autre, le statut d’exemple du walaf et du Sénégal dans sa démonstration.
En ce qui concerne les perspectives Cheikh Anta attendait de la recherche linguistique africaine que l’exemple du Walaf et du Sénégal soit dupliqué dans les territoires africains et appliqué à toutes les langues nationales africaines. Il a proposé qu’à l’avenir des commissions de travail soient mises en place. Celles-ci devraient être composées de chercheurs compétents et patriotes au niveau de chaque territoire du continent pour mener à bien la rénovation des langues africaines.
Dans le domaine du choix des langues véhiculaires de territoire et du continent, il a esquissé des propositions soumises à la sagacité de la postérité comme le Swahili comme langue unique continentale. L’esquisse d’un projet global de développement linguistique de l’Afrique est aussi l’un de ses apports majeurs au panafricanisme.
A suivre
Harouna BARRY