Les deux événements ont mis fin aux illusions des Maliens sur l’exemplarité de leur démocratie et la vaillance de leur armée. Le putsch a mis à nu les tares et les dysfonctionnements d’un système qui n’était démocratique que dans les apparences.
La démocratie suppose la séparation effective des pouvoirs, l’existence de contre-pouvoirs, la gestion transparente des affaires publiques, le contrôle de l’action gouvernementale par le Parlement et les organisations de la société civile, les débats d’idées, la liberté des organes de la presse d’Etat, etc. Comme ces mécanismes ont été inopérants, le Président de la République, seul maître à bord, a pu gouverner sans partage et s’est permis de gérer l’insécurité et la rébellion au Nord à sa guise. Tout le monde voyait le danger poindre, mais personne n’a levé le petit doigt pour rappeler le Grand Manitou à l’ordre.
Peut-être qu’il n’aurait même pas écouté, car la suffisance l’avait gagné, lui le généralissime, le sortant d’une prestigieuse école de guerre, le fin connaisseur du métier des armes, l’icône de la révolution du 26 mars 1991, le démocrate convaincu, l’homme du consensus, l’éminent médiateur des conflits en Afrique, l’ami des enfants, le bâtisseur de logements sociaux, le constructeur de routes et d’échangeurs, et patati et patata. Pour un peu, les laudateurs du régime nous auraient fait croire que même l’air que nous respirons, nous le devons à ATT. S’agissant de la victoire fulgurante des rebelles au Nord, elle a révélé aux Maliens l’état d’impréparation, voire la déliquescence des forces armées et de sécurité.
Le commun des Maliens ne comprend pas qu’un millier de combattants rebelles mette en déroute une armée régulière, avec ses généraux (plus d’une cinquantaine), ses autres officiers supérieurs (plusieurs centaines), ses officiers subalternes et hommes de rang (plusieurs milliers) et tout son arsenal de guerre (présenté de façon ostentatoire lors du défilé militaire du cinquantenaire de l’indépendance). Le commun des Maliens se dit qu’après cette déculottée, les généraux et les colonels se garderont de bomber le torse devant les civils et d’exhiber leurs galons à tout bout de champ.
Les deux événements nous offrent l’occasion de faire un examen critique et sans complaisance de nos errements, et d’en tirer les leçons pour l’avenir. Voici, brièvement esquissés, les enseignements que m’inspire la situation.
1. Le système et la pratique démocratiques gagneraient à être reformés en profondeur afin de garantir l’équilibre des pouvoirs et l’exercice de contre-pouvoirs, les remparts contre l’irruption de putschistes sur la scène politique.
2. La sagesse commande de gérer autant que possible les crises socio-politiques dans le cadre des règles préétablies et des institutions existantes. S’en écarter, c’est se laisser aller à l’improvisation, au tâtonnement, aux incertitudes et aux calculs sordides des protagonistes, toutes choses qui conduisent tôt ou tard à une impasse. Récemment, les Sénégalais ont donné une belle leçon de maturité à l’Afrique et au monde entier en recourant au droit et à la vérité des urnes pour solutionner la crise politique la plus aiguë de leur histoire.
3. Il est urgent de professionnaliser les forces armées et de sécurité et de leur inculquer le sens du serment de la défense de la patrie. Cette tâche requiert un certain nombre de préalables : la moralisation du système de recrutement, la rigueur dans la formation théorique et pratique, la transparence dans la nomination aux fonctions de commandement et dans l’attribution des promotions, l’amélioration des conditions de vie et de travail des militaires et assimilés, etc. En tout état de cause, il est inconcevable que l’armée, la gendarmerie, la garde républicaine et la police deviennent une chasse gardée des officiers de ces corps et un réservoir d’emplois pour leurs enfants.
4. Il ne serait pas juste de jeter des pierres dans le jardin des forces armées et de sécurité, en les désignant comme les seules brebis galeuses de la République. Toutes les tares qui leur sont imputées se retrouvent, à des degrés divers, dans les autres corporations : manque de conscience professionnelle, indiscipline, insouciance, laxisme, favoritisme, népotisme, corruption, gaspillage et détournement de fonds publics, etc. A l’évidence, tout le corps social est touché par la gangrène et doit subir une cure intensive.
5. Les Maliens réalisent, avec beaucoup de regret, que l’opportunisme est la chose la mieux partagée au sein de la classe politique et de la société civile. Du jour au lendemain, une myriade d’associations se sont créées pour afficher leur allégeance au CNRDRE ; la garnison de Kati s’est transformée en un pôle d’attraction qui grouillait continuellement de monde ; la salle d’attente du camp ne désemplissait pas du matin au soir. Vraisemblablement, en deux semaines d’exercice d’un pouvoir de fait, le chef de la junte a reçu plus de personnalités politiques, de leaders d’opinion, de hauts cadres civils et militaires et de citoyens ordinaires que le Président déchu en dix ans d’exercice d’un pouvoir de droit.
6. Les Maliens constatent, avec beaucoup d’amertume, que les idéaux de la révolution du 26 mars 1991 ont été relégués à l’arrière-plan. Vingt ans après, la plupart des maux qu’ils avaient flétris et qu’ils pensaient avoir chassés sont revenus au galop : le culte de la personnalité, la monopolisation des médias d’Etat par les princes du moment, le clientélisme, la corruption à grande échelle, l’enrichissement sauvage de l’élite politique et bureaucratique, la morgue des nouveaux riches.
Sidi Yéhia Bagna,
Chercheur, Bamako.