Six ans après une rébellion touarègue et une offensive jihadiste au nord du Mali, l’insécurité s’est étendue à de nouvelles régions, au Mali même, « homme malade » du Sahel, mais aussi dans les pays avoisinants, malgré l’intervention armée de la France et la mobilisation de la communauté internationale. Il semble donc nécessaire de tirer les leçons de cette expérience apparemment peu concluante et, pour l’avenir, de se demander s’il est possible de mieux faire.
COMMENTAIRE
Un âge d’or
Au milieu du XIXe siècle, un grand savant allemand, Heinrich Barth, séjourna plusieurs années au Sahel, quelque temps après les visites plus furtives de Gordon Laing (1826) et de René Caillé
(1828), premier Européen à en revenir vivant. Heinrich Barth y déchiffra les manuscrits de Tombouctou, s’entretint avec les lettrés locaux et révéla à l’Europe que la région du sud du
Sahara n’était pas, au rebours des idées alors reçues, une « Afrique sauvage », peuplée de « tribus hostiles », mais une terre de vieille culture à l’économie anciennement florissante. Mais la civilisation sahélienne, après avoir culminé du VII e au XVI e siècle, fut victime du contournement par le trafic maritime, de la concurrence de l’or sud-américain, de l’enclavement et peut-être aussi de la disparition de la traite esclavagiste arabo-musulmane.
Puis une dégradation continue
La bande saharo-sahélienne connut alors un déclin irrémédiable que la colonisation européenne n’a nullement interrompu, dans sa tentative, traumatisante, de modernisation forcée. La situation des nouveaux États sahéliens issus des indépendances, déjà parmi les plus pauvres de la planète, ne s’est guère améliorée.
Les pays les plus démunis, Mali, Niger, Burkina-Faso, Tchad et même le Nigéria pétrolier, se sont notamment révélés incapables d’administrer l’ensemble de leurs vastes territoires : cela a permis l’installation, dans les zones périphériques, de trafiquants divers et de groupes armés aux motivations habituelles : avidité, ambition et ressentiments variés auxquelles s’est ajoutée, avec l’affaiblissement des références traditionnelles chez les jeunes désœuvrés, une diffusion de l’idéologie salafiste-jihadiste, à partir des années 2000.
Le temps des troubles
Il y eut d’abord un débordement de la guerre civile d’Algérie des années 1990. Les derniers jihadistes de ce pays, vétérans d’Afghanistan, et qui avaient rejeté toutes les offres de réinsertion d’Alger, ont été presque tous repoussés vers le nord du Mali vers 2000. C’était le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, devenu, en 2007, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Un jihadisme local (1) allié à AQMI, largement suscité par des prédicateurs originaires du Golfe et d’Asie, a aussi pris racine, comme auparavant au Nigéria avec Boko Haram ou en Somalie avec les Chebabs. Au Mali, ces mouvements jihadistes, surinfectant des problèmes locaux, se sont alliés à des groupes séparatistes en 2012, au nord du pays d’où l’armée malienne s’était retirée en application de l’accord de paix précédent (1992) signé avec la rébellion touarègue.
En 2012, d’anciens militaires touaregs de l’armée de Kadhafi, repoussés aussi vers le Mali par la chute du « guide » libyen, sont venus relancer et encadrer les séparatistes. Il s’est formé alors un attelage improbable combinant ces ex-militaires de Libye à des féodaux touaregs de la tribu des Ifoghas et à trois groupes jihadistes (un algérien, AQMI, et deux locaux). Ce regroupement a battu l’armée malienne en 2012. Cette défaite, aux lourdes conséquences, a été facilitée d’une part par le retournement d’environ 900 anciens rebelles touaregs qui avaient été intégrés dans ladite armée par le précédent accord de paix et, d’autre part, par une mutinerie dégénérant en coup d’État et portant au pouvoir un simple capitaine à Bamako. Des bandes armées, rapidement dominées par des jihadistes et, parmi eux, par le leader touareg Iyad Ag Ghali, ont alors occupé le Septentrion malien, pendant neuf mois en 2012, menaçant de s’étendre vers le sud, jusqu’à l’intervention militaire française Serval de janvier 2013, à laquelle a succédé l’opération Barkhane depuis 2014.
Un bilan problématique
Plus de cinq ans après l’intervention de Serval, plus de trois ans après la signature d’un accord dit de paix issu d’une négociation à Alger en 2015, suivi du déploiement d’une mission de maintien de la paix des Nations-Unies appuyée par la force offensive
« Barkhane », l’insécurité s’intensifie et s’étend actuellement à de nouvelles régions, malgré « l’encombrement sécuritaire » : une armée régulière (l’armée malienne) et trois armées étrangères (la MINUSMA composée de 10 000 casques bleus, l’opération Barkhane, composée de plus de 4 000 hommes de l’armée française, et la force conjointe du G5 Sahel). De nouveaux groupes armés apparaissent régulièrement au nord et au centre du Mali, ainsi qu’au Niger et au nord du Burkina. Rien qu’au Mali, il en existe aujourd’hui, en dehors même de la nébuleuse jihadiste avec ses diverses katibas, au moins 17, sur une base tribale (diverses fractions touarègues) ou ethnique (les populations non touarègues et majoritaires : Songhaïs, Peuls, Dogons, etc.). Une telle situation justifie qu’on s’interroge sur la validité des remèdes aux si piètres résultats. À plus long terme, à quelles conditions la région pourrait-elle retrouver la paix, sa cohésion sociale, voire une relative prospérité ?
Erreurs de diagnostic ?
Le principe même de l’intervention militaire française de 2013 était de combattre les seuls jihadistes et de rechercher une « solution politique » avec les autres groupes armés. L’idée simple était que le conflit provenait d’une nième (la 4e) rébellion touarègue qu’il fallait donc traiter « politiquement », en satisfaisant si possible les doléances des « Touaregs ». Vu de Paris, ceux-ci étaient en effet considérés a priori comme un ensemble homogène et opprimé ou négligé par Bamako. Les sécessionnistes eux-mêmes se présentaient opportunément comme « laïques » et défendaient habilement une noble cause, le droit à une vénérable culture minoritaire, soi-disant opprimée. Ils prétendaient, bien à tort, représenter l’ensemble des Touaregs. Ils étaient dès lors considérés comme un groupe armé légitime, s’ils acceptaient de se dire simplement « autonomistes ». On fermait les yeux sur leur activité dans le narcotrafic et leurs accointances avec les islamistes. On s’abstenait de s’interroger sur leurs véritables motivations dans le contexte sociologique local ainsi que sur leur représentativité parmi les Touaregs. On fermait enfin les yeux sur le fait qu’un État démocratique comme le Mali était censé conserver le monopole de la force légitime ou qu’il aurait peut-être fallu l’y aider en désarmant tous les coupe-jarrets. Allant même plus loin, l’armée française s’appuyait sur certains groupes armés séparatistes « connaissant le terrain » pour combattre d’autres groupes à motivation politico-religieuse, comme Barkhane continue actuellement de faire, avec d’autres milices tribales touarègues.
On ferme alors les yeux sur l’instrumentalisation inévitable d’une force étrangère dans des conflits intercommunautaires et leurs conséquences en cascade. Quant aux groupes armés locaux à motivations religieuses et cherchant à instaurer un nouvel ordre islamique, ils étaient considérés, sans exception, comme des « terroristes », même s’ils n’avaient encore, à ce stade, pas plus que les autres, organisé des attentats, hors AQMI en Algérie.
Une analyse contestable
Il est certain que des militaires étrangers à la région ont besoin d’une situation claire et simple pour combattre un ennemi bien identifié, d’où la distinction entre des bons et des mauvais groupes armés, à défaut de les considérer tous mauvais, ce qui aurait pourtant relevé du bon sens. Mais cette analyse s’est révélée, à notre avis (2), être une incompréhension du contexte local, de la « question touarègue » en particulier et même du jihadisme malien. Le problème est que ce contresens a eu de dangereuses conséquences, comme l’expérience paraît l’avoir malheureusement démontré.
En appliquant les principes adoptés par Serval, les divers groupes jihadistes ont été chassés des grandes villes du nord du Mali depuis 2013 et se sont repliés en zone rurale où ils ont apparemment repris des forces, en gagnant un certain soutien local. Au même moment, l’armée française a offert sur un plateau la ville de Kidal aux séparatistes, pourtant marginalisés par les autres groupes, leur donnant ainsi un atout de poids dans les futures négociations. La France s’est alors opposée à l’occupation de cette ville par les autorités maliennes, une situation qui perdure, au grand dam de la souveraineté malienne. De surcroît, Bamako s’est vu imposer en 2015 la signature d’un accord avec les groupes touaregs ex-rebelles sécessionnistes et d’autres groupes armés dits « pro-Bamako », au terme d’un processus de négociation curieusement délégué par la France à l’Algérie. Bamako n’avait pas le choix, son armée ayant été vaincue, d’abord en 2012 par une coalition de jihadistes et de sécessionnistes et à nouveau en 2014 (bataille de Kidal), par les séparatistes seuls, cette fois sans secours aucun pour l’armée malienne.
Sous-estimation des facteurs de la crise
L’accord de paix d’Alger, dont l’application est devenue depuis l’alpha et l’oméga de la diplomatie française et onusienne, rencontre néanmoins une série d’obstacles qui pourraient expliquer pourquoi il est resté dans l’impasse et pourquoi les tensions n’ont cessé de monter.
Premier obstacle, le principe même d’un accord avec certains groupes armés (les premiers à s’être rebellés) pose des problèmes qui ont été sous-estimés. D’abord l’impunité de fait pour les exactions commises, ce qui a suscité, chez les adversaires de ces groupes signataires (populations civiles, autres factions touarègues, autres communautés non touarègues et majoritaires au nord du Mali), la volonté de chercher vengeance par les armes pour les crimes impunis. Ensuite le ressentiment contre le « syndicalisme de la kalachnikov ». En effet, en plus de l’impunité, les groupes signataires bénéficient déjà d’une série d’avantages matériels (salaires et emplois dans les instances de gestion de l’accord) et politiques (postes de dirigeants). Les communautés non associées à ces avantages, entre autres les Songhaïs (ethnie majoritaire au nord du Mali) et les Peuls, se sont senties frustrées et ont compris l’intérêt de prendre les armes. Cela a entraîné une tribalisation armée et une véritable prolifération des milices réclamant les mêmes avantages.
Un deuxième obstacle a été que l’accord prévoit un désarmement différé, devant être l’aboutissement final d’interminables marchandages. De surcroît, la présence des jihadistes sert aussi de prétexte à ne pas désarmer pour les autres groupes. Fin 2018, le désarmement n’a même pas commencé et personne ne prévoit de l’imposer. La conséquence ne s’est pas fait attendre : les milices touarègues, comme à l’époque précoloniale, ont suscité, par autodéfense, la création de milices tribales ou ethniques enflammant la région. Certaines se sont rapprochées des jihadistes pour se procurer des armes. D’autres individus, pour des raisons de solidarité communautaire qui pèsent souvent davantage que les distinctions occidentales « laïcs/jihadistes », se sont enrôlés dans des groupes jihadistes. Le rapport des experts indépendants de l’ONU sur le Mali d’août 2018 donne des exemples précis de connivence et de porosité entre les « groupes coopératifs » et les « terroristes » et trafiquants.
Les causes réelles de la rébellion touarègue
L’accord d’Alger repose, à notre avis, sur une incompréhension des causes réelles de la rébellion touarègue. Pour cette raison, l’accord est très difficilement applicable : premièrement, les dirigeants des groupes n’ont pas intérêt aux élections ni à perdre leurs armes.
Le statu quo leur profite, mais pas forcément aux miliciens de base qui s’impatientent et ne reçoivent encore que des miettes. L’État, quant à lui, a déjà obtenu, par l’accord, que ces groupes n’attaquent plus son armée.
Deuxièmement, la solution avancée par l’accord d’Alger repose sur l’idée qu’il faudrait répondre à un désir d’autonomie touareg (1,8 % de la population malienne, hors bellas noirs de langue tamachèque ou 3,5 % avec eux). Mais il n’existe pas d’entité touarègue unique et isolable. Les communautés touarègues sont caractérisées par une division entre tribus distinctes, en conflit entre elles, ainsi que par une très forte hiérarchie au sein de chaque tribu, selon trois castes principales : les nobles, les tributaires (appelés imghads) et les anciens esclaves (appelés bellas).
La tribu à l’origine des quatre rébellions depuis 1960 est celle des Ifoghas, nobles de la région de Kidal. Cette tribu est montée en puissance depuis 1916, à la suite des faveurs que lui avait accordées alors l’armée coloniale. Les Ifoghas avaient collaboré avec l’occupant français contre le soulèvement anticolonial de la puissante tribu touarègue des Oulliminden, anciens maîtres des Ifoghas et du Septentrion malien. Les leaders ifoghas ont, grâce à la France, acquis leur position dominante dans la région de Kidal. Mais voici que les Ifoghas, depuis 1960, et surtout depuis 1991 (instauration de la démocratie au Mali), sont confrontés à un grand défi : la remise en question de l’autorité de la noblesse par les tributaires imghads qui lui faisaient autrefois allégeance. La démocratie donne plus de poids aux imghads majoritaires et prône de surcroit l’égalité des hommes. Les imghads prenaient ainsi peu à peu le pouvoir.
Ce contexte a suscité des mouvements séparatistes ifoghas. Les imghads (tributaires), réagissant à la remontée des Ifoghas soutenus par l’armée française en 2013 (comme en 1916), ont à leur tour, en 2014, formé un mouvement armé spécifique antisécessionniste (le GATIA, Groupe d’autodéfense des imghads et alliés). D’autres notables touaregs ont créé au même moment une association pacifique, présidée par l’amenokal (chef) des Oulliminden, pour réaffirmer leur loyauté vis-à-vis de Bamako.
D’un côté, l’armée française (Serval) appuyait le mouvement armé ifoghas séparatiste, le MNLA, Mouvement national de libération de l’Azawad (et lui confiait la ville de Kidal), comme au bon vieux temps des guerres coloniales, de l’autre Bamako soutenait le principal adversaire du MNLA, le GATIA, antiséparatiste, dont le chef touareg imghad, Ag Gamou, était également général de l’armée malienne !
Les dangers d’une décentralisation poussée
L’idée fondant l’accord d’Alger de renforcer l’autonomie du Nord-Mali découpé en cinq régions est également de nature à aggraver les difficultés. En effet, la zone que les séparatistes désignent, sans référence historique, sous le nom d’Azawad (le Septentrion malien) ne pourrait pas être dirigée par les groupes touaregs signataires de l’accord d’Alger, simplement parce que ce sont d’autres ethnies qui sont majoritaires sur place (principalement les Songhaïs). Enfin, la solution ne peut pas se trouver dans un recul de l’État malien au nord du pays, car c’est précisément l’absence de son autorité sur place qui a permis aux groupes armés et aux trafiquants d’y naître et d’y prospérer.
L’accord d’Alger va jusqu’à prévoir d’organiser une élection directe au suffrage universel des présidents des régions du Nord (et non une élection au suffrage indirect, par le conseil régional, qui permettrait des compromis entre les différentes communautés). Une telle élection présente un double danger d’affrontement intercommunautaire et d’éclatement du Mali, déjà un État très fragile. C’est un risque suicidaire pour Bamako. Les Ifoghas ne veulent pas non plus d’élection. Ils ont déjà refusé les élections municipales de 2016. Pour eux, le contrôle de Kidal est non négociable et une élection les mettrait sous la dépendance de leurs vassaux imghads. Ils préfèrent de loin le statu quo des actuelles « autorités intérimaires » négocié avec eux.
Comment sortir de l’impasse ?
Ce sera évidemment très difficile. La solution ne peut plus être la dénonciation pure et simple de l’accord d’Alger, qui relancerait la rébellion des Ifoghas, ni les injonctions d’appliquer l’accord, sous menace de sanctions, comme on l’observe actuellement. Les menaces ne peuvent qu’être contreproductives à l’égard de Bamako. Les groupes armés signataires sont d’ailleurs bien plus heureux des lenteurs de l’application de l’accord que les capitales occidentales car, dans les zones qu’ils contrôlent, ils ont fait voter massivement pour la reconduction du Président sortant, lors de l’élection présidentielle de l’été 2018.
On ne peut refaire l’histoire et l’occasion a été manquée par la France, en 2013, de neutraliser ou désarmer tous les groupes armés pour faire respecter le monopole de la force par un État démocratique. Il aurait alors fallu aussi traiter les doléances spécifiques des Ifoghas ainsi que les droits du « tiers état », c’est-à-dire des imghads et des anciens esclaves bellas. Les Ifoghas ne sont plus ceux qui protègent, exploitent et font vivre les imghads et les bellas. La bonne question était et demeure : comment préserver les privilèges de la chefferie des Ifoghas dans un système démocratique et égalitaire ? Il serait peut-être possible de s’inspirer de l’exemple réussi du Ghana qui a conservé un certain pouvoir local aux notables de l’ancienne monarchie ashanti.
La radicalisation du leader le plus influent
Mais le plus grave est le désarroi devant l’extension du jihadisme. Il aurait fallu pouvoir traiter à temps le cas spécifique du charismatique Iyad Ag Ghali, désormais un chef terroriste aux mains bien trempées dans le sang. Il ne paraît plus récupérable et trop intimement lié à Al-Qaïda. Il a su réunir sous son autorité, depuis 2017, l’essentiel de la nébuleuse jihadiste. L’idée naïve de l’accord d’Alger qui était de l’exclure pour l’isoler a complètement échoué. Il reste de surcroît très influent sur l’un des groupes signataires (le HCUA, Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad, mono-ethnique ifoghas).
Iyad était, depuis les années 1990, le leader le plus puissant du Nord-Mali et il était bien risqué de l’ignorer en 2015. Tous les diplomates présents à Bamako avant 2012 connaissaient son autorité locale et certains le fréquentaient. Les autorités maliennes ont constamment négocié avec lui avant sa nouvelle rébellion qui date de 2012, et son orientation vers le terrorisme, spécialement depuis 2015. Rappelons aussi qu’en 2012, lorsque Bamako avait perdu le nord du pays, la zone que Iyad contrôlait de près (la région de Kidal) était la seule où la charia stricte, avec ses châtiments corporels barbares, n’a pas été appliquée. Iyad a une quadruple légitimité : membre de l’aristocratie guerrière ifoghas, prestige et charisme d’ancien leader de la rébellion de 1991, grosse fortune acquise dans le narcotrafic et les négociations de libération d’otages et enfin chef spirituel local de la secte islamiste Dawaa’ Tabligh, ayant été converti par des prêcheurs pakistanais venus à Kidal vers 2000. Mais il a rencontré la rivalité des militaires libyens ifoghas et idnanes (tribu touarègue alliée) et de l’aménokal (chef) des Ifoghas, qu’il n’a pu dominer pour diriger le MNLA. C’est pourquoi il a fondé son propre mouvement (Ansar Dine), tout en s’appuyant sur les jihadistes algériens d’AQMI. Ces derniers avaient aussi intérêt à utiliser le prestige et les réseaux d’Iyad.
L’ambition d’Iyad était simple à définir mais plus difficile à réaliser : dominer politiquement le fief de Kidal et y introduire une charia à négocier, selon l’exemple du Nord-Nigéria. L’ancien Président Touré du Mali, renversé par une mutinerie et un coup d’État en 2012, était alors prêt à négocier un tel arrangement favorable à Iyad pour la région de Kidal.
La menace est double, l’éclatement territorial avec le séparatisme des Ifoghas, au minimum sur Kidal, avec un conflit vis-à-vis des imghads et des Songhaïs et Peuls, d’une part, et l’extension du jihadisme, d’autre part. Une désescalade pourrait être poursuivie avec les Ifoghas, mais il faudrait leur faire admettre de baisser progressivement leurs ambitions et de partager le pouvoir avec la majorité imghad et bella à Kidal et des autres communautés ailleurs. Il s’agirait de tractations parallèles à celles prévues par l’accord d’Alger.
Les limites de la force
Remplacer, si possible, Barkhane par la force conjointe du G5 Sahel n’est nullement la panacée, même si cela allégerait la dépense publique française (Barkhane coûte plus de 600 millions d’euros par an).
La première limitation de l’emploi de la force est simple : les territoires « libérés » ne sont pas plus qu’auparavant, et même moins, administrés par l’autorité malienne légitime : ni élus, ni sous-préfet, ni gendarme ou policier, ni juge, ni instituteur, etc. C’est le Far West, mais sans shérif. Les jihadistes peuvent donc revenir et ne font que se déplacer momentanément. La deuxième cause d’échec militaire provient du fait que les jihadistes, au Mali comme en Somalie, ont développé une capacité d’administrer partiellement le territoire et d’apporter certaines solutions aux problèmes locaux. Ils sont souvent une alternative préférée par les populations au vide de toute autorité ou parfois à la présence de fonctionnaires incompétents ou corrompus.
Par exemple, les jihadistes ont cherché à résoudre les conflits traditionnels d’usage des ressources naturelles. Au nord-est du Mali (région de Ménaka), la tribu touareg des Daoussaks imposait des paiements aux Peuls Tolebe pour l’accès aux pâturages. Les jihadistes ont cherché à imposer un accès plus égalitaire. De même, leur approche s’oppose à la stratification sociale en castes, ce qui favorise les « cadets sociaux » et les groupes discriminés, qui sont donc tentés de les rejoindre.
L’extension des troubles
Au centre du Mali, un autre conflit oppose traditionnellement les Peuls semi-nomades aux agriculteurs bambaras et dogons. La concurrence ancienne pour l’eau et les terres a été exacerbée par l’accroissement très rapide de la population, les changements climatiques, le recul de l’État, la prolifération des armes et enfin la diffusion des jihadistes. Ces derniers ont apporté des réponses au différend opposant les agriculteurs et les pasteurs. Les premiers accusent les éleveurs de détruire leurs cultures avec leur bétail. Les pasteurs se plaignent que les agriculteurs empiètent sur leurs pâturages. L’échec du règlement pacifique de ces requêtes provient de l’effacement des autorités traditionnelles, représentant l’ancienne aristocratie locale, au profit du système judiciaire légal. Mais ce dernier fonctionne très mal et les juges sont souvent accusés de donner raison au plus offrant. Les jihadistes ont là encore supprimé les frais d’accès aux pâturages et ouvert des couloirs pour le passage du bétail. Ces mesures jihadistes bénéficient de manière disproportionnée aux Peuls et sont donc interprétées par les populations sédentaires comme une preuve de collaboration de « tous les Peuls » avec les jihadistes. S’ajoute à cela le souvenir des deux jihads du XIXe siècle créant localement le royaume peul théocratique du Macina (de rite malékite et de confrérie qadiriya), puis l’Empire peul toucouleur d’Omar Tall (de confrérie tidjaniya), donc non salafistes, mais où les Bambaras et Dogons, alors non musulmans, avaient été victimes chaque fois d’exactions par les Peuls, premiers à être islamisés.
Des actions militaires ne peuvent être la réponse appropriée et unique à ce type de problème et risquent même de jeter de l’huile sur le feu.
Les liaisons dangereuses de Barkhane
À cet égard, Barkhane se garde d’intervenir dans la région du Centre. Mais des risques d’instrumentalisation par les milices locales sont importants aussi au nord. La coopération actuelle entre Barkhane et des milices touarègues a été dénoncée par une récente étude très documentée (3). Encore récemment, le général commandant Barkhane déclarait pourtant que la coopération de l’armée française avec certaines milices communautaires était « un choix mûri et assumé (4) », prenant ainsi le contrepied des recommandations de l’étude précitée demandant instamment que les acteurs du contre-terrorisme « s’abstiennent de soutenir des milices alignées sur des groupes ethniques ». L’argument contraire de Barkhane est cependant qu’il faut que la peur change de camp et que la fin justifierait les moyens.
Barkhane coopère ainsi avec deux milices touarègues, le GATIA (Groupe d’autodéfense imghad et alliés) et le MSA (Mouvement de salut de l’Azawad), issu d’une scission du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) et formé par des Daoussak en 2016.
Cela a pour effet de légitimer ces milices ethniques. Or le MSA est engagé, depuis sa création en 2016, dans une confrontation au profit des Daoussaks pour les pâturages avec les Peuls Tolebe. De nombreux compétiteurs tolebe sont tués désormais au nom du contreterrorisme et les survivants, par un réflexe de solidarité communautaire et pour se défendre, tendent à rejoindre les groupes jihadistes, augmentant finalement leurs effectifs.
Barkhane risque peut-être à la fois d’être instrumentalisé dans des conflits intercommunautaires et d’attiser le jihadisme.
Les trois avenirs du Sahel
Trois évolutions sont possibles : une dégradation, si les menaces déjà visibles ne sont pas conjurées : démographie incontrôlée, faillite de l’éducation nationale, déception et désintérêt populaires vis-à-vis du régime démocratique, rejet des ingérences occidentales et orientation arabo-islamique, tribalisation armée et ethnicisation d’une partie de la vie politique, abandon de postes par les forces de sécurité et les fonctionnaires craignant pour leur vie, remplacement de la justice républicaine par la charia, populations abandonnées et espérant se placer sous la protection des groupes armés, risques de partition territoriale… Dans les cas extrêmes, comme on l’a vu en Somalie, les conflits internes disloqueraient l’État ou bien des fondamentalistes imposeraient un nouvel ordre rétrograde et contraire aux valeurs auxquelles sont attachées les démocraties occidentales et les élites locales actuelles.
Un deuxième scénario « moyen », assez probable, est le prolongement des tendances présentes avec des changements marginaux. Les discussions sur l’accord d’Alger se prolongent indéfiniment au Mali. Les autorités intérimaires représentant les groupes armés se maintiennent en repoussant toute élection libre au nord. Il n’y a ni désarmement véritable ni force mixte des trois catégories de signataires de l’accord d’Alger. Les groupes armés se multiplient, le jihadisme s’enracine et la dégradation sécuritaire fait tache d’huile dans la région.
La troisième possibilité serait la sortie de crise, voire un certain décollage pour les pays en paix (Sénégal). Les groupes signataires de l’accord d’Alger se désarment et sont en partie intégrés dans l’armée et l’administration, mais au risque de fragiliser ces dernières. Les jihadistes sont plus ou moins contenus. La régionalisation évite la partition.
Les germes de changement véritable seraient la maîtrise de la natalité, une reconstruction du système éducatif avec une aide extérieure accrue, un renforcement de la fiscalité et des institutions régaliennes (armée, police et justice) et de leur présence sur l’ensemble du territoire. Cela supposerait une réorientation des priorités, voire un changement de paradigme des bailleurs de fonds qui soutiennent actuellement très peu les fonctions régaliennes des États fragiles. Ainsi, les forces de sécurité maliennes ne sont que 16 000 personnes, ce qui est insuffisant pour sécuriser un pays deux fois grand comme la France. À titre de comparaison, l’armée algérienne compte 512 000 hommes. Le Mali serait aussi le pays ayant le plus petit nombre de policiers au monde, avec un ratio de 38 policiers pour 100 000 habitants (le ratio jugé nécessaire est de 250 policiers pour 100 000 habitants). Un vaste pays fragile et menacé comme le Niger n’a qu’un budget de défense de 72 millions de dollars (en 2014), comparé à 5,3 milliards pour l’Algérie. Quant au système judiciaire, il serait entièrement à reconstruire, ce qui paraît incontournable. Il serait enfin nécessaire de créer des incitations fortes pour que les fonctionnaires locaux choisissent d’être affectés dans les zones fragiles et marginalisées. La ligne actuelle, rappelant quelque peu l’Afghanistan, « faire converger l’action militaire et le développement », semble bien insuffisante. Elle ne répond pas, à notre avis, à ces priorités plus précises.
NICOLAS NORMAND