L’équation mortifère de Kidal – Dangers silencieux du journalisme

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Francis Laloupo

 

 

Ceux d’entre nous qui ont connu et fréquenté des terrains de conflits, conservent tous, intimement, le souvenir de ces instants fugaces, durant lesquels le temps semble s’arrêter ou se figer. Ces instants qui semblent une éternité, ne durent pourtant pas longtemps… Un instant seulement, où l’on prend conscience, brutalement, dans une infinie impuissance, de la possible survenue de la fatale tragédie. Au fil des années, l’on apprend, au retour d’une mission sur des terrains difficiles, à reconnaître en soi, la manifestation de ce sentiment secrètement conservé, que rien n’incite à exprimer : celui d’avoir échappé, une fois encore, au pire. Une prime de la Providence, en plus du privilège d’être allé jusqu’au bout du besoin de savoir, de voir, de comprendre… Ce sentiment ne dure pas longtemps, cédant au désir d’entreprendre d’autres futures missions…

 

Dans notre métier, on évoque peu ces sensations. On évoque peu nos angoisses, nos appréhensions, nos doutes et nos peurs. Nos proches sont les derniers à savoir, au-delà des apparences, la constante tension qui constitue aussi le support de nos engagements. J’ai pris conscience de cette « exception journalistique » lors d’une journée passée à Mulhouse en 2003 pour assister aux obsèques de Jean Hélène (de son vrai nom Christian Baldensperger), journaliste de RFI, assassiné à Abidjan le 21 octobre de cette même année. La famille de Jean Hélène découvrait, ce jour-là, le parcours et les détails de la vie du journaliste, que Gilles Schneider – alors directeur général adjoint de RFI – s’appliquait à leur raconter. Une parente de Jean Hélène confia alors : « Jamais, il ne nous avait raconté tout ça… Quand il venait nous voir, il parlait de tout mais rarement de son métier. Et surtout pas des risques auxquels il s’exposait… ». Cette réaction de la famille de Jean Hélène nous avait alors révélé, à Gilles Schneider et moi, une autre réalité, jusque-là bien enfouie : plusieurs familles pourraient en dire autant de leurs parents et proches exerçant ce métier forcément exaltant, souvent porteurs de dangers que, nous, journalistes, avons souvent l’illusion de dompter et domestiquer. Que nous occultons, tel un réflexe consommé… Il est vrai que la valeur des expériences vécues nous incite davantage à rendre grâce à ce métier, qu’à en redouter les risques. Mais il n’est jamais inutile de rappeler qu’il est porteur de dangers, et qu’il nous est bien souvent arrivé de rencontrer sur notre chemin des personnages souhaitant le pire sort à un journaliste, à défaut de le voir renoncer à exercer son métier…

 

Ghislaine Dupont et Claude Verlon assassinés à Kidal. L’horreur journalistique, exactement… L’extrême et inimaginable horreur. L’instant où tout bascule. Puis vient le temps des questions. Ce sont, malheureusement les mêmes que nous posons depuis plusieurs mois : quel mystère entoure le traitement spécial réservé par la diplomatie française à cette ville de Kidal ? Sur quels arguments se fondent les dérogations politiques concédées depuis deux ans par les autorités françaises –  durant le mandat de Nicolas Sarkozy, puis celui, en cours, de François Hollande – au MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) ? Pourquoi a-t-on choisi d’intégrer à la résolution de ce conflit, le monstre politique issu de ces obscurs arrangements, en maintenant, notamment, Kidal sous un régime d’exception ? L’hypothèque de Kidal, la persistance obsessionnelle de la France à souligner un « problème touareg » justifiant la sanctuarisation d’un territoire réservé aux rebelles du MNLA, un pouvoir malien, consacré par les urnes, mais manifestement incapable de poser des actes souverains en vue d’étendre son autorité à l’ensemble de son territoire, l’irrépressible extension à la région du projet islamo-terroriste… Voilà quelques facteurs, parmi d’autres, constitutifs de la matrice du monstre diplomatique, politique et militaire dont la ville de Kidal est devenue le centre névralgique. C’est ce monstre qui vient de signer l’assassinat des employés de RFI. Le choix de ces victimes est bien plus qu’emblématique. C’est un message de guerre envoyé à la France, ainsi qu’aux autorités de Bamako considérées par les tueurs de Kidal comme l’ombre portée de Paris. C’est le message d’une guerre consubstantielle à l’existence même des assassins professionnels du désert.

Publié par Francis Laloupo

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